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L’indemnisation des victimes et le serpent de mer de l’état antérieur et de la prédisposition. Par Hervé Gerbi, Avocat.
Parution : mercredi 17 février 2021
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C’est un grand classique du débat nourri entre assureurs et avocats de victimes : quelle place donner à l’état antérieur ou à la prédisposition en matière d’évaluation du dommage corporel ?

Nous le savons, pour les premiers, l’état antérieur et la prédisposition évoluent pour leur propre compte en parallèle des séquelles du traumatisme.

Pour les seconds, s’appuyant sur la logique dégagée par la Cour de Cassation, la réponse est bien plus nuancée et s’articule en réalité sur l’état clinique de la victime, nourrie de son état antérieur, apprécié la veille du dommage.

Parlant, c’est à dire traité, cet état antérieur est à apprécier indépendamment des séquelles du traumatisme.

En revanche, muet, son expression post traumatique n’est que la conséquence d’une décompensation provoquée par l’accident et doit être mise sur le compte de celui-ci.

En réalité, cette méthode s’appuie sur une évidence médicale : faute de déterminer si une prédisposition peut nécessairement se décompenser en cours de vie (c’est l’exemple de l’arthrose), ou bien quand de façon certaine elle pourrait se décompenser, et selon quelle ampleur précise, la prédisposition décompensée fait corps avec les séquelles de l’accident qui en est la source.

Le droit à indemnisation d’un préjudice certain ne saurait en effet être réduit par l’incertitude médicale.

Et cela est d’autant plus vrai de la notion de trait de personnalité, opposée à une victime accidentée à l’âge de 4 ans et consolidée à l’âge de 20 ans.

C’est ce que rappelle fort justement un arrêt de la Cour d’Appel de Chambéry du 21 janvier dernier, que nous obtenons après renvoi d’un arrêt de la cour de cassation rendu le 13 juin 2019.

Les faits de l’espèce sont les suivants :
Un enfant de 4 ans est renversé par un poids lourd et subit de très importantes blessures aux membres inférieurs, nécessitant une prise en charge médicale sur plusieurs années.
Une expertise judiciaire conjointe entre un chirurgien orthopédiste et un psychiatre consolide les blessures près de 15 années après les faits.
La discussion sur les séquelles physiques et leur indemnisation n’est pas l’objet de notre propos, si ce n’est de retenir qu’une aide humaine permanente est fixée pour l’accomplissement des tâches ménagères et indemnisée en tant que tel.
Cependant, en raison des séquelles psychologiques de cet accident, une névrose traumatique, les experts ont limité à 2 années après la consolidation les besoins en matière de poste de coordonnateur, de conseiller économique et d’aide aux déplacements par le biais de taxi, justifiée en raison d’une phobie et de difficultés posturales dans les véhicules.

Pour justifier cette limitation dans le temps à deux années, les experts argumentent ainsi :

« Sur ce dossier particulier, du fait de l’âge et des enjeux pour l’avenir, nous proposons que sur une durée limitée de deux ans, des soutiens spécifiques puissent être affectés et reconnus en soins pour Monsieur X sous forme d’accompagnement entre son domicile et des démarches extérieures.
Il n’y aurait pas d’argument à aller au-delà, car si cette aide était vaine parce que non mobilisatrice, alors cela renverrait vers des facteurs de personnalité en dehors du dommage dont nous cherchons à évaluer la réparation, et il existe à l’égard des troubles chronicisés, quoiqu’on puisse en penser sur leur construction, des circuits constitués d’aide à la personne et d’accompagnement médical et associatif
 ».

Bien évidemment, cette limitation d’un poste de préjudice permanent est contraire à la construction jurisprudentielle.

Ainsi, par application du principe de la réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit pour la victime, « le poste de préjudice lié à l’assistance d’une tierce personne indemnise la perte d’autonomie de la victime restant atteinte, à la suite du fait dommageable, d’un déficit fonctionnel permanent la mettant dans l’obligation de recourir à un tiers pour l’assister dans les actes de la vie quotidienne » [1], de sorte que le Juge ne peut retenir un préjudice lié à l’assistance d’une tierce personne « sans constater que l’enfant avait présenté à la suite de l’accident un déficit fonctionnel réduisant son autonomie ».

Commet donc nécessairement une erreur de droit, le Juge qui, après avoir retenu un préjudice lié à l’assistance d’une tierce personne du fait de la perte d’autonomie consécutive au déficit fonctionnel permanent dont la victime demeure atteinte, assortit cependant la réparation à lui échoir d’un caractère temporaire [2] :

« Vu l’article 1382 du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
Attendu que pour fixer l’indemnité due à M. X... au titre du poste de préjudice de la tierce personne future, l’arrêt, par motifs propres et adoptés, évalue à la somme de 21 528 euros les dépenses annuelles d’assistance lors des retours en famille sur la base de cinquante-cinq jours par an, additionne à ce montant les frais d’assistance complémentaire pendant les périodes d’hébergement en établissement évalués, après capitalisation, à la somme de 169 908,09 euros et déduit du résultat obtenu le capital représentatif de la majoration tierce personne de la rente invalidité servie à la victime par la caisse primaire d’assurance maladie des Vosges, soit la somme de 121 022,94 euros ;
Qu’en statuant ainsi, en limitant à un an de prise en charge, l’indemnité allouée au titre du besoin d’assistance futur de M. X... lors des retours en famille, alors qu’elle constatait que la situation de la victime ne pouvait être qualifiée de provisoire, la cour d’appel a violé le texte et le principe susvisés ;
 »

Dans sa décision du 29 mai 2018, la Cour d’Appel de Grenoble maintient la limitation à deux années :

« M. X soutient que le caractère temporaire des autres aides au titre de l’assistance en tierce personne retenue par les experts est incompatible avec le fait que le besoin en tierce personne résulte d’un déficit fonctionnel permanent, mais, selon la Cour, cet accompagnement doit être limité à une durée de 2 ans après la consolidation, en ce qu’une absence de mobilisation de M. X sur cette période serait objectivement due à des facteurs de personnalité se situant en dehors des conséquences du dommage dont il est demandé réparation ».

Les facteurs de personnalité dont il s’agissait étaient définis ainsi :

« il n’était âgé que de 4 ans à la date de l’accident mais était repéré comme un enfant émotif, angoissé, au sommeil fragile, qui présentait déjà des cauchemars ou des terreurs nocturnes, lesquels se sont trouvés renforcés du fait du traumatisme subi ».

Or, la question de la prédisposition à laquelle se rattache la notion de personnalité est depuis très longtemps tranchée.

La Cour de cassation opère une distinction entre les prédispositions seulement latentes et celles qui sont pleinement patentes [3].

Dans l’hypothèse où les prédispositions ne s’étaient pas manifestées avant l’accident ou du moins pas avec une telle ampleur, la victime peut prétendre à la réparation intégrale de ses préjudices [4] [5] [6] [7] [8].

C’est seulement lorsque les prédispositions de la victime s’étaient manifestées avant le fait traumatique, notamment sous la forme d’un traitement encore actif, ou d’une invalidité séquellaire, qu’elles doivent être prises comme état antérieur limitant la réparation à ce qui est strictement nécessaire pour la replacer dans la situation qui était la sienne avant le fait dommageable [9].

Ainsi, en prenant en considération une pathologie préexistante aux agressions pour limiter l’indemnisation du préjudice corporel de la victime, alors qu’il ne résultait pas de ses constatations que, dès avant celles-ci, les effets néfastes de cette pathologie s’étaient déjà révélés, la cour d’appel a violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime [10].

Dans la droite ligne de cette jurisprudence nombreuse, la Cour de Cassation, dans l’arrêt que nous attendions et rendu le 13 juin 2019 [11] a donc à bon droit décidé que :

« Et sur le moyen unique pris en sa deuxième branche :
Vu le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
Attendu que pour limiter à deux ans l’assistance des intervenants autres que l’employé de maison et fixer à la somme de 42 721,92 euros l’indemnisation à ce titre, l’arrêt énonce que l’accompagnement destiné à faciliter les démarches extérieures en vie de parvenir à une autonomie supérieure de M. X doit être limité à une durée de deux ans après la consolidation, en ce qu’une absence de mobilisation de sa part sur cette période serait objectivement due à des facteurs de personnalité se situant en dehors des conséquences du dommage dont il est demandé réparation ;
Qu’en statuant ainsi, sans constater que les effets néfastes de ces facteurs de personnalité s’étaient déjà révélés avant l’accident, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision
 ».

C’est donc sur cette base jurisprudentielle bien solide que la Cour d’Appel de Chambéry, saisie sur renvoi de cassation, vient de conclure cette affaire :

« Pour limiter dans le temps le besoin en aide humaine au titre du conseiller en économie sociale et familiale, du coordinateur et de l’aide au déplacement, les experts décrivent l’existence d’un traumatisme psychique majeur nécessitant un accompagnement pour des démarches extérieures au domicile, mais affirment qu’il n’y aurait pas d’argument à aller au-delà d’une période deux années au motif qu’en cas d’échec, les troubles ainsi constatés renverraient à des facteurs de personnalité trouvant leur origine en dehors du dommage.
Or, il est de jurisprudence constante que le droit à réparation de la victime d’un accident de la circulation ne peut être réduit en raison des prédispositions latentes de celle-ci, dès lors que ces prédispositions ne se sont manifestées par aucune incapacité ou infirmité antérieure.à l’accident, et n’ont été révélées ou provoquées que par celui-ci.
En l’espèce, sur le plan physique, compte tenu de l’âge de l’enfant (4 ans) lors de l’accident et des données du carnet de santé, le Docteur M. ne retient aucun état antérieur susceptible d’avoir une incidence sur l’évolution des lésions initiales et sur les séquelles postérieures à la consolidation. Sur le plan psychique, le Docteur R. retient que Monsieur X “présentait un caractère peu apte à assimiler des expériences de vie difficile“.
Pour autant, les seuls éléments de personnalité, préalables à l’accident, mis en exergue par l’expert pour aboutir à cette conclusion concernent le fait que Monsieur X était un enfant émotif, anxieux et qu’il présentait un sommeil fragile.
Dès lors, en l’état de ces seules constatations, non-corroborées par la production d’éléments complémentaires relatifs à un suivi spécifique, à des difficultés scolaires ou à l’existence de troubles significatifs et avérés antérieurs à l’accident , la survenance de troubles de nature psychologiques ou psychiatriques préexistants n’est nullement rapportée de sorte que l’indemnisation du besoin ne peut être limitée à deux années, comme préconisé par le collège d’expert
 ».

L’aboutissement d’un raisonnement médico-légal que nous soumettions aux experts judiciaires il y a près de 10 ans maintenant.

Autant d’années nécessaires à faire prévaloir la certitude du droit sur l’incertitude médicale.

Hervé GERBI, avocat spécialisé en dommages corporels et droit (corporel) du travail Diplômé de psychocriminalistique. https://www.gerbi-avocat.fr

[1Civ. 2e, 28 février 2013 : N° de pourvoi : 11-25.446 11-25.927.

[2Civ. 2e, 6 février 2014 : N° de pourvoi : 12-29.959.

[3V. S. Hocquet-Berg, Les prédispositions de la victime, in Mélanges H. Groutel : Litec, 2006, p. 169 et s.

[4(Cass. 2e civ., 27 mars 2014, n° 12-22.339.

[5Cass. crim., 11 janv. 2011, n° 10-81.716 ; Resp. civ. et assur. 2011, comm. 130.

[6Cass. 2e civ., 8 juill. 2010, n° 09-67.592 Resp. civ. et assur. 2010, comm. 269.

[7Cass. 2e civ., 10 nov. 2009, n° 08-16.920 ; Bull. civ. 2009, II, n° 263 ; Resp. civ. et assur. 2010, comm. 34.

[8Cass. 2e civ., 10 juin 1999, n° 97-20.028 ; Bull. civ. 1999, II, n° 116.

[9S. Hocquet-Berg, Responsabilité civile et assurances, n° 7-8, Juillet 2016, comm. 213, note ss. Civ. 2, 19 mai 2016, pourvoi n°15-18.784.

[10Civ. 2, 3 mai 2018, pourvoi n° 17-14.985.

[11Civ. 2, 13 juin 2019, pourvoi n°F18-20.547.