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Nationalité française : Le Conseil d’Etat précise les contours du défaut d’assimilation. Par Leila Sayegh, Etudiante.
Parution : lundi 8 février 2021
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L’objet de cet article est de commenter la décision n° 436548 du Conseil d’Etat en date du 9 novembre 2020 ; décision dans laquelle le Conseil d’État juge que la nationalité française peut être refusée à un homme dont le mode de vie est « caractérisé par une soumission de sa femme ».

L’auteure de cet article est membre de la Clinique juridique de la Sorbonne.

Une décision récente du Conseil d’État du 9 novembre 2020 est venue préciser les contours du défaut d’assimilation. En l’espèce, le requérant mauricien a souscrit en mai 2018 une déclaration d’acquisition de la nationalité française par mariage. Le Premier ministre s’y est opposé par un décret du 19 août 2019 sur le fondement de l’article 21-4 du Code civil. Le requérant a alors demandé au Conseil d’État l’annulation dudit décret.

Il ressort des brèves conclusions du rapporteur public, se fondant sur les procès-verbaux des entretiens que l’administration a pu avoir avec lui et son épouse, que le requérant « dirige l’intégralité de la vie de sa femme, et commande à l’ensemble de ses choix, y compris vestimentaires, de travail et de fréquentations. »
Le Conseil d’État rejette donc sa demande au motif que celui-ci « adopte un mode de vie caractérisé par une soumission de sa femme qui ne correspond pas aux valeurs de la société française, notamment l’égalité entre les sexes. »

Cette décision est inédite en ce qu’elle retient la soumission de la femme du requérant comme manifestation d’un défaut d’assimilation. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée d’une jurisprudence classique tout en précisant les contours de celle-ci, témoignant de l’intransigeance de la République française sur ses valeurs fondamentales. La prise en compte de l’égalité homme-femme au sein du processus décisionnel et plus généralement par l’ensemble des sphères de la société a connu une évolution majeure ces dernières années, comme en témoigne par exemple la loi du 4 août 2014 sur l’égalité réelle entre les hommes et les femmes dont l’un des objectifs phares est la mise en place de mesures visant à faire reculer les stéréotypes sexistes, ou encore l’institution d’un secrétariat d’état chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations sous la présidence d’Emmanuel Macron. Ainsi, le rôle joué par l’administration et a posteriori par le Conseil d’État est d’une importance fondamentale en ce qu’ils se portent garants du respect de ces valeurs par les nouveaux citoyens français en conditionnant l’obtention de la nationalité à l’adhésion à ces principes.

Ce contrôle constitue la garantie d’une évolution de la société française et des pouvoirs publics en faveur d’une meilleure égalité entre les femmes et les hommes, et vise à assurer l’adhésion des nouveaux citoyens à notre socle commun de valeurs essentielles nécessaires au vivre-ensemble.

Néanmoins, la motivation lapidaire de la décision ne permet pas d’éclaircir le flou existant autour de la condition d’assimilation. Il est bien difficile d’identifier les critères utilisés par le juge pour caractériser ladite soumission de la femme du requérant, ce qui suscite des interrogations sur la mise en œuvre pratique de cette condition d’assimilation. Les lacunes textuelles en la matière ne viennent pas arranger le difficile encadrement de son appréciation.

Comment caractérise-t-on la soumission de la femme ? Quels critères objectifs montrent que le mode de vie du requérant ne correspond pas à l’égalité entre les sexes ? Est-ce que cette qualification de « femme soumise » pourrait entraîner, dans de futures décisions, un refus d’attribution de nationalité à une requérante ? L’appréciation de la soumission d’une femme ne risque-t-elle pas de reposer sur des critères trop peu objectifs et être altérée par les convictions et les valeurs morales de la personne en charge du dossier ?

Finalement, cette décision n’ouvrirait-elle pas la porte à une politisation de la condition d’assimilation et de son contenu, la rendant ainsi malléable par l’opinion publique ?

L’accès à la nationalité française.

Il existe plusieurs voies d’accès à la nationalité française : de « plein droit » (notamment par filiation ou par la naissance en France), par déclaration (qui vise principalement un ascendant de français, un frère ou une sœur de français et un conjoint de français) ou par décision de l’autorité publique (naturalisation ou réintégration).

L’article 21-1 du Code civil dispose que

« le mariage n’exerce de plein droit aucun effet sur la nationalité ».

L’article suivant détermine les conditions qui doivent être réunies : le conjoint étranger peut acquérir la nationalité française par déclaration passé un délai de 4 ans à condition que la communauté de vie tant affective que matérielle n’ait pas cessé entre les époux depuis le début du mariage et que le conjoint français ait conservé sa nationalité. Le conjoint étranger doit également justifier d’une connaissance suffisante de la langue française.

Le Gouvernement peut s’opposer par décret en Conseil d’État à l’acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger dans un délai de deux ans comme cela est prévu à l’article 21-4 du Code civil pour indignité ou défaut d’assimilation autre que linguistique, la loi du 26 novembre 2003 ayant supprimé la condition relative à la langue comme manifestation d’un défaut d’assimilation. Comme le relève Didier Girard [1], « la jurisprudence traditionnelle entendait par “indignité” des faits particulièrement graves et distinguait suivant que le juge pénal avait ou non statué sur l’action publique en prononçant une peine répressive quelconque. Lorsque des condamnations pénales ont été prononcées, même amnistiés les faits sont réputés établis du fait de l’autorité absolue de la chose jugée qui s’attache à de tels jugements. En l’absence de condamnation pénale, l’Administration supporte seule la charge de la preuve des faits dont elle entend de prévaloir pour qualifier l’indignité. »
Ainsi, l’indignité semble recouvrir un vaste champ comprenant les éventuelles condamnations pénales du requérant, « l’amoralité » de son comportement [2] ou encore des activités politiques incompatibles avec les valeurs essentielles de la République [3].

En l’espèce, ce n’est pas sur l’indignité mais sur le défaut d’assimilation que le gouvernement s’est fondé pour s’opposer à l’acquisition de la nationalité française du requérant. Les textes encadrant cette condition d’assimilation sont extrêmement rares.
À ce titre, on peut citer une circulaire du 24 août 2011 relative au contrôle de la condition d’assimilation dans les procédures d’acquisition de la nationalité française, laquelle livre une liste d’éléments pouvant être pris en compte dans l’évaluation.
La circulaire dispose que :

« L’assimilation à la communauté française suppose une adhésion aux règles de fonctionnement et aux valeurs de tolérance, de laïcité, de liberté et d’égalité de la société française ».

La circulaire attire l’attention de l’administration sur le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, en disposant que celui-ci figure au rang des valeurs essentielles de la République française. Elle énonce un certain nombre d’hypothèses qui peuvent servir d’indicateur, comme par exemple le refus de serrer la main à une femme, l’autorité abusive du déclarant à l’égard des membres de sexe féminin de sa famille, marquée notamment par

« une interdiction de participer à toute vie sociale, le confinement au domicile, le mariage forcé, l’interdiction de poursuivre des études ou de suivre une formation ou encore l’interdiction de signer un contrat d’accueil et d’intégration. »

La circulaire de 2011 a permis de faire une synthèse de la jurisprudence existante venue peu à peu affirmer le principe d’égalité homme-femme comme valeur fondamentale de la République française.

La valeur juridique de l’égalité homme-femme en France.

L’alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 dispose que

« La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux des hommes ».

Cette reconnaissance a été suivie par une loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 qui consacre le principe de parité politique. Enfin, par la révision constitutionnelle de 2008, l’article 1er de la Constitution est complété par

« l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ».

Cette reconnaissance constitutionnelle a donc été longue et progressive, bien plus lente que l’évolution réelle de la place de la femme au sein de la société. En effet, si les femmes ont obtenu le droit de vote et le droit d’éligibilité le 21 avril 1944, il a fallu attendre la révision constitutionnelle de 1999 pour voir la politique se féminiser peu à peu.
Janine Mossuz-Lavau écrivait que « si le droit de vote était pleinement exercé, l’éligibilité demeurait encore, pour large part, hors de portée » [4]. La place des femmes en politique n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui témoigne du décalage existant entre le droit et la pratique.

Cette évolution semble néanmoins s’essouffler depuis quelques années. Malgré une libération de la parole des femmes notamment autour des violences de genre et la mise en place de dispositifs légaux visant à faire reculer les stéréotypes sexistes, le droit se heurte à ses propres limites.
Comme le décrit Françoise Dekeuwer-Défossez : « Une certaine indigence théorique, une certaine effervescence législative et une certaine ineffectivité pratique : telles pourraient être les trois caractéristiques de l’égalité juridique des sexes en ce début de millénaire » [5].
L’égalité en droits mais pas en faits résulte notamment de la persistance de certains clichés autour de la place de la femme au sein du couple et de la famille, cantonnée aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants, le tout sous l’autorité du « bon père de famille ». Donner les moyens au juge de pouvoir apprécier, dans le cadre d’une procédure d’acquisition de la nationalité française, le respect de l’égalité homme-femme, c’est, d’une part, agir en faveur d’une meilleure intégration du nouveau citoyen français dans la société française et, d’autre part, réaffirmer l’importance pratique et symbolique de ce principe.

L’évolution jurisprudentielle de la notion d’assimilation.

La jurisprudence du Conseil d’État peut servir d’indicateur à ce qui peut être retenu comme un défaut d’assimilation au regard du principe d’égalité entre les sexes.
Ainsi, il a considéré qu’une pratique radicale de la religion se manifestant notamment par le port de la burqa par la requérante était incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française [6]. Il a également considéré comme un défaut d’assimilation le refus de la requérante de serrer la main d’un représentant de l’État pour des raisons religieuses [7]. De même, la situation de polygamie du requérant, quand bien même l’épouse non française ne vivrait pas en France, constitue un défaut d’assimilation [8]. Le Conseil d’État a également eu l’occasion de préciser que le port du voile islamique par l’épouse du requérant ne constituait pas à lui seul un défaut d’assimilation [9].

Il ressort de la jurisprudence du Conseil d’État que le défaut d’assimilation au regard du principe d’égalité entre les hommes et les femmes semble intrinsèquement lié à la pratique religieuse du requérant. Partant, et d’une manière assez inédite, le Conseil d’État ne se fonde pas explicitement, en l’espèce, sur une pratique trop radicale de la religion incompatible avec les valeurs républicaines mais sur la soumission de la femme du requérant, ce qui permet d’apprécier l’assimilation en dehors du champ religieux.

La décision du 9 novembre 2020.

Traditionnellement, l’office du juge administratif était lié notamment au contrôle des actes administratifs, celui-ci étant seul compétent pour apprécier la légalité d’une décision prise dans l’exercice de prérogatives de puissance publique, comme énoncé par le Conseil consti- tutionnel dans une décision Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987 [10]. Cela attribuait dès lors le contentieux relatif aux libertés individuelles au juge judiciaire (tel que le prévoit la Constitution, art. 66).
En réalité, comme le rappelle Jean-Marc Sauvé, « En France, la défense des libertés n’est l’apanage d’aucun juge, elle est une mission partagée entre le juge adminis tratif et le juge judiciaire, chacun ayant des compétences exclusives à base constitutionnelles [...] » [11].

La codification des référés dits d’urgences en 2000, ainsi que la multiplication de ces référés lors de la crise sanitaire de la covid-19 constituent une parfaite illustration de ce propos et de l’importance de la place attribuée au juge administratif dans la protection des libertés. S’il peut paraître à première vue surprenant dans la décision du 9 novembre 2020 qu’il relève de la compétence du juge administratif d’intervenir dans le domaine de la vie privée en appréciant la relation entre deux époux, ce cas d’espèce affirme une fois encore que le critère organique, entraînant de facto la compétence du juge administratif lorsqu’il s’agit d’un acte émanant de l’exécutif, prime sur les aspects d’ordre privé de la personne.
Comme souligné par Jules Lepoutre, « il n’a jamais été question, autant en théorie qu’en pratique, que le juge judiciaire s’arroge le droit de contrôler une mesure administrative individuelle en droit de la nationalité » [12].

Dans cette décision, le juge ne se limite plus au caractère cultuel du comportement du requérant pour retenir un défaut d’assimilation au regard du principe d’égalité entre les hommes et les femmes. La soumission de la femme du requérant est retenue comme manifestation d’un défaut d’assimilation, indépendamment d’une pratique jugée « radicale » de la religion.

À la suite de cette décision, on peut envisager un cas de figure dans lequel une requérante dont le mode de vie serait caractérisé par sa propre soumission à son époux se verrait refuser sa naturalisation.
Pourrait-on considérer cela comme une avancée du point de vue de l’égalité homme-femme ou au contraire cela irait-il à l’encontre du principe ? Le Conseil d’État pourrait-il, au vu de cette décision, approuver un décret d’opposition à une déclaration de nationalité au motif que la requérante se place ou accepte d’être placée dans une situation d’infériorité à son époux ?

Il est difficile d’envisager une manière de caractériser la soumission d’un point de vue juridique sans que l’appréciation soit altérée par les principes et valeurs morales de chacun, comme d’anticiper les répercussions jurisprudentielles que cette décision va engendrer.
La circulaire du 24 août 2011 mentionnée précédemment indique que :

« L’opposition pour défaut d’assimilation ne peut être engagée que si des éléments de preuve suffisamment précis et circonstanciés, portant sur des faits directement imputables au déclarant sont de nature à révéler un comportement incompatible avec l’acquisition de la nationalité française. »

Cette indication renforce l’aspect objectif du contrôle en exigeant des éléments de preuves précis et circonstanciés. Néanmoins, la faible valeur juridique d’une circulaire interprétative n’est pas suffisante et un certain flou subsiste. Il semble que la subjectivité inhérente à la condition d’assimilation cherche difficilement à se raccrocher à des indices objectifs.

En l’état du droit actuel, cette décision laisse place à des doutes quant à la future évolution de la condition d’assimilation et aux éléments susceptibles d’être pris en compte pour caractériser ladite soumission de l’un des époux. Un texte législatif ou réglementaire semble souhaitable afin d’asseoir ces critères et garantir une sécurité juridique effective.

L’actualité législative témoigne d’une volonté de réaffirmer et d’assoir la place de ces principes fondamentaux. En effet, le projet de loi contre le séparatisme, sobrement renommé projet de loi confortant les principes républicains prévoit notamment que la situation de polygamie devienne un motif de refus ou de retrait de « tout document de séjour » ou encore que les associations qui demanderont des subventions publiques devront s’engager à « respecter des principes et valeurs de la République » dont « le principe d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes ».
Cette nouvelle législation pourrait davantage guider le juge en la matière, sous réserve que celle-ci apporte des précisions supplémentaires au contenu du principe et à sa mise en application.

Leila Sayegh, Etudiante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Master 1 Droit public général. Clinicienne au pôle droit des étrangers et de l’asile de la Clinique juridique de la Sorbonne.

[1D. Girard, « La notion d’indignité faisant obstacle à l’acquisition de la nationalité française, Note sous CE, 2/7 SSR, 28 avril 2014, X., n°372679 », Revue générale du droit, 2014, n° 16291.

[2CE, 31 octobre 1979, Pollion, req. n° 02934, mentionné aux tables du Recueil Lebon.

[3CE, 27 novembre 2013, Aberkane, req. n° 365587, publié au Recueil Lebon.

[4J-F. Sirinelli (dir.), Dictionnaire historique de la vie politique française, PUF, 2003.

[5F. Dekeuwer-Défossez, La question juridique de l’égalité des sexes, 4 avril 2004, in J-P. Fitoussi et P. Savidan, « Comprendre. Les inégalités », Paris, PUF, 2003. Article repris du site l’Observatoire des inégalités.

[6CE, 27 juin 2008, req. n° 286798. Fraisa A.

[7CE, 11 avril 2018, req. n° 412462.

[8CE, 24 janvier 1994, req n° 118797, Cissoko.

[9CE, 23 mars 1994, req. n° 116144.

[10CC, 23 janvier 1987, n° 86-224 DC.

[11J-M. Sauvé, Colloque pour les dix ans de l’Association française pour la recherche en droit administratif, 16 juin 2016, Université d’Auvergne.

[12J. Lepoutre, Nationalité et souveraineté (thèse de doctorat), Université de Lille, 2018.