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La charge de la preuve des heures supplémentaires. Par Alain Hervieu, Avocat.
Parution : lundi 8 février 2021
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La Cour de cassation rend régulièrement de nombreux arrêts en matière d’heures supplémentaires, beaucoup accueillant la demande du salarié dans des conditions qui peuvent paraître surprenantes. L’explication tient au mécanisme de la charge de la preuve.

La réclamation d’heures supplémentaires impayées a toujours figuré de façon récurrente dans les demandes des salariés.

Ce chef de demande est d’autant plus important que, outre le légitime paiement des heures réellement effectuées au-delà de la durée légale ou contractuelle du travail, il déclenche souvent et selon les circonstances, en cas de succès, d’autres conséquences comme l’application éventuelle de repos compensateurs, le non-respect des durées maximales quotidiennes ou hebdomadaires du travail, ou le non-respect des jours de repos, tous ces manquements se traduisant financièrement par des indemnités venant s’ajouter aux rappels de salaire. Bien mieux, à supposer que le contrat ait été rompu ou que le salarié souhaite le rompre, la reconnaissance d’heures supplémentaires suffisamment nombreuses pour que l’employeur n’ait pu les ignorer, donne au fait que ces heures par hypothèse n’aient pas été déclarées, un caractère intentionnel caractérisant un travail illégal ou dissimulé.

Or, l’article L8223-1 du Code du travail précise que le salarié auquel l’employeur a eu recours de façon illégale ou dissimulée, a droit, en cas de rupture de son contrat, à une indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire, étant précisé que cette indemnité due quel que soient l’auteur et la forme de la rupture, s’ajoute le cas échéant aux dommages et intérêts sanctionnant cette rupture et auxquels elle est souvent supérieure si le salarié a une faible ancienneté.

Ce bref rappel permet de mesurer l’intérêt qui peut s’attacher à une demande de paiement d’heures supplémentaires.

Pendant longtemps, cependant, ces demandes ont fait l’objet de difficultés en matière de preuve de ces heures supplémentaires, malgré l’article L212-1-1 institué par la loi du 31/12/1992 et devenu l’article L1371-4 du Code du Travail qui pose la règle suivante :

« En cas de litige relatif à l’existence et au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles... ».

C’est pourquoi, pour concilier ce texte avec le principe civiliste de l’article 1353 du Code Civil, selon lequel la charge de la preuve incombe à celui qui émet une revendication, la Cour de cassation, en 2004, a posé comme règle qu’il résulte de ce texte, que « la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties et que si l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge, des éléments de nature à étayer sa demande » [1].

Actuellement, la Cour de cassation qui a modifié sa formulation antérieure d’abord en 2010 [2] puis par un arrêt du 18 mars 2020 [3], juge régulièrement que,

« en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de « présenter » (remplaçant depuis l’arrêt précité, le terme précédent « d’étayer ») à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies, afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le Juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées des dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites, par l’une ou l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant ».

Au visa de l’article L3171-4 du Code du Travail et des principes ci-dessus qu’elle rappelle systématiquement, la Cour de cassation censure régulièrement les cours d’appel ayant rejeté la demande du salarié au motif d’insuffisance ou d’incohérence des éléments qu’il produit, au motif qu’en statuant ainsi, la Cour d’appel a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié.

La Cour de cassation a encore récemment fait application de ce mécanisme dans un arrêt du 27 janvier 2021 [4] en cassant pour le motif ci-dessus l’arrêt de la Cour d’appel qui avait considéré que les éléments produits par le salarié, travailleur itinérant, étaient selon elle insuffisamment précis alors qu’il fournissait un décompte des heures de travail jour après jour, les heures de prise et de fin du service et le nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire, en ce que néanmoins, il ne précisait pas la pause méridienne et que l’employeur avait objecté que le salarié ne précisait pas sur ses comptes rendus de visite, ses horaires.

La cour de cassation avait précédemment censuré des arrêts qui avaient rejeté la demande du salarié, après avoir relevé le caractère incohérent ou changeant des éléments produits par celui-ci, puisqu’ils avaient été modifiés entre la 1e instance et l’appel, et alors que ces éléments ne semblaient donc guère probants.

Ainsi, par exemple, la chambre sociale par arrêt du 13 Janvier 2021 [5] a cassé un arrêt de cour d’appel qui avait rejeté la demande du salarié en considérant que les éléments produits par celui-ci, en contradiction flagrante avec ses écritures et établis pour les besoins de la cause et non au fur et à mesure de l’exécution du contrat de travail, n’étaient pas sérieux ni concordants, motivation que l’on retrouve fréquemment dans les arrêts de cours d’appel, qui ne les empêche pas d’être censurées.

On peut être surpris par la position de principe de la Cour de cassation, en présence de tels dossiers, ce qui justifie donc que l’on explicite la position de celle-ci, par référence notamment à l’article L3171-4 du Code du travail.

Tout d’abord, rappelons que la Cour de cassation contrôle les éléments « suffisamment précis » produits par le salarié, ainsi qu’elle le fait dans l’arrêt du 27 Janvier 2021. Mais cette « précision » n’implique pas à ce stade, que ces éléments doivent être sérieux, concordants et de nature à emporter la conviction du juge, mais seulement qu’ils soient suffisamment précis « pour permettre à l’employeur d’y répondre utilement ».

Et c’est là un deuxième point de contrôle de la Cour de cassation : une réponse utile de l’employeur ne peut résulter que de la production par ses soins, « des éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés », alors que de simples critiques même justifiées, qu’il fait, comme cela est souvent le cas, des éléments produits par le salarié, ne caractérisent pas selon la Cour de cassation, une réponse utile.

Autrement dit, la réponse de l’employeur ne peut se borner à être critique et destructive : elle doit être constructive en donnant au juge sa version de la durée du travail du salarié, conformément au principe que la Cour de cassation a posé et en produisant conformément à l’article L3171-4, les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié.

C’est là encore ce que rappelle la Cour dans l’arrêt du 27 Janvier en soulignant que l’employeur « ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail ».

Si chacune des parties répond à ses obligations sur ce point, à savoir, le salarié produit des éléments suffisamment précis pour permettre à l’employeur de répondre utilement et l’employeur de son côté produit des éléments de contrôle de la durée du travail, alors conformément au principe posé par la Cour de cassation et l’article L1371-4, le juge forme librement sa conviction, au besoin en recourant à des mesures d’instruction.

Précisons que les critiques faites par l’employeur des éléments produits par le salarié, écartées dans un premier temps, retrouvent ici toute leur utilité, puisqu’elles peuvent affaiblir les éléments produits par le salarié qui doivent ici être comparés avec ceux de l’employeur pour tenter d’emporter la conviction du Juge.

En revanche, si l’employeur ne fournit pas d’éléments de réponse utiles, c’est-à-dire de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, le juge ne peut pas se déclarer non convaincu par les éléments produits par le salarié et rejeter sa demande, sous peine de se voir reprocher de mettre la preuve à la charge exclusive du salarié. C’est le sens des nombreux arrêts rendus en ce sens par la Cour de cassation.

Cela signifie que la Cour de cassation veille strictement au respect des règles relatives à la charge de la preuve avant que le juge puisse examiner la pertinence et le caractère convaincant ou non des éléments de preuve produits de part et d’autre.

Enfin, parce que sans doute, l’un des motifs de rejet par les cours d’appel est de craindre légitimement les difficultés de calcul d’heures supplémentaires admises sur la base de documents incomplets et difficilement exploitables à cette fin, la Cour de cassation a pris le soin de préciser que

« s’il retient l’existence d’heures supplémentaires, le juge évalue souverainement la créance de salaire, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant » [6].

Voilà donc une difficulté potentielle éliminée par la reconnaissance du pouvoir souverain d’appréciation du Juge de l’importance des heures supplémentaires et de la rémunération qui doit s’y attacher.

Ce système de preuve très souple en faveur des salariés ne peut que les inciter à réclamer ce qu’ils estiment leur être dû en rémunération du travail accompli.

Il doit également amener les employeurs à veiller au respect des règles que le Code du travail leur impose quant au contrôle de la durée du travail des salariés, de façon à pouvoir faire face utilement aux réclamations de ceux-ci, en produisant devant le juge les éléments de nature à démontrer la durée réelle selon eux du travail.

Alain HERVIEU Avocat spécialiste en droit du travail

[1Soc 25 Février 2004 ; 01-45.441.

[2Soc 24 Novembre 2010 ; 09-40928.

[318-10.919.

[417-31.046.

[519-12.099.

[6Notamment Soc 18 Mars 2020 précité.