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La traduction juridique face à la traduction automatique. Par Aboubekeur Zineddine, Traducteur assermenté.
Parution : jeudi 11 février 2021
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La traduction automatique était encore un mythe pour les traducteurs ayant commencé leur ‎carrière il y a plus de 15 ans. Aujourd’hui, les progrès réalisés dans le domaine de la traduction ‎automatique sont remarquables, en particulier avec l’avancée de l’utilisation des corpus ‎linguistiques. Mais peut-on faire confiance à la traduction automatique pour un contenu ‎juridique ?‎

La traduction automatique entre performance et défaillance :‎

L’intelligence artificielle et les nouvelles technologies font partie de notre quotidien et ‎bouleversent nos pratiques professionnelles. Nous ne pouvons plus parler d’un sujet sans ‎recevoir via nos smartphones quelques minutes après des publicités à ce sujet. Nous ‎échangeons quotidiennement avec des bots, parfois même sans se rendre compte. Demain, ‎nous nous déplacerons certainement dans des voitures… sans chauffeurs.‎

Le domaine de la traduction est également concerné par ce progrès grâce au développement ‎du traitement automatique des langues (TAL). La traduction automatique a connu un tel ‎progrès que son usage est devenu courant pour certains échanges et dans certains milieux ‎professionnels. Cependant, si la traduction automatique rend un résultat satisfaisant pour des ‎textes non spécialisés et pour des langues assez proches, elle est loin d’atteindre un niveau ‎satisfaisant pour la traduction juridique et pour des langues éloignées (telles que le français et ‎l’arabe, par exemple).‎

Pour éclairer ce propos, voici une phrase extraite d’un jugement de divorce anglais, traduite ‎par un logiciel de traduction automatique (DeepL) :‎

Referring to the decree made in this cause ‎on the 31st January 2019, whereby it was ‎decreed that the marriage solemnised on ‎the 1st July 2013.‎ Se référant au décret pris dans cette cause le 31 ‎janvier 2019, par lequel il a été décrété que le ‎mariage serait solennellement célébré le 1er ‎juillet 2013.‎

Referring to the decree made in this cause ‎on the 31st January 2019, whereby it was ‎decreed that the marriage solemnised on ‎the 1st July 2013.‎ Se référant au décret pris dans cette cause le 31 ‎janvier 2019, par lequel il a été décrété que le ‎mariage serait solennellement célébré le 1er ‎juillet 2013.‎

Sans grande surprise, le logiciel n’est pas capable de rendre « decree » par « jugement » (les ‎divorcés seraient ravis d’apprendre qu’un décret a été rendu pour dissoudre leur mariage !). ‎Dans ce contexte, l’algorithme n’a pas su faire la différence entre un « décret » et un jugement ‎ou éventuellement une ordonnance, rendu(e) par le juge des affaires familiales.‎

Niveau conjugaison, le manque d’analyse du contexte donne lieu au conditionnel pour un ‎mariage célébré dans le passé. Des exemples similaires sont très nombreux. Sur le plan ‎phraséologique, la traduction automatique est incapable de reprendre et adapter le discours ‎juridique général et spécifique aux différents domaines du droit.‎

Le vrai piège de l’utilisation de la traduction automatique est de croire que son résultat est ‎parfait. Cette impression ne permet pas d’avoir le recul nécessaire sur la différence entre une ‎traduction automatique et la reformulation des traducteurs professionnels. C’est d’ailleurs un ‎problème omniprésent en didactique de la traduction spécialisée (Lire : La traduction ‎automatique ou le supplice du Nutella®, par Jean-Yves Bassole ‎) [1].

La post-édition, pratique consistant à vérifier un texte pré-traduit par un logiciel, a une ‎incidence indéniable sur le rendu stylistique et phraséologique du texte final. Le traducteur ou ‎le post-éditeur est constamment influencé par des propositions de traduction non humaines. ‎Des études empiriques sur de larges corpus de traductions « post-éditées » pourront ‎certainement démontrer que ces traductions sont de qualité inférieure à des traductions ‎réalisées par des traducteurs professionnels sans l’interférence de la traduction automatique.‎

La complexité de la traduction juridique :‎

Seules les personnes spécialisées dans le domaine juridique peuvent avoir une excellente ‎maîtrise et compréhension des textes et des subtilités juridiques. En plus de leurs ‎connaissances linguistiques, extralinguistiques et culturelles, les traducteurs juridiques ont une ‎bonne connaissance des différents systèmes juridiques et du droit comparé. Ces connaissances ‎sont indispensables pour trouver les bonnes équivalences aux notions juridiques existantes ‎dans les différents systèmes. En cas d’absence d’équivalences, les traducteurs juridiques ‎trouvent des solutions de traduction telles que l’emprunt à une langue étrangère, l’explication ‎des notions juridiques, la paraphrase… etc.‎

La traduction juridique fait partie des spécialisations les plus difficiles. Tous les traducteurs ne ‎sont pas capables d’appréhender des textes ou des discours juridiques. Les systèmes de ‎traduction automatique ne peuvent saisir les nuances et la complexité des systèmes juridiques ‎ainsi que les travaux de droit comparé visant à trouver les similitudes et les différences entre ‎les différents systèmes juridiques. En effet, à l’instar du juriste spécialisé en droit comparé, le ‎traducteur juridique tente de : connaître, comprendre et comparer (pour finir par trouver des ‎équivalences).‎

La traduction automatique repose, dans de nombreux systèmes conçus à partir de corpus ‎linguistiques, sur différentes propositions stylistiques, phraséologiques ou même ‎géographiques, par exemple anglais américain et anglais britannique. Les systèmes récoltent ‎des données linguistiques et des équivalences toutes faites et les reproduisent selon leurs ‎algorithmes sans pouvoir les analyser comme le ferait un traducteur professionnel. Cela veut ‎dire que pour une seule expression ou un seul terme, un logiciel de traduction automatique ‎peut fournir différentes propositions.‎

« En bref, on présente un très grand nombre d’exemples de bonnes traductions ‎humaines à la machine et celle-ci va apprendre à reproduire des traductions ‎humaines, avec un algorithme qui produit des textes. On va rectifier chaque fois - des ‎milliards de fois - un peu les paramètres internes de la machine pour qu’elle refasse ‎un peu plus précisément la tâche confiée »

nous explique François Yvon, chercheur ‎au LISN/CNRS, membre du groupe Traitement du langage parlé et qui s’exprimait ‎lors d’une conférence sur ces thèmes organisée par le CNRS [2]‎‎.‎

Il est important d’ajouter que le traducteur juridique apporte à une traduction une valeur ‎ajoutée qui consiste en une touche humaine et culturelle, ainsi que son savoir-faire. Il prend en ‎compte l’environnement culturel et juridique du ou des destinataire(s).‎

Par ailleurs, les systèmes de traduction automatique n’analysent pas les passages dans leur ‎ensemble ou dans une pluralité de documents, ni des projets de traduction dans leur globalité ‎en les contextualisant, contrairement aux traducteurs juridiques qui se posent toujours les ‎bonnes questions :‎
- Avant la traduction : afin de comprendre le destinataire et les enjeux de la traduction à ‎réaliser ;‎
- Pendant la traduction : ce sont le plus souvent des questions d’ordre documentaire ou ‎terminologique ;‎
- Et enfin, après la traduction : pour avoir le recul nécessaire pour relire la traduction et ‎l’améliorer si besoin.‎

D’ailleurs, quand un traducteur pose des questions c’est souvent bon signe (pour ne pas dire ‎tout le temps) !‎

‎Traduction automatique et traduction assermentée : sont-elles compatibles ?

A l’instar du juge, l’expert ou le traducteur assermenté doit être impartial. Tout comme un juge ‎qui ne ferait pas confiance à l’intelligence artificielle pour rendre une décision, un traducteur ‎assermenté ne peut avoir recours à la traduction automatique pour rendre une traduction ‎assermentée. Les juges et les experts judiciaires (y compris les traducteurs assermentés) ont la ‎même déontologie et le même devoir d’impartialité.‎

Ce principe d’impartialité, ne peut être réalisé en faisant appel à un logiciel de traduction, aussi ‎performant et aussi bien paramétré qu’il soit. En plus du principe d’impartialité, il y a la ‎fidélité qui doit être respectée scrupuleusement pour toute traduction, qu’elle soit réalisée avec ‎ou sans assermentation. Enfin, une traduction assermentée doit être réalisée par le traducteur ‎assermenté lui-même. Pour une question précise, un traducteur assermenté peut faire appel à ‎un sapiteur [3], mais à mon sens, ce connaisseur ne peut pas être un algorithme.‎

Conclusion :‎

La traduction automatique peut permettre de comprendre un texte ou le traduire vers une ‎langue étrangère pour transmettre un message. Mais il serait hasardeux de l’utiliser pour ‎traduire un contrat ou un jugement.

A cela s’ajoute bien évidemment la problématique de ‎confidentialité que pose l’utilisation de plateformes de traduction automatique pour traduire ‎un contenu juridique sensible dans le domaine des affaires ou l’arbitrage pour ne citer que ‎deux exemples.‎

Aboubekeur Zineddine Traducteur Expert judiciaire (langues: anglais, arabe)

[3L’expert commis doit recueillir des informations dans une catégorie technique qui n’est pas la sienne, celui-ci ‎fait alors appel à un sapiteur (C. pr. civ., art. 278)‎.

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