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Carte de séjour « passeport talent » et la possibilité de changer d’emploi. Par Abdoul Bah, Juriste.
Parution : vendredi 29 janvier 2021
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En vertu des dispositions régissant la carte de séjour portant la mention « passeport talent - salarié qualifié/entreprise innovante », le titulaire est tenu d’exercer l’emploi ayant justifié la délivrance de ladite carte et n’est autorisé à changer d’employeur qu’à l’issue des 2 premières années de validité de son titre de séjour.

Cependant, concrètement, l’heure n’est pas encore à une application harmonisée de ces dispositions : certaines préfectures n’admettent le changement d’employeur au cours des 2 premières années que pour un motif spécifique, alors que d’autres l’admettent peu importe le motif.

Autant cette absence d’harmonisation nourrit davantage d’interrogations chez les titulaires de cette catégorie de titre de séjour, autant elle ne devrait pas être du moins un obstacle insurmontable à la possibilité d’envisager le changement d’employeur dans certaines conditions.

Créée par l’importante loi n°2016-274 du 7 mars 2016, la carte de séjour « passeport talent - salarié qualifié/entreprise innovante » est une avancée majeure en droit des étrangers. C’est l’un des fruits d’une certaine politique d’attractivité et d’ouverture de la France aux mobilités d’excellence, dont l’un des objectifs est de faciliter les démarches administratives de certains étrangers, en raison de leur situation et de l’importance de l’intérêt qu’ils représentent.

En effet, elle s’adresse particulièrement à ceux qui d’une part, ont un haut niveau d’études et sont investis dans une démarche de développement économique et d’innovation au bénéfice de la France, et sont désireux de s’y installer de manière durable et stable.

Il convient de manière globale de retenir que la délivrance et le maintien de cette carte de séjour sont soumis au respect d’un ensemble de conditions et d’exigences, même si la particularité de certaines situations est de nature à mettre à disposition une autre alternative permettant de changer d’employeur.

1. Conditions d’admission à la carte de séjour « passeport talent - salarié qualifié/entreprise innovante ».

Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L313-20, R313-42 et R313-45 du CESEDA [1] un ensemble de conditions à remplir pour prétendre au bénéfice de cette catégorie de titre de séjour :
- Avoir obtenu un diplôme équivalent au grade de master dans un établissement d’enseignement supérieur habilité au niveau national ;
- Présenter un contrat de travail d’une durée supérieure à 3 mois avec un employeur établi en France ;
- Justifier d’une rémunération annuelle brute au moins égale à deux fois le SMIC (soit un montant annuel au moins égal à 37 309,92 euros en 2021)
 [2].

Dès lors que ces conditions sont remplies, l’administration est tenue de délivrer la carte de séjour sollicitée selon le juge administratif [3].

En outre, c’est une carte de séjour pluriannuelle d’une durée de validité de 4 ans en principe.

Toutefois, cette durée peut être identique à celle du contrat de travail présenté dans la limite des 4 ans.

Cette limitation de la durée de validité de la carte de séjour à la durée du contrat interroge d’un point de vue légalité en ce sens que la carte de séjour « passeport talent » ne figure pas parmi les exceptions prévues à l’article L313-18 du CESEDA (catégories de titres de séjour dont la durée de validité déroge au principe des 4 ans).

2. Principe de limitation à l’emploi pour lequel la carte de séjour « passeport talent » a été délivrée.

A titre préliminaire et comparatif, convient-il de souligner que le régime ci-après relatif au changement d’employeur applicable à la carte de séjour « passeport talent » est fondamentalement identique à celui applicable la carte de de séjour portant la mention « salarié » [4].

Il ressort des dispositions de l’article R5221-3 2° du Code du travail que le titulaire de la carte de séjour « passeport talent » n’est autorisé à changer son emploi initial qu’au terme de la deuxième année de validité de son titre de séjour [5].

Ainsi, certaines préfectures appliquent de manière rigoureuse ces dispositions, en ce qu’elles considèrent impossible tout changement d’employeur dans les 2 premières années de validité du titre de séjour, sauf en cas de perte involontaire de l’emploi.

En effet, l’article 4311-14 du CESEDA prévoit des situations pouvant entraîner ou pas le retrait d’une carte de séjour pluriannuelle portant notamment la mention « passeport-talent », parmi lesquelles figurent :
- La possibilité de retirer le titre de séjour lorsque le titulaire cesse de remplir l’une des conditions exigées pour sa délivrance ;
- L’impossibilité de retrait du titre de séjour de l’étranger au motif qu’il a perdu son emploi de manière involontaire (licenciement ou rupture conventionnelle).

Il ressort donc aucunement de ces dispositions une possibilité de retrait du titre de séjour au motif pris d’un changement d’employeur avant le terme légalement requis.

Néanmoins, dans l’hypothèse d’une perte volontaire (démission par exemple) de l’emploi sans un emploi de substitution, le titre de séjour peut lui être retiré ou ne pas être renouvelé, une conséquence qui découle du fait que le titulaire ne remplit plus toutes les conditions exigées pour la délivrance de la carte de séjour « passeport talent ».

Dans ces conditions, le retrait peut intervenir suite à un contrôle effectué par l’administration. En effet, l’administration peut procéder régulièrement à des vérifications pour s’assurer du maintien du droit au titre de séjour « passeport talent » du titulaire à la suite desquelles, s’il a cessé de remplir l’une des conditions sa délivrance, il pourrait perdre ledit titre [6].

Faut-il rappeler qu’en cas de changement de situation du titulaire (une perte d’emploi en l’occurrence), ce dernier doit informer l’administration de sa nouvelle situation ; s’il ne fait pas, elle dispose d’autres possibilités d’être informée, c’est notamment par le biais de l’employeur qui signalerait par exemple un licenciement [7].

En tout état de cause, il a été jugé que lorsqu’à la date de la décision en litige le titulaire n’est pas privé d’emploi (dans l’hypothèse d’un changement d’emploi), le retrait ne serait pas justifié [8].

Par ailleurs, il sied de faire remarquer que, ce principe de limitation à l’emploi ayant justifié la délivrance de la carte de séjour « passeport talent », semble contraire au droit de l’Union Européenne qui ne prévoit de limitation que pour une profession spécifique [9].

3. Sur la possibilité de déposer une nouvelle demande consécutive au changement d’employeur en tant qu’elle ne s’oppose au principe de la limitation.

Procéder à une nouvelle demande de carte de séjour « passeport talent » à l’occasion d’un changement d’employeur avant le terme requis - une démarche d’ailleurs autorisée concernant une carte de séjour portant la mention « salarié » -, n’est pas contraire aux dispositions ci-dessous exposées, même si cela n’est pas sans risque sur la continuité du droit au titre de séjour de l’intéressé [10].

En effet, comme énoncé supra, certaines préfectures continuent de considérer le changement d’employeur possible qu’en cas de perte involontaire d’emploi.

Ainsi, pour prévenir d’éventuelles difficultés à cet effet, il est possible d’engager une nouvelle procédure de changement de statut avec le nouvel employeur.

Toutefois, convient-il d’attirer l’attention sur le fait que la nouvelle demande nécessitera - comme une première demande - un délai d’examen.

En d’autres termes, l’intéressé, à l’occasion du dépôt de ladite demande, se verra délivrer un récépissé de première demande n’autorisant pas à travailler (à la différence donc d’une demande de renouvellement de titre de séjour), une situation qui suspendrait son droit d’exercer son nouvel emploi.

Ainsi, il se retrouve dans une obligation d’attendre la délivrance de son titre de séjour qui l’autorise à travailler pour reprendre son emploi, ce qui pourrait pénaliser son nouvel employeur.

Sachant parfois les réticences des employeurs face à des cas qui nécessitent des démarches administratives qui leur semblent lourdes, force est de reconnaître qu’ils vont, en matière de recrutement, plutôt privilégier les profils de candidats non concernés ou qui le sont moins par de telles procédures.

De plus, comme il s’agit d’une nouvelle demande, il va de soi qu’en cas de réponse favorable, il lui sera délivré un nouveau titre de séjour comportant une nouvelle période de validité. Partant, le compteur des 2 ans est remis à zéro relativement à un autre projet de changement d’employeur.

En conclusion, en l’absence d’une pratique commune aux préfectures en la matière, il serait plus précautionneux en amont de s’imprégner sur la réalité qui prévaut, de manière générale, à la préfecture concernée avant d’envisager prématurément un changement d’employeur.

Juriste

[1Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

[2Il est utile de préciser à cet égard que le juge procède généralement à un contrôle strict du respect de cette condition de ressources (CAA Marseille, 16 oct. 2018, n°17MA04742).

[3TA Cergy-Pontoise, 22 janv. 2019, n o 1808224.

[4V. art. R5221-3 8° Code du travail.

[5Art. R5221-3 2° Code du travail.

[6Art. L313-5-1 CESEDA.

[7CAA Versailles, 14/10/2020, 19VE03382.

[8Ibid.

[9Art. 11 (c) Directive dite « permis unique » n°2011/98/UE du 13 décembre 2011.

[10V. pages 70 et s. du Guide de la réglementation du séjour et du travail des étrangers en France.

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