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Direction juridique et conseils externes : quelles relations ? Interview de Emmanuel Rollin, Directeur Juridique.
Parution : mercredi 17 février 2021
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La Rédaction de Legi Team est allée à la rencontre d’Emmanuel Rollin, Directeur Juridique et Conformité du groupe Colas, entreprise française de travaux publics pour qu’il précise dans quelles situations la Direction juridique fait appel à des conseils externes et quelles sont les relations de cette dernière avec les avocats.
Dans cette interview, Emmanuel Rollin s’exprime également sur le projet de réforme de l’avocat en entreprise et le besoin des juristes des grandes entreprises françaises de bénéficier de l’outil legal privilege pour défendre et sécuriser les démarches d’éthique et de conformité mises en place.

Journal du Management juridique : Dans quels cas faites-vous appel à des conseils externes ?

Emmanuel Rollin : « Notre filière compte plus de 200 juristes dans 40 pays. En fait, plus de la moitié des collaborateurs sont basés à l’étranger, dans leur pays. Nous disposons donc d’une ressource interne riche et très complète.
Il nous arrive d’utiliser les conseils externes en complémentarité soit dans le cadre de l’activité contentieuse, soit lorsque nous avons besoin d’une expertise particulière ou enfin pour les opérations importantes – financement de projet, M&A – qui requièrent une mobilisation massive ponctuelle ».

Comment organisez-vous vos relations avec les avocats ?

Nous ne fonctionnons pas en panels mais essentiellement sur de l’intuitu personæ."

la « Nous avons deux ou trois cabinets par matière ou par zone géographique, pays ou régions. Nous ne fonctionnons pas en panels mais essentiellement sur de l’intuitu personæ : soit les avocats nous sont recommandés, soit nous les rencontrons, et le courant passe. La qualité de la relation est essentielle. En fonction de la qualité de la prestation et surtout de la qualité de la relation, les avocats vont s’intégrer au réseau de nos partenaires, à qui nous sommes fidèles.

En fonctionnant avec un réseau de partenaires plutôt que par du cherry picking, ou des appels d’offre qui inciteraient à casser les prix, nous ne travaillons qu’avec des avocats qui connaissent les contraintes de notre métier et les rouages de notre entreprise. Ils ne sont pas aussi intégrés que nous en interne, bien évidemment, mais ils ont quand même une culture qui fait que leurs conseils vont être plus appropriés, plus pertinents et surtout directement opérationnels.

Concernant nos pratiques en matière d’honoraires, il n’y a pas de règle absolue car nous utilisons surtout des avocats locaux dans nos différents pays d’implantation. Nous ne fonctionnons pas par contrat-cadre ou par panels. A part pour des opérations spots impliquant des tiers, nous ne procédons pas par appel d’offres justement en raison de notre attachement à l’intuitu personae de la relation ».

Quels sont les débats juridiques qui vous intéressent en ce moment ?

« Concernant la profession et nos relations avec les conseils externes, l’actualité est surtout marquée par le projet de réforme de l’avocat en entreprise.
Lors des tentatives de réformes précédentes, cette question a été débattue de façon beaucoup trop passionnée par tous ou angoissée de la part de certains de nos conseils alors que c’est d’abord un sujet technique et pratique.

"(...) Le legal privilege est devenu un vrai besoin et une sécurité du fait de la pénalisation de l’activité économique."

Quelques constats tout d’abord :
- la plupart de mes collaborateurs étrangers disposent du legal privilege voire, dans certains pays, du statut d’avocat en entreprise. Cela n’a aucun impact sur la manière dont nous travaillons avec nos conseils externes dans ces pays. Les taux d’externalisation sont similaires et parfois supérieurs à nos taux français.
- Deuxièmement, nous ne consultons pas en France des avocats à cause de ou grâce au secret professionnel dont ils jouissent. Nous les consultons dans les cas cités plus haut : soit pour aller plaider car il n’est pas rentable pour moi que mes collaborateurs y aillent et surtout parce que c’est un savoir-faire propre au barreau, soit parce que nous avons besoin d’experts pointus.

Ces constats faits devraient rassurer le barreau.

Pour nous, en revanche, ce legal privilege est devenu un vrai besoin et une sécurité dans un monde où la pénalisation de l’activité économique va croissante. Dans le combat global pour l’éthique et la conformité, qui s’est encore développé avec la loi Sapin 2, mais que nos entreprises ont engagé il y a bien longtemps, les juristes internes sont le fer de lance de la politique de l’entreprise sur ces sujets.
Nos directions opérationnelles nous demandent des avis régulièrement sur des situations. Parfois nous devons mener des enquêtes internes.
Enfin nous rédigeons des notes d’analyses ou des rapports sur des questions sensibles.

Nous avons besoin de créer un espace sécurisé où ces questions sont évoquées sans pour autant être à risque de saisie ou de suspicion avec la problématique de l’auto-incrimination. Il n’est pas raisonnable de penser que nous pouvons chaque fois aller chez un conseil externe ou consulter pour bénéficier d’une protection. L’Etat doit nous donner cet outil pour que nous puissions être le relais qu’il attend dans la lutte contre les mauvaises pratiques.

"(...) les grandes entreprises se sont lancées dans une vraie démarche de conformité pour en faire un élément différenciant (...)"

Nos entreprises ont fait de l’éthique et la conformité un élément différenciant, permettant de faire prévaloir nos atouts techniques et organisationnels. Elles ont maintenant besoin de disposer de l’ensemble des outils, dont le legal privilege, leur permettant de mener ce combat qui s’inscrit dans une dynamique de progrès et de protection des entreprises françaises vis-à-vis aussi d’autorités de contrôle étrangères.

Il nous faut en fait vaincre des angoisses très françaises et faire entendre que les grandes entreprises se sont lancées dans une vraie démarche de conformité pour en faire un élément différenciant dans la conquête des marchés mondiaux ; et que ce n’est pas le secret professionnel qui garantit un marché aux conseils externes mais la qualité du service rendu. J’espère que ce projet de réforme aboutira car les métiers de juriste en entreprise et d’avocat sont complémentaires et non concurrents. Le développement de notre fonction bénéficiera mécaniquement aux praticiens libéraux. »

Quel impact la Covid a-t-il eu sur votre activité ?

"Les stratégies de digitalisation ont montré tout leur intérêt et ont été accélérées."

« La pandémie de Covid-19 nous a amené à reconsidérer un grand nombre de thématiques juridiques. Ce fut une période dense. Nous avons fait la démonstration que la fonction juridique sait travailler en distanciel sans que cela impacte sa production, même si nous organisons des passages aux bureaux afin de maintenir le lien social, d’intégrer les nouveaux embauchés et d’accompagner les juniors.
De fait, la productivité des équipes n’a pas baissé. Bien au contraire, la gestion de la crise sanitaire a nécessité une importante mobilisation de nos équipes : gestion contractuelle des arrêts puis reprise d’activité, analyse des textes parus tous les matins et diffusion de mémos pratiques dans la foulée, contrainte sur tous les sujets de formalité ou de contentieux…
Les stratégies de digitalisation du Groupe comme de la fonction juridique, que nous avions lancées avant la crise sanitaire, ont montré tout leur intérêt et ont été accélérées ».

Propos recueillis par Jordan Belgrave pour Le Journal du Management Juridique.