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Droits fondamentaux, réforme des cultes et lutte contre les « séparatismes ». Par Anne Demetz, Avocate.
Parution : mardi 2 février 2021
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Lutte contre les « séparatismes » ou lutte contre la Séparation ?
Le titre II du Projet de loi n° 3649 « Confortant le respect des Principes de la République », initialement nommé « contre les séparatismes » (ci-après appelé « le Projet »), renforce les contraintes et les sanctions pénales sur toutes les formes d’exercice du culte, y compris celle procédant de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. Cette réforme était déjà « dans les cartons » du Gouvernement depuis plus de deux ans, au motif de mieux encadrer le culte musulman. Le Projet, dont l’objet est sensiblement plus large, est l’occasion de l’en faire sortir...

Auparavant elle avait suscité la crainte des responsables religieux d’un durcissement des règles pour tous les cultes aux dépends de la liberté de religion et provoqué l’hostilité de certaines loges et plus généralement de celles et ceux qui ne souhaitent pas voir les principes de la loi de 1905 être remis en cause.

Au crédit du Projet, il faut mettre l’étude d’impact (EI) développée (403 pages annexées au Projet) qui en détaille les motifs, explique les dispositifs retenus et apporte un certain nombre de précisions factuelles intéressantes (notamment sur l’histoire des différents régimes cultuels coexistant en France).

Cependant il va être soumis aux votes du Parlement, parmi de nombreux autres projets, en procédure accélérée et sous état d’urgence sanitaire (EUS). Dans un contexte où l’exercice des libertés est déjà altéré, de même que les conditions des débats parlementaires. Or, le titre II, concerne à lui seul, un ensemble de règles dont la cohérence est particulièrement importante au regard du respect des libertés de conscience, d’association et de réunion, protégées tant pas la Constitution que par la Convention européenne de sauvegarde des droits et des libertés fondamentales (CESDHLF) du 4 novembre 1950 (entrée en vigueur le 3 septembre 1953, ratifiée par la France le 3 mai 1974).

Ce titre mériterait donc de faire l’objet d’un projet de loi qui lui soit uniquement consacré, qui puisse être examiné hors EUS.

D’autant que le but général de lutte contre les « séparatismes », légitime par lui-même au regard de la CESDHLF, pourrait touchant à la défense de la sécurité nationale, ne pas être jugé comme tel, par la Cour de Strasbourg, pour restreindre les libertés de l’ensemble des cultes.

Le titre II mériterait aussi un contrôle a priori de conventionnalité approfondi pour assurer au mieux un juste équilibre entre les nécessités relatives à l’ordre public et les droits fondamentaux, des croyant.e.s et des non croyant.e.s.

La recherche de cet équilibre est le propos explicite de loi de 1905 et de l’article 9 CESDHLF qui consacrent la neutralité et l’impartialité de l’État dans son rôle d’« organisateur des diverses convictions et religions dans une société démocratique ».

Elle est essentielle, pour permettre, au nom d’un légitime souci d’équité, qui devrait être le but premier d’une réforme du droit des cultes, que la loi de 1905, redevienne le droit commun des cultes.

Sans cette recherche le titre II du Projet pourrait ne pas atteindre son objectif déclaré de garantir le libre exercice des cultes et la lutte contre les « séparatismes » se retourner contre la « séparation des Eglises et de l’Etat ». Etant observé qu’en l’état, il porte atteinte aux principes essentiels de la loi de 1905, que sont le non-subventionnement des cultes (art. 2), la non-ingérence dans les règles d’organisation générale du culte (art. 4) et l’exclusivité de l’objet cultuel (art. 18 et 19). Ces principes assurant, dans l’ordre juridique interne français, la conformité du droit des cultes aux exigences de la Convention européenne.

- Première partie : réforme du droit des cultes et lutte contre les « séparatismes ».

L’avis n° 401549 du Conseil d’Etat relatif au projet de loi n° 3649 et surtout son étude d’impact visent certaines dispositions des instruments de protection des droits fondamentaux qui obligent la France et des jurisprudences en rapport.

Cependant, ces références, pour la très grande majorité d’entre elles, ne concernent que le titre I du Projet « Garantir le respect des principes républicains ».

Ce constat, qui peut être révélateur du caractère non abouti de la réforme du droit des cultes, prévue au titre II, conduit à s’interroger sur l’objectif général de lutte contre le séparatisme (I) et sur son adéquation, comme cadre d’une réforme du droit des cultes (II).

I - L’objectif général du projet de loi.

S’agissant des libertés de conviction et d’association (article 9 et 11 CESDHLF), comprises dans la catégorie des droits civils et politiques, leur protection implique avant tout des Etats qu’ils s’abstiennent d’y porter atteinte, sauf restrictions, qui « prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » et uniquement pour la liberté d’association à la sécurité nationale (alinéas 2 des articles précités).

Pour être légitime l’objectif général de lutte contre le séparatisme doit donc répondre à ces critères.

A - Un objectif légitime hors reforme du droit des cultes.

§ 1 - La lutte contre les « séparatismes ».

Avant sa publication le projet de loi confortant le respect des principes de la République, a été annoncé comme visant à lutter contre l’islam radical et les « séparatismes ».

L’exposé des motifs définit le terme de « séparatisme » de la sorte (p. 3) :

« Un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste. Il est la manifestation d’un projet politique conscient, théorisé, politico-religieux, dont l’ambition est de faire prévaloir des normes religieuses sur la loi commune que nous nous sommes librement donnée. (…) ».

La lutte contre les « séparatismes », entendu comme la nécessité dans une société démocratique de faire prévaloir la loi commune que se donne un peuple, pourvu qu’elle soit compatible avec les droits fondamentaux, sur la revendication de normes particulières par un groupe, contraire à ces droits, est en lui-même un but légitime au regard des conventions internationales de protection des droits fondamentaux.

§ 2 - Eléments de contexte récents.

Le projet de loi n° 3649 du 9 décembre 2020 ait été déposé après qu’un professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, ait été tué et décapité, par arme blanche, le 16 octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine (78) par un citoyen russe, âgé de 18 ans.

Dix jours plus tôt, Samuel Paty avait montré lors d’un cours d’enseignement moral et civique sur la liberté d’expression, deux caricatures de Mahomet issues de Charlie Hebdo. Un parent d’élève et un militant islamiste radical ont publié sur divers réseaux sociaux, les jours suivants, des vidéos, donnant le nom du professeur et l’adresse de l’établissement. Largement diffusées, elles ont suscité de nombreux messages haineux à l’encontre Samuel Paty, avant l’attentat. Puis le jeudi 29 octobre 2020, trois personnes ont été tuées, au couteau à la basilique Notre-Dame-de-l‘Assomption de Nice par un citoyen tunisien âgé de 21 ans. Le 13 novembre 2020 ont été retrouvés dans son téléphone, une photo du tueur islamiste de Samuel Paty, un message audio qualifiant la France de « pays de mécréants » et des photos relatives au groupe terroriste Etat Islamique.

Ces attentats ont provoqué, à juste titre, de nombreuses réactions d’indignation dans l’opinion publique. Le journal Sud-ouest a rappelé que les trois victimes décédées dans l’attaque de Nice sont, depuis janvier 2015, les 261e, 262e et 263e victimes tuées dans un attentat islamiste sur le sol français ?

Enfin, et sans rapport avec les attentats, un sondage publié le 05 novembre 2020 a posé la question suivante aux croyants : « les normes et règles édictées par leur religion sont-elles plus importantes que celles de la République ? » Or, pour les musulmans sondés

« 37% ne sont « pas du tout d’accord » avec le fait de placer « la loi islamique » avant celle de la République, 38% partagent au contraire ce point de vue… Une proportion qui atteint même 57% chez les 18 à 24 ans, en hausse de 10 points par rapport à 2016 ».

Une étude plus poussée du sondage serait intéressante pour déterminer la position de cette frange de population, en termes d’accès effectif aux droits constitutionnels à l’éducation, à la santé, au logement, à un niveau de vie suffisant.

§ 3 - Fondements textuels (non exhaustifs).

a) Droit interne : la Constitution du 4 octobre 1958.

Article 1er : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

Article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret. Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques ».

Dans une décision (n° 004-505), du 19 novembre 2004, sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, le Conseil constitutionnel, affirme que les dispositions des articles 1 et 3 de la Constitution de 1958 « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » et « s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs a quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance » (cité dans PL, note 17 p. 13 - Exposé des motifs).

b) Droit international des droits fondamentaux.

Il s’agit, notamment des dispositions de la Déclaration universelle des droits fondamentaux (DUDH) du 10 décembre 1948, et de la CESDHLF qui ont permis d’affirmer les principes suivants :
- L’indivisibilité des droits fondamentaux selon lequel ces droits sont interdépendants et d’égale importance et qu’aucun d’eux ne peut prospérer contre les autres ;
- La prééminence du droit dans une société démocratique, elle-même socle des droits et libertés fondamentales (préambule de la CESDHLF), laquelle signifie que tous les êtres humains sont égaux devant la loi, en droits comme en devoirs. Elle implique le respect du principe de légalité, l’existence de contrôles juridictionnels, la séparation des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux ;
- Le principe de non-discrimination dans l’exercice des droits et libertés fondamentales.

La DUDH.
- Article 29 « (1). L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. (2). Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. (3). Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies » ;
- Article 30 : « Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés ».

La CESDHLF.
- Article 17 « Interdiction de l’abus de droit ».
« Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention » ;
- Article 14 « Interdiction de discrimination ». « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

§ 2 - Jurisprudence de la Cour européenne.

a) Arrêts Refah Partisi (Parti de la Prospérité) c. Turquie (cité dans l’EI, p. 161 PL).

L’article 17 est lié à la notion de « démocratie apte à se défendre ».

Son but général est d’empêcher que des groupements totalitaires ou extrémistes puissent exploiter en leur faveur les principes posés par la Convention. Cela vaut aussi pour les Etats parties.

Mais il ne peut s’appliquer qu’en combinaison avec les clauses normatives de la Convention et sa portée est négative.

Il a pour effet de faire échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir en saisissant la Cour. L’article 17 emporte l’exclusion et la déchéance de la protection de la Convention : un acte ou une activité visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention est exclu de la protection de la disposition matérielle pertinente de la Convention.

Les arrêts Refah Partisi donnent une illustration de l’usage de l’article 17 par la Cour, en l’espèce, il sert comme aide à l’interprétation (il a suffi à la Cour de juger que la dissolution du Parti de la Prospérité est conforme aux restrictions au droit à la liberté d’association prévu par l’article 11 al. 2).

Tout en précisant le principe de prééminence du droit et la notion de « société démocratique ».

Arrêt du 31 juillet 2001 (Requêtes nos 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98).
Sur le caractère nécessaire de l’ingérence, dans une société démocratique, la Cour rappelle les principes généraux suivants.

« 1. La Convention européenne des Droits de l’Homme doit se comprendre et s’interpréter comme un tout. Les droits de l’homme constituent un système intégré visant à protéger la dignité de l’être humain ; la démocratie et la prééminence du droit (rule of law) tiennent à cet égard un rôle clé.
La démocratie suppose de donner un rôle au peuple. Seules peuvent être investies des pouvoirs et de l’autorité de l’Etat des institutions créées par et pour le peuple ; les lois doivent être interprétées et appliquées par un pouvoir judiciaire indépendant. Il n’y a pas de démocratie lorsque la population d’un Etat, même majoritairement, renonce à ses pouvoirs législatif et judiciaire au profit d’une entité qui n’est pas responsable devant le peuple qu’elle gouverne, que cette entité soit laïque ou religieuse.

La prééminence du droit signifie que tous les êtres humains sont égaux devant la loi, en droits comme en devoirs. Toutefois, la loi doit tenir compte des différences, étant entendu qu’il s’agit de distinctions entre les personnes et les situations qui ont une justification objective et raisonnable, visent un but légitime, sont proportionnées et conformes aux principes qui règnent normalement dans les sociétés démocratiques ».

Arrêt du 13 février 2003 [Grande Chambre], (Requêtes nos 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98).

Dans le commentaire exhaustif que Michel Levinet fait de cet arrêt, il écrit ;

« Principe fondamental de la Convention, la prééminence du droit « ne règne pas… lorsque des systèmes juridiques entièrement différents sont créés » pour des groupes de personnes qui « représentent des sexes différents ou des convictions politiques et/ou religieuses différentes » (§ 42). (…) L’arrêt de la Grande Chambre endosse ici (§ 119) les conclusions sans appel du paragraphe 70 du premier arrêt, condamnant un dispositif aussi systématique qui « catégoriserait » les particuliers selon leurs croyances religieuses « et leur reconnaîtrait des droits et libertés non pas en tant qu’individus, mais en fonction de leur appartenance à un mouvement religieux ».

Pour le gardien suprême de la CEDH, en effet, ce dispositif comporte deux vices majeurs : d’une part, il « supprime le rôle de l’Etat en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l’exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique », dans la mesure où « il obligerait les individus à obéir, non pas à des règles établies par l’État » à ce titre « mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée » ; d’autre part, en proposant « une différence de traitement entre les justiciables dans tous les domaines du droit public et privé selon leur religion ou leur conviction », il « n’a aucune justification au regard de la Convention, et notamment... de son article 14, qui prohibe les discriminations » (…) Pleinement consciente de « l’importance du respect du principe de laïcité en Turquie pour la survie du régime démocratique » (§125), la Cour EDH reprend à son compte, et le constat de « l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie » établi par l’arrêt du 31 juillet 2001, et la formulation, plutôt définitive, retenue en son paragraphe 72 - laquelle figure en exergue de la présente étude - : « Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia » (§ 123).

b) Arrêt Molla Sali c. Grèce.

L’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante. Il ne peut être activé qu’en cas d’applicabilité de l’article protégeant le droit substantiel. De jurisprudence constante, la Cour doit déterminer si le fait de traiter différemment des personnes se trouvant dans une situation semblable poursuit un but légitime, notion largement entendue puisque l’article 14 n’en dresse pas la liste ; dans l’affirmative, elle doit vérifier s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

Arrêt (au fond) du 19 décembre 2018 [Grande Chambre ], (Requête no 20452/14).

Dans cet arrêt la Cour a admis qu’un Etat puisse créer : « un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers ». A condition de « veiller que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire ».

Tout en précisant :

« que la liberté de religion n’astreint pas les Etats contractants à créer un tel statut (§, 155) (…). Par ailleurs, le fait de refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification (§ 157). Enfin, la Cour relève que la Grèce est le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté. Cela est d’autant plus problématique que dans le cas d’espèce cette application a provoqué une situation préjudiciable pour les droits individuels d’une veuve qui avait hérité de son mari selon les règles de droit civil, mais qui s’est par la suite trouvée dans une situation juridique que ni elle ni son mari n’avaient voulus » (§ 158.).

Cet arrêt pourrait sembler contredire la jurisprudence de l’arrêt Refah Partisi.

Toutefois ;

« (…) lorsque la Cour examine la conformité d’une mesure nationale avec l’article 9 § 2 de la Convention, elle doit tenir compte du contexte historique et des particularités de la religion en cause, que celles-ci se situent sur le plan dogmatique, rituel, organisationnel ou autre (Miroļubovs et autres c. Lettonie, §§ 8-16) ».

A cet égard, il est rappelé qu’à Mayotte, territoire français, un statut personnel issu de la charia s’est appliqué pendant longtemps aux musulmans originaires n’ayant pas opté pour le statut de droit commun. Avant que le 3 juin 2010, par l’ordonnance n°2010-590 « portant dispositions relatives au statut civil de droit local applicable à Mayotte et aux juridictions compétentes pour en connaître », les dispositions du statut civil local deviennent optionnelles et ne puissent plus contrarier ou limiter les droits et libertés attachés, à la qualité de citoyen français et que les juridictions cadiales (musulmanes) soient supprimées. La Cour européenne, dans son arrêt Molla Sali, mentionne d’ailleurs cette spécificité française (§ 159). En outre, elle affirme ;

« L’aspect négatif du droit de libre identification, c’est-à-dire le droit de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité, n’est assorti d’aucune limite analogue à celle prévue pour l’aspect positif de celui-ci (paragraphes 67-68 ci dessus). Le choix en question est parfaitement libre, pourvu qu’il soit éclairé. Il doit être respecté tant par les autres membres de la minorité que par l’Etat lui-même. C’est ce que confirme l’article 3 § 1 de la convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, suivant lequel aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés (§ 157). Puis ajoute La Cour note avec satisfaction que le 15 janvier 2018, la loi visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane est entrée en vigueur » (§158).

En d’autres termes, dans une société démocratique, il ne peut être imposé à un individu des règles contraires à ses droits fondamentaux, non seulement par un groupe mais aussi par un Etat.

B - Le « volet social » de la lutte contre les « séparatismes ».

§ 1 - Le respect effectif des droits économiques et sociaux est un engagement de la France.

Lors d’un discours prononcé le 2 octobre 2020 aux Mureaux (78), sur la lutte contre les « séparatismes » le président de la République, constatait ;

« Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation (…) nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés (…) Nous avons créé ainsi des quartiers où la promesse de la République n’a plus été tenue et donc des quartiers où l’attraction de ces messages, où ces formes les plus radicales qui étaient sources d’espoir, qui apportaient et qui apportent, soyons lucides, des solutions pour éduquer les enfants, apprendre la langue d’origine, s’occuper des personnes âgées, fournir des services, permettre de faire du sport.Au fond, ce que la République n’a plus apporté parce qu’elle était submergée par ses propres difficultés, parce que, parfois, elle avait reculé en termes de services publics, ces organisations, porteuses de cet islam radical, s’y sont méthodiquement substituées. Et donc sur nos reculs, parfois nos lâchetés, ils ont construit leur projet, méthodiquement là aussi ».

Il a aussi annoncé une série de mesures pour renforcer les services publics de l’éducation, de la santé de la sécurité et de le la justice dans les quartiers.

A la différence des droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels, impliquent une intervention des pouvoirs publics. La France, dans sa Constitution de 1946, s’est engagée à faire respecter ces droits. Elle a également ratifié, le 4 novembre 1980, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) du 16 décembre 1966, puis la Charte sociale européenne (CSE) du 18 octobre 1961, le 09 mars 1973.

L’article 30, intégré à la Charte sociale révisée du 03 mai 1996 (ratifiée par le France le 07 mai 1999), dispose ; « En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, les Parties s’engagent :
a. à prendre des mesures dans le cadre d’une approche globale et coordonnée pour promouvoir l’accès effectif notamment à l’emploi, au logement, à la formation, à l’enseignement, à la culture, à l’assistance sociale et médicale des personnes se trouvant ou risquant de se trouver en situation d’exclusion sociale ou de pauvreté, et de leur famille ;
b. à réexaminer ces mesures en vue de leur adaptation si nécessaire
 ».

§ 2 - Le « volet social » de la lutte contre les séparatismes est un élément important de sa légitimité.

a) La lutte contre l’exclusion, une nécessité pour la démocratie.

Le Comité européen des droits sociaux (CEDS), chargé du respect de la Charte sociale a précisé :

« que la référence aux droits sociaux de l’article 30 ne doit pas être comprise strictement et que la lutte contre l’exclusion sociale est un domaine où la notion d’indivisibilité des droits fondamentaux revêt une importance spécifique ».

Le principe d’indivisibilité des droits fondamentaux implique l’interdépendance des droits économiques et sociaux et des droits civils et politiques. En effet, il est difficile, voire très difficile, d’exercer pleinement ces derniers lorsqu’on se trouve en situation de pauvreté et d’exclusion.

A propos de ces situations dans une déclaration faite au Conseil de l’Europe en 1981 le fondateur d’ATD Quart Monde questionnait :

« Comment, pourquoi toute une couche de population se trouve-t-elle ainsi placée hors structures, hors la loi, hors société et hors démocratie ? »

L’impératif de faire prévaloir la loi commune doit tenir compte de l’exclusion dans laquelle se trouve les catégories de population dépourvue d’un accès effectif à ses droits économiques, sociaux et culturels (DESC), si elle veut lutter avec efficacité contre la tentation « séparatiste ».

La lutte contre l’exclusion est une obligation faite par les instruments de protection des droits fondamentaux non aux cultes mais aux Etats. Ces derniers doivent la remplir et la faire remplir (notamment en cas de délégation à un organisme de droit privé) sans discrimination au sens de l’article 14 CESDHLF, notamment à raison de la religion ou de la conviction.

A défaut, il n’est pas tout à fait surprenant que des groupes religieux s’emparent de cette mission. Pour le meilleur lorsqu’ils agissent sans distinction entre croyants et non croyant.e.s, dans le respect des droits fondamentaux. Et parfois, pour le pire, lorsqu’ils utilisent la dépendance due à l’exclusion pour imposer des pratiques contraires aux libertés individuelles.

A ce propos, le choix fait au titre II (art. 30) du Projet d’officialiser de manière pérenne (sans condition de durée ni de ressources), la possibilité pour les associations dites « mixtes » de mener au sein de la même structure des activités cultuelles et religieuses et des activités d’intérêt général, tout en bénéficiant à la fois de financements publics indirects et directs (sous forme de subventions), laisse sérieusement perplexe.

b) Le coût de la crise sanitaire ne justifie pas de différer l’accès aux DESC, au contraire.

La nécessité de lutter contre la pauvreté et l’exclusion est d’autant plus forte que les mesures destinées à enrayer la pandémie accroissent considérablement les situations de pauvreté et d’exclusion.

Dans l’introduction générale aux Conclusions XIX-2 de 2009, sur les répercussions de la crise économique sur les droits sociaux, le CEDS affirmait :

« (…) la crise économique ne doit pas se traduire par une baisse de la protection des droits reconnus par la Charte. Les gouvernements se doivent dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces droits soient effectivement garantis au moment où le besoin de protection se fait le plus sentir ».

Il y a presque 30 ans dans un entretien accordé à propos de l’ouvrage « La Misère du monde », réalisé sous sa direction, Pierre Bourdieu déclarait déjà :

« Entre autres choses... Je crois en effet que, si nos technocrates prenaient l’habitude de faire entrer la souffrance, sous toutes ses formes, avec toutes ses conséquences, économiques ou non, dans les comptes de la nation, ils découvriraient que les économies qu’ils croient réaliser sont souvent de forts mauvais calculs ».

Enfin, en ouverture de son éditorial du 03 Octobre 2030, le quotidien Le Monde titrait ;

« Lors de son discours sur « la lutte contre les séparatismes », Emmanuel Macron a convenu que renforcer l’arsenal répressif ne servira à rien si une vigoureuse action pour l’égalité des chances n’est pas menée. Il lui reste à en fournir des preuves tangibles ».

Aussi, en termes de priorité, la mise en œuvre du « volet social » de la lutte contre le séparatisme apparait bien plus prioritaire qu’une réforme du droit des cultes, aussi nécessaire soit-elle par ailleurs.

Toutefois pour que soit respectée l’exigence d’effectivité de l’accès aux DECS, une véritable volonté politique de lutter contre les discriminations est nécessaire. Le sociologue, spécialiste des politiques urbaines, Renaud Epstein, constate qu’en réalité seul un milliard d’euros doit être consacré aux « quartiers ». Ils représentent 1% du budget du plan de relance post crise sanitaire, pour 8% de la population. Il explique que la première des réponses c’est de pouvoir mesurer combien on met « de » [moyens] pour les quartiers prioritaires par rapport aux autres territoires. Sauf à voir le plan égalité des chances prévu par la Gouvernement échouer, comme les précédents. Il précise aussi « qu’on met beaucoup plus moyens pour les lycées et collèges des autres villes (…) que pour les banlieues ».

II - L’articulation avec une reforme du droit des cultes.

Pour légitime, dans son principe, que soit l’objectif général du Projet, la question de la nécessité d’inscrire dans le cadre de la lutte contre les séparatismes, une réforme du droit des cultes, dont certains aspects constituent une ingérence de l’État dans les droits et libertés, reste posée.

Selon la Cour européenne, le sens de l’adjectif « nécessaire » est intermédiaire entre ;
- d’une part, « indispensable »,
- et, d’autre part, « admissible », « normal », « utile », « raisonnable » ou « opportun ».

Etant entendu que le simple opportunisme n’est pas un motif suffisant.

Plus particulièrement, l’article 9 § 2 de la Convention implique que toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit répondre à un « besoin social impérieux » ; en effet, le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun » (Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, § 116).

A - La nécessite d’une réforme ne relève pas de l’état d’urgence.

§ 1 - La réforme du droit des cultes intervient sous état d’urgence.

Le projet de loi « Confortant le respect des Principes de la République », est déposé à l’Assemblée nationale sous l’empire de dispositions législatives et règlementaires d’exception.

a) L’état d’urgence anti-terrorisme.

Immédiatement après les attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été instauré par deux décrets n° 2015-1475 et n° 2015-1476, du 14 novembre 2015, dans les termes de la loi ° 55-385, du 3 avril 1955. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions a prolongé l’état d’urgence pour trois mois à compter du 26 novembre 2015. Cependant les mesures d’exception ont été maintenues pendant près de 2 ans, l’état d’urgence ayant fait l’objet de six prolongations successives pour des durées de plus en plus longues.

L’état d’urgence a pris fin le 1er novembre 2017 mais la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme n° 2017-1510 du 30 octobre 2017, a intégré les principales dispositions de la loi de 2015 dans le droit commun. Les restrictions de liberté instaurées à titre de mesures d’urgence continuent donc de s’appliquer, sans qu’un renforcement suffisant des moyens humains et matériels des services publics de la justice, de la police et de la gendarmerie n’ait, semble-t-il, été envisagé comme alternative à ces dispositifs d’exception.

Dans le cadre de cette dernière loi les fermetures administratives de certains lieux de culte, prévue par l’article 8 de la loi du 3 avril 1955, ont pu continuer d’être ordonnées.

b) L’état d’urgence sanitaire.

La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a prévu un « état d’urgence sanitaire », (EUS), applicable jusqu’au 01 avril 2021 (art. 7) et l’a déclaré jusqu’au 24 mai 2020 (art. 4). Il permet aussi la fermeture des lieux de cultes. Il a été prorogé par la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions jusqu’au 10 juillet 2020. Il a été rétabli à partir du 17 octobre 2020 par le décret n° 2020-1257, du 14 octobre 2020, puis de nouveau prorogé par la loi 2020-1379 du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, jusqu’au 16.02.2021. Enfin, là encore, il est prévu de proroger et même de pérenniser l’EUS, sans que ne soit planifié sur tout le territoire français, l’allocation pérenne de moyens humains et matériels au service public de la santé, autre que conjoncturelle, lié à la seule crise sanitaire.

§ 2 - Les dispositions régissant l’état d’urgence en droit international des droits fondamentaux .

a) La CESDHLF.

Article 15 al. 1. - Dérogation en cas d’état d’urgence

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ».

b) Le Pacte sur les droits civils et politiques (PIDCP) du 16 décembre 1966 (ratifié par la France le 04 novembre 1980).

Article 4 al. 1 et 2.

« 1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entrainent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.
2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18
 ».

Il faut que le danger menaçant la nation soit immédiat pour qu’il puisse être dérogé aux droits fondamentaux dans le cadre de l’état d’urgence. De plus la dérogation doit respecter les principes de temporalité (elle doit être limitée dans le temps), de proportionnalité (son étendue est limitée strictement à ce que la situation exceptionnelle exige), de compatibilité avec le droit international (elle doit être prévue par ce dernier), de non-discrimination (toute mesure de tri systématique visant spécifiquement une catégorie de la population est prohibée) et d’intangibilité de certains droits.

Concernant cette cinquième condition, la Convention européenne énumère quatre droits indérogeables, le PIDCP en retient trois supplémentaires dont la liberté de pensée, de conscience et de religion, par référence à son article.

Enfin, à propos de l’article 4 PIDCP, les Principes de Syracuse adoptés aux fins de son interprétation, le 4 mai 1984 (par un groupe d’experts en droit international, sécurité nationale et droits fondamentaux) précisent que la sécurité nationale ne peut être invoquée pour prévenir des menaces de caractère local ou relativement isolées contre la loi et l’ordre (§ 30) et (de même que la sureté publique (§ 33)) ou pour imposer des restrictions vagues ou arbitraires (§ 31). De plus et surtout, avant d’adopter toute mesure, les autorités doivent s’assurer que les autres moyens, moins liberticides, sont manifestement inefficaces.

§ 3 - Une réforme du droit des cultes ne relève pas de l’état d’urgence.

Certes, le Gouvernement n’a jamais affirmé que la réforme du droit des cultes s’inscrit dans un des régimes d’état d’urgence que subi la France. En effet, nous avons vu que sa conception remonte à 2018, donc après les attentats de 2015. En outre selon Public Sénat « Un proche du Premier ministre l’affirme : "Ce projet de loi n’est ni une construction politique de circonstances, pas plus qu’il ne relève d’un agenda" ».

Il reste que le site parlementaire précise que : « Le texte a cependant été enrichi après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine du 16 octobre, aussi bien en matière de lutte contre la haine en ligne que de protection des fonctionnaires face aux actes d’intimidation ». De plus, les motifs exposés au soutien de cette réforme ne justifient pas, de manière convaincante, de la nécessité de l’intégrer dans un texte dont le but principal est la lutte contre les « séparatismes » (cf. infra B), soumis au vote du parlement sous le régime de l’EUS. Aussi il est possible de se demander si la réforme du droit des cultes ne vient pas en renfort de l’état d’urgence anti-terrorisme, au risque de sacrifier la loi de 1905 sur l’autel de la Pandémie…

Ce pourquoi, il est rappelé ici qu’une réforme structurelle et durable de toutes les formes d’exercice du culte n’est pas une réponse nécessaire, proportionnelle et limitée, requise en cas de danger menaçant la nation par les textes protecteurs des droits fondamentaux.

Lisez l’intégralité de l’article dans le document (PDF) ci-après.

Droits fondamentaux, réforme des cultes et lutte contre les "séparatismes".
Anne Demetz Avocate - Membre de l'IDHBP
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