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Le combat des avocats contre le carnage du Bokor. Par Vincent Ricouleau, Professeur de Droit.
Parution : mardi 16 février 2021
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On sait que les risques encourus par les avocats sont multiples [1] ; on sait moins que certains avocats exerçant dans notre ex Indochine coloniale, se sont exposés dans de terribles affaires. Ainsi, dans les années 1920, au Cambodge, lors de l’affaire Bardez. Dossier qui permit de révéler comment l’Etat colonial a construit la route de la mort accédant au Bokor.

L’histoire de la justice coloniale au Cambodge reste à faire. La thèse d’histoire de Matthieu Guérin "Des casques blancs sur le plateau des herbes : la pacification des aborigènes des hautes terres du Sud-Indochinois 1859-1940" est une excellente source pour saisir le contexte. Elle rappelle les difficultés à soumettre les minorités ethniques dans l’hinterland. L’esclavage prévaut dans certaines provinces. Mal et sous-administré, le Cambodge reste une terre inconnue pour les Français. Cet article est un "petit" épisode du destin colonial tragique du Cambodge.

Cambodge. La ville de Kampot. A moins de 150 km de Phnom Penh. Mais il faut du temps, la mousson décide. Le Roi Ang Duong, durant son règne de 1841 à 1860, construit une voie de communication de la capitale, à l’époque, Oudong, à Kampot. Le commerce s’ouvre alors. Juste après la première guerre mondiale, la culture du poivre se développe. Tout reste à faire. L’affairisme des fonctionnaires coloniaux français n’est pas en peine.

2 juillet 1919. Kampot. A la Résidence française. Une commission de fonctionnaires. Rousseau, nommé en 1911 Résident supérieur, préside. Sont présents, de Flacourt, chef des services agricoles, Jubin, chef du service du cadastre, Cozette, chef du service des forêts, Bauer, inspecteur principal des bâtiments civils, Fabre, sous-ingénieur des travaux publics, le docteur Berret, médecin de l’assistance médicale, Navarre, lui aussi sous-ingénieur des travaux publics, appelé pour le cable aérien. Autour de ces hommes au profil incertain, les ronds-de-cuir de l’administration coloniale rêvant de s’enrichir vite et par tous moyens. Ce protectorat ne doit-il pas tout à la France. Ici, il y a des terres. Riches. Qui ne demandent qu’à être préemptées ou concédées.

Le site, dont ces hommes débattent, s’appelle Popok-Vil ou Popok-Vel. Une dénomination cambodgienne signifiant "le lieu où les nuages tournent". Un endroit peuplé comme disent les légendes cambodgiennes de génies et de sorciers. C’est le Tiong Poch qui les intéresse. Que les colons nomment le Mont Bokor. Sud-ouest du Cambodge. Face à l’ile vietnamienne de Phu Quoc, Koh Tral en khmer, à une douzaine de kilomètres au large. Au nord, la chaine de l’Eléphant. Un promontoire brumeux, pluvieux, mais aussi brûlant à certaines périodes. Le Bokor (signifiant la bosse du zébu), dit-on plus rapidement, avec sa "station des cinq jonques", un sommet atteignant 1055 mètres. L’origine de son nom vient de 5 gros monolithes alignés en face de la mer, comme des jonques sur leurs carènes. La Bella-Vista, elle, est le nom d’une corniche de plusieurs kilomètres jusqu’à la pointe du Bokor où se trouve un piton de 1020 mètres.

Par un arrêté n°176 du 6 février 1919 et une lettre dite 44, le Résident Supérieur au Cambodge, François Baudoin, crée une commission pour étudier le projet d’une future station d’altitude à créer sur le massif des Eléphants.

Il décide, probablement avec d’autres hauts fonctionnaires français aussi aveuglés que lui par le prestige de la France, la construction d’une station qui se veut climatique, touristique, un lieu de villégiature, initialement un sanatorium, en tout cas, un lieu de repos pour l’élite coloniale. Un mélange des genres qui aurait dû interroger.

Reste à déterminer précisément l’emplacement de la future station, susceptible d’accueillir 10 000 personnes. Cet endroit, il faut le chercher. Des missions explorent les sites. La mission Belou remonte la rivière de Popok-Vil jusqu’à sa naissance à une dizaine de kilomètres vers le nord-ouest. La mission Boutier suit les crêtes et la série des plateaux vers le nord. La mission Kimteng explore la vallée du Kamchay.

Aucun de ces sites ne convient vraiment aux installations prévues. Que doit comprendre la future station ? Un bungalow hôtel, les villas de la Résidence de Kampot et deux chalets pour familles nombreuses. Il faut des bâtiments pour la garde indigène, en sachant que le village indigène et ses marchés doivent former un quartier à part, suffisamment éloigné du centre européen pour ne pas le "déranger". Il faut des magasins. Des ateliers et des bureaux pour la poste et le télégraphe aussi. Des colons achèteront des terres pour construire des villas. A qui appartiennent ces terres ? A l’Etat français ? Et surtout, comment alimenter en eau la cité du Bokor ? Entre janvier et mai, le Trapeang situé à 600 mètres environ des cinq Jonques et le Chos-Prom sont à sec à certaines périodes. Quelles infrastructures faut-il construire ? Des aqueducs ? Des puits ? Et la qualité de l’eau ? Pour le moment, le projet prévoit des citernes. Un château d’eau sera construit ensuite. Un câble aérien doit "soulager" la voie terrestre.

D’ailleurs, quelle voie terrestre ? Il y a certes les chemins tracés par les éléphants sauvages. Mais ne plaisantons pas. La cité du Bokor nécessite une véritable infrastructure routière. La route d’accès longue de 33 kilomètres doit être construite de toute pièce, à travers jungle et montagne. Le projet dépend d’elle.

Que prévoient les fonctionnaires de cette commission ? Sur le procès-verbal, la construction d’une prison est notifiée. L’explication est simple. Réquisitionner les prisonniers cambodgiens est le seul moyen de trouver les bras nécessaires. Détenus de droit commun ou politiques, peu importe. Des "enrôlés" complètent les effectifs. On ne connaît pas les conditions officielles d’enrôlement et le salaire. On se doute que les fameux recruteurs, blancs ou khmers, trouvent de quoi faire. Y a-t-il des enrôlés forcés ? On sait que les paysans cambodgiens sont contraints de travailler quelques semaines par an pour l’intérêt dit général. Il s’agit principalement de travaux publics, routes, ponts, digues, déforestation. Avec l’aide de miliciens dont la cruauté et la violence font date. Le tout dans un climat détestable, où carences alimentaires, eau fétide, tuberculose, paludisme, épidémies, serpents, accidents, tuent.

Ce n’est pas une surprise pour ceux qui connaissent la région. La construction de la route accédant à la cité du Bokor provoque un carnage. Les forçats dorment à même le sol. La prison ne sera construite que lorsque la route sera construite. La commission n’en a que faire.

Le bilan sur le chantier de la route est effroyable. 881 décès dans les 9 premiers mois de l’année 1920. Mais combien après cette date ? Combien en tout ?

Le milicien gradé ou non, chargé du pointage des effectifs, écrit en face du nom du forçat ou de l’enrolé décédé, l’expression "en fuite". Un petit tas de terre de plus sur le bas-côté de la route, une sépulture bien vite recouverte par les gravats et la végétation.

881, c’est le chiffre précisé dans le rapport public de l’inspecteur Pagès. Mais est-ce le vrai ? Combien de blessés ? De malades ? D’handicapés suite aux conditions de travail ? La cité du Bokor méritait-elle un tel sacrifice ? Le Résident Supérieur François Baudoin sait que le site du Bokor n’est pas stratégique. Il n’est pas menacé par le Siam. Encore moins par le Vietnam aux mains des Français. Alors qu’est-ce qui a pu orienter ces fonctionnaires vers un tel projet aussi éloigné des réels besoins de la population cambodgienne ?

Marguerite Duras dénonce le Bokor.

Kilomètre 184. Sur la route de Phnom Penh, habite la famille Donnadieu entre 1924 et 1935. Marguerite Donnadieu (1914-1996) adopte Duras comme nom de plume. Elle ne surmonte pas son passé. Elle dénonce la corruption, la concussion, la cupidité, la cruauté, la médiocrité des fonctionnaires coloniaux français, qui ruineront sa mère, assez téméraire pour acheter des terres qu’elle croit exemptes d’inondation. Mais ce n’est pas tout. Marguerite Duras dénonce l’exploitation coloniale.

Elle évoque dans son livre "Un barrage contre le Pacifique"(1950), les bagnards utilisés pour défricher, remblayer, empierrer, pilonner avec des pilons à bras le tracé de la piste pour aller au Bokor. Elle poursuit.

"Ainsi les faisait-on travailler seize heures par jour, enchainés les uns aux autres, quatre par quatre en rangs serrés".

Pas seulement les bagnards, sur le gigantesque chantier, qui dure 6 ans en tout. Les enrôlés aussi. Les bagnards ne pouvaient être renvoyés. Les enrôlés, si. Ces derniers avaient leurs femmes, installées en camp volant, toujours en train d’enfanter et affamées.

C’est dramatiquement simple. Les miliciens tenaient à avoir des enrôlés pour disposer de femmes, même lorsqu’ils travaillaient des mois durant dans la forêt, à des kilomètres des premiers hameaux. Seize heures de pilonnage à la trique et sous le soleil.

"Combien de fois en six ans, la femme du caporal avait-elle accouché au milieu de la forêt, dans le tonnerre des pilons et des haches, les hurlements des miliciens et le claquement de leur fouet. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’avait cessé d’être enceinte des miliciens et que c’était le caporal qui se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts".

Les inaugurations du Bokor en 1925.

Le 14 février 1925, après 6 ans de travaux, le Bokor Palace est inauguré par François Baudoin en sa qualité de Résident Supérieur du Cambodge. En novembre 1925, Alexandre Varenne, en sa qualité de gouverneur de l’Indochine, se déplace sur le site, inaugurant à sa manière les installations. L’hôtel, aux formes biscornues, au sommet souvent brumeux et pluvieux de la montagne, se voulant la pièce maîtresse d’une colonie agricole, un hôtel flanqué d’un sanatorium qui n’existera jamais, jouant avec une proclamée autarcie, est le symbole du pur aveuglement colonial.

L’affaire Bardez.

Mais entre ces deux dates officielles d’inauguration, survient le 18 avril 1925 à Kraang Laev, un événement primordial. La mort de Félix Louis Bardez, Résident de la province de Kompong. C’est notamment à ce moment que tout bascule et que le drame du Bokor est connu du grand public suite à un engrenage judiciaire.

Le professeur américain, David Porter Chandler, a parfaitement reconstitué le parcours de Bardez.

L’homme est né à Paris en 1882. Arrivé en Indochine en 1908, il fait la première guerre mondiale. Il occupe des responsabilités qui ne correspondent pas à son statut de fonctionnaire de bas niveau. Son travail est notamment de percevoir la taxe sur le paddy. Il arrive à Kraang Laev le 18 avril 1925 à 8 h. Avec Svon, l’interprète, Lach, un militaire, un cuisinier vietnamien, et son chauffeur. Les chefs des villages ont déjà à de multiples reprises, mis en garde les autorités. Les paysans cambodgiens, plus taxés que les autres habitants de l’Indochine, sont exsangues. Ils ne peuvent pas payer les taxes fixées par une ordonnance royale de novembre 1924. Certes, il faut financer des routes, des équipements mais ces projets comme ce mystérieux site de Bokor, sont-ils utiles et prioritaires ? En février 1925, le balat-long a été rossé et "compissé" par les femmes, insulte suprême. L’avertissement ultime à une administration coloniale qui ne fonctionne que par relais. Bardez justifie les taxes se bardant de son statut de représentant de la France. Devant les paysans qui contestent, il menace. Alors, il commet l’irréparable. Il retient des villageois et ordonne le paiement en échange de leur liberté. Vers 10 h, inquiet de l’évolution, il fait envoyer un message à Kompong Chhang, situé 14 km plus loin, pour obtenir des renforts. Trop tard. Bardez et son escorte sont battus à mort par les villageois.

L’autorité de la France est remise en question. Le Résident Supérieur du Cambodge et le Gouverneur Général de l’Indochine ne peuvent laisser cet affront impuni. Une ordonnance royale bannit le village et ses environs. Les villageois ne peuvent plus y vivre. La sanction collective est terrible.

Un dénommé Bonnet est nommé juge d’instruction, alors qu’il n’est pas magistrat. Il est le plus haut fonctionnaire de Kompong-Chnang. Il ne dispose d’aucune indépendance puisqu’il est totalement subordonné. Il était de surcroît un collègue de Bardez. Bonnet est ignare en procédure ou la connaît trop bien, on ne sait. Il ouvre par exemple des documents sous scellés, appartenant à Bardez. Notamment un journal où sont consignées nombre d’informations. Ces pièces ne sont pas communiquées à la défense, pourtant témoin de l’ouverture. La stratégie est connue. Sélectionner les pièces à communiquer à la défense pour la mettre en difficulté et épargner la responsabilité de l’Etat colonial.

Le chauffeur cambodgien de Bardez est un témoin du massacre. Survivant au lynchage, ayant réussi à s’échapper, il aurait dû être cité, s’exprimer devant le tribunal. Or, dans des circonstances obscures, "alors qu’il résiste à une interpellation", sans autre précision, il décède.

Le procès dure 16 jours devant la Cour criminelle de Phnom Penh. 18 "pirates" sont finalement traduits devant la juridiction, après des centaines d’arrestations. Il s’agit de "pirates", autrement dit de criminels de droit commun, selon l’accusation. L’Etat colonial vise surtout à ne pas donner à cette affaire une connotation politique, où seraient dénoncés un asservissement du Cambodge et la gabegie de l’administration coloniale.

Les avocats Lortat-Jacob, Gallet, Dufond, et De Percevaux, notamment, attaquent le pouvoir colonial comme ils ne l’ont jamais fait. De Percevaux était de l’équipe de défenseurs de Malraux dans l’affaire du vol des statuettes dans un temple khmer. Les consorts Om-Chuon, Dy Mor et quelques autres bénéficient d’avocats rompus à la guérilla judiciaire, contre un Parquet dirigé par le Procureur Colonna, aux ordres de la colonie.

Devant les multiples attaques des avocats de la défense, le précieux journal de Bardez et quelques autres pièces sont finalement communiqués. Pendant que l’inspecteur des affaires politiques, Chassaing, présent aux débats en permanence, appuie systématiquement la position du ministère public. Obtenir la peine de mort ou une détention à perpétuité pour les 18 "pirates", faire un exemple, sévir, réprimer, pour que cela ne se reproduise plus, c’est le but.

Les déclarations écrites de Chassaing, jointes au dossier, sont qualifiées "d’administratives" et donc non communicables à la défense. Dans le droit fil de la stratégie du Parquet de ne pas donner à la défense ce qui peut aider à innocenter les prévenus et à accabler l’Etat colonial.

La tentative d’empoisonnement de Maitre Gallet.

L’avocat Gallet est une cible. On tente de l’empoisonner probablement avec du Datura, le réduisant au silence tout au plus quelques jours. Par chance, les doses de poison étaient insuffisantes. Sans enquête approfondie, les auteurs de la tentative d’assassinat restent impunis.

Madame Tourniaire, une secrétaire de la chambre de commerce de Saïgon est engagée par la défense. Retranscrire les débats, fidèlement et loyalement, s’impose. C’est absolument prioritaire. Cette employée est vite rappelée à l’ordre par ses employeurs.

Eugène Dejean de la Batie (1898-1946), dans le journal l’Echo Annamite, publie les moments forts de l’audience. Pendant que le journal du pouvoir colonial, l’Impartial, discrédite la défense. Le principe du procès est clair. L’administration coloniale ne saurait être mise en cause. Il s’agit d’actes de piraterie. De révoltes de bandits. La défense saisit le bureau central de la ligue des Droits de l’Homme à Paris. Le dossier retentit dans les cercles parisiens. Affole le pouvoir.

Des aveux obtenus sous la torture.

Les aveux de nombre de comparants ont été extorqués sous la violence. Ainsi, un acte de Me Marius Leautier, huissier de justice à Phnom-Penh, relate le témoignage d’un Cambodgien torturé. On lui a plongé notamment le visage dans un nid de fourmis rouges. Sollicités par la défense, les docteurs Menaut et Marriq examinent les accusés. Leurs conclusions sont accablantes. Les cicatrices et traces de coups ne laissent pas de doute. Sans parler des conséquences psychologiques. L’accusation fait face et dément. Les preuves des tortures ne sont pas rapportées ! Il s’agit de moyens dilatoires !

André Malraux est encore en Indochine. La Cour d’Appel de Saïgon a prononcé dans l’affaire des statuettes volées sur le site de Banteay Srey, le 28 octobre 1924 des peines assorties du sursis, un an pour Malraux, huit mois pour Chevasson, sans interdiction de séjour. Heureusement, sans interdiction de séjour, parce que sinon, Malraux aurait été expulsé.

Malraux avec l’avocat Paul Monin, publie article sur article dans son journal "l’Indochine Enchaînée" dont un, terrible, sur l’éloge de la torture. Il faut lire mon article "le droit colonial en Indochine à travers André Malraux et Paul Monin" pour comprendre à quel point le jeune Malraux a tenté de bousculer l’ordre colonial.

Malraux réfute totalement la thèse du gouvernement français. La révolte des Cambodgiens n’est en aucun cas un acte de piraterie, isolé, sans signification politique. Bien au contraire.

Dans le numéro 16 de l’Indochine Enchainée, le 24 décembre 1925, Malraux annonce son retour en France. Il a eu le temps de voir bien des choses en Indochine.

Alors, le procès qui n’a de toute façon jamais été un simple procès pénal, prend brutalement une autre tournure.

La déclaration de Maitre R.A Lortat Jacob.

Le coup de fouet glacé en plein visage. La déclaration de l’avocat R.A Lortat Jacob à la Cour va donner au procès Bardez une autre orientation. Voici ce qu’il dit lors de l’affaire Bardez, à des magistrats du siège subjugués et à un Parquet qui riposte immédiatement :

"Vous pouvez la monter aujourd’hui, sans crainte, cette route qui conduit au Palais du Bokor, les soubassements sont à l’épreuve car ils sont consolidés d’ossements humains blanchis. En haut, en guise du calvaire qui s’imposait, c’est un palace qui dresse son orgueilleuse silhouette. Mais sur place, on a oublié de faire flotter le drapeau noir portant comme emblème un crâne et deux tibias entrecroisés".

Maître Lortat-Jacob est poursuivi par ses pairs dont certains sont totalement inféodés au pouvoir colonial. Il y a de tout chez les avocats français en Indochine. Des humanistes désintéressés. Des affairistes, riches propriétaires fonciers et parfaits sbires du régime colonial. Des girouettes capables de manger à tous les rateliers. Des politiques opportunistes. il y a trop d’argent à faire en Indochine.

Lortat-Jacob aurait violé le serment des avocats :

"je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’Etat et à la paix publique, et de ne jamais m’écarter du respect du aux tribunaux et aux autorités publiques".

La sûreté de l’Etat. Lorsqu’un avocat, inscrit à un barreau en Indochine, met en cause le bon emploi des fonds de l’Etat et la probité des hauts fonctionnaires, dans une affaire criminelle, tout peut survenir. Notamment la suspension et la radiation. Si en plus, il accuse d’assassinats le gouvernement français, sa vie peut même être en danger.

Va suivre une incroyable bataille entre Lortat-Jacob et ses soutiens, confrères, journalistes et les suppôts du colonialisme dont des membres du conseil de l’ordre des avocats, simples marionnettes du Parquet, parfaitement à l’aise dans une société coloniale irrespirable.

La Cour d’Appel de Saïgon, finalement, reconnaît la thèse de Lortat-Jacob en déclarant :

"Considérant que le seul préjudice souffert par la chose publique est en ce fait que des hommes généralement paisibles et respectueux de l’autorité légitime, ont été conduits jusqu’au meurtre par un ensemble de procédés administratifs vexatoires, en absolue contradiction avec les paroles et les enseignements des premiers personnages de l’Etat dressés dans le rayonnement de la tribune française.

Considérant qu’en Indochine, colonie lointaine soumise au régime des décrets, le pouvoir administratif local et pratiquement sans contre-poids sur les milieux judiciaires ne donnent l’exemple d’une opposition sage et modérée, qu’en effet, ni les fonctionnaires silencieux par devoir, ni les commerçants et industriels, dans l’attente des faveurs et des commandes administratives, qui réagissent, si parfois l’administration vient à s’égarer.

Considérant que prise en soi, la phrase incriminée signifie que le protectorat du Cambodge, n’a pas reculé devant la cruelle disproportion entre le nombre élevé de décès dans la main-d’œuvre et l’importance plutôt faible de l’objectif poursuivi, à savoir la construction d’un hôtel, qu’enfin nos couleurs nationales flottent mieux, à l’aise là où les bienfaits de la paix française, apparaissent plus nettement que sur le chemin de Bokor"...

Ce n’est pas pour cela que les familles des victimes du Bokor ont été indemnisées ou ont pu regagner leur village, interdit d’accès.

Avec un peu de recul, comment la Cour d’appel de Saigon pouvait-elle échapper à la reconnaissance des dénonciations de Maître Lortat-Jacob, sinon à se ridiculiser ? Les pièces du dossier étaient accablantes. Certains des "18 pirates" sont acquittés, d’autres sont condamnés lourdement. Les recours sont faits. Les défenseurs ne se résignent pas.

Le destin du Bokor.

Le site du Bokor reflète la tragique histoire du Cambodge peuplé d’une mosaïque d’ethnies que le pouvoir colonial a bien du mal à dominer. Les Khmers Issarak se révoltent, notamment à la fin des années 40. L’insécurité provoque l’abandon de la cité du Bokor en pleine guerre d’Indochine. Une partie brûle.

Le Prince Norodom Sihanouk (1922-2012) fait reconstruire le site. Il inaugure à son tour la cité de Bokor en janvier 1962. A cette époque, le Bokor est géré par la Société Khmère des Auberges Royales. Il se compose de 22 chambres, de 4 appartements et d’un casino. Il y a une mairie, ex résidence de sa Majesté Monivong (1875-1941). Cette résidence est-elle le Palais Noir édifié au kilomètre 22, sur le site de l’ancien chalet du résident de Kampot ? Un centre de repos pour les Forces Armées Royales Khmères, une pagode bouddhique, un château d’eau aux formes futuristes . Une route permet d’accéder à la cascade de Popokvil à 7 kilomètres.

Puis Lon Nol (1913-1985) chasse Norodom Sihanouk le 18 mars 1970. Il contrôle le Cambodge de 1970 à 1975. Ancien élève du lycée Chasseloup-Laubat de Saigon de 1928 à 1934, ex juge au tribunal de Siem Reap, Lon Nol meurt en exil en Californie. Il faut lire David Chandler, Philip Short, Ben Kiernan, pour bien comprendre l’histoire complexe du Cambodge.

En 1972, les Khmers rouges se positionnent à Bokor.

Les troupes vietnamiennes envahissent le Cambodge en 1979. Elles affrontent la guérilla de Pol Pot.

En 1993, un bataillon de l’Autorité Provisoire des Nations Unies occupe le site.

Les Khmers rouges résistent longtemps dans ce bastion qu’est le Bokor. Pour accepter de déposer les armes après moult négociations et promesses.

Norodom Sihanouk a perdu 3 filles, 2 fils, 2 gendres, 14 petits-enfants dans le génocide khmer rouge. Comme beaucoup de familles cambodgiennes. Une catastrophe dont le pays ne se relèvera jamais vraiment.

La raison d’état colonial et l’impunité.

Le drame du Bokor ne semble avoir eu aucune conséquence sur la carrière des fonctionnaires protagonistes, directs ou indirects. L’incompétence et l’absence d’humanité aux colonies ne freinent pas les parcours, couverts par la raison d’Etat coloniale.

Toutefois, parmi de nombreux exemples, même s’il n’a pas été mêlé à l’affaire du Bokor, il est intéressant de rappeler le parcours de Thomson.

Un fonctionnaire bien oublié, Charles Thomson (1845-1898). Nommé gouverneur à 37 ans, par l’Amiral Jean-Bernard Jauréguiberry, ministre de la Marine et des Colonies (1882-1883) notamment sous le second gouvernement Freycinet et sous celui de Duclerc. Un poste de gouverneur que Thomson occupe de 1882 à 1885. Il fait partie de ceux qui contraignent le Roi du Cambodge, Norodom 1 (1834-1904) aux 45 épouses et aux 61 enfants à accepter un traité plaçant en réalité le royaume sous la tutelle française. Le traitre mot de protectorat, le faux-nez d’une colonisation. Thomson sera ministre de France à Copenhague en juillet 1886. Pour finir, en mars 1894, trésorier-payeur-général des Bouches du Rhône. Antony Wladislas Klobukowsky (1855-1934) aurait joué un rôle très important auprès de Thomson. Ce dernier devient aussi gouverneur général de l’Indochine de 1908 à 1911.

Puis bien sûr, Alexandre Varenne (1870-1947), ex élève de Bergson à Clermont-Ferrand. Avocat. Fidèle de la pensée de Jean Jaurès. Député socialiste. Vice-président de l’Assemblée nationale. Du 28 juillet 1925 jusqu’en octobre 1928, Varenne est gouverneur général de l’Indochine Française. Ministre d’Etat dans le premier gouvernement de Georges Bidault du 24 juin au 16 décembre 1946. Sa phrase "Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé avant moi" sonne le glas de tout espoir. L’avocat R.A Lortat-Jacob écrit dans son livre, publié par Jean Laffray, aux éditions de la Griffe "Sauvons l’Indochine - Politique et Vérité" page 19 que Varennes avait un mentor sûr et capable, monsieur Monguillot, son secrétaire général. Mais il fut écarté. Varenne dit aussi que "les opinions politiques de la France n’ont rien à faire en Indochine". Un comble pour un socialiste.

Le pire. François Baudoin, né en 1867, commis de résidence en 1888, administrateur en 1900, résident supérieur au Cambodge en 1911, gouverneur général de l’Indochine en 1922 et 1923, prend tranquillement sa retraite en 1926. Après été fait commandeur de la légion d’Honneur. Il a inauguré le palace du Bokor le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 1925, sans un mot pour les victimes. Le ministre des colonies Léon Perrier refuse de communiquer les résultats d’une enquête le concernant. Ce qu’a fait Baudoin dépasse l’entendement.

Si les avocats ayant défendu les fameux « pirates » dans l’affaire du Bokor, étaient toujours en exercice en 2021, que feraient-ils ? Peut-être plaideraient-ils devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) toujours en fonctionnement, pour défendre les victimes des Khmers rouges. Comment auraient-ils pu à leur époque imaginer un tel désastre dans le pays qu’ils défendaient.

Le débat sur la repentance est limité pour le moment à l’Algérie, avec notamment les travaux de Benjamin Stora. Comme si l’empire colonial de la France s’y limitait. Le gouvernement algérien a de nouveau réclamé lundi 8 février « la reconnaissance des crimes coloniaux » de la France, par la voix de son porte-parole Ammar Belhimer.

L’Indochine restera-t-elle silencieuse ?

Le Bokor est maintenant un hôtel 6 étoiles, de 36 chambres, situé à 45 minutes de Kampot et à 3 heures de Phnom Penh. Avec un site internet, un compte Twitter et un compte Facebook. Certains disent que les âmes errantes des prisonniers sacrifiés rodent. Le plus dangereux, les fantômes des bébés morts et enterrés à la va vite. Mais le site Agoda sur lequel vous pouvez réserver une chambre, sans frais d’annulation, ne le mentionne pas.

Le destin du Bokor n’est peut-être pas encore joué. L’Histoire réserve toujours des surprises. Il a fallu beaucoup de temps pour enlever les mines enfouies par les Khmers rouges. Le passé, lui, est quelque peu enfoui aussi. Mais seulement en apparence.

Vincent Ricouleau Auteur du Guide des Risques Psychosociaux des Avocats Professeur de droit - Vietnam - Responsable Cellule d’Urgences Juridiques pour les citoyens français en Asie Directeur de la Clinique Francophone du Droit (Saigon) Titulaire du CAPA - Expert en formation pour Avocats Sans Frontières - Titulaire du DU de Psychiatrie (Paris 5), du DU de Traumatismes Crâniens des enfants et des adolescents (Paris 6), du DU d’évaluation des traumatisés crâniens, (Versailles) et du DU de prise en charge des urgences médico-chirurgicales (Paris 5).

[1Mon Guide des Risques Psychosociaux des Avocats, paru en octobre 2020, contient un chapitre sur ce thème.

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