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"Ouvre boîte" et open data des décisions de justice. Par Laurent Bidault, Avocat et Maxence Tafani, Etudiant.
Parution : lundi 15 février 2021
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Malgré plusieurs lois consacrant la mise à disposition aux publics (open data) des décisions rendues par les juridictions judiciaires et administratives, celle-ci n’est dans les faits toujours pas effective. Outre les contraintes matérielles inhérentes à une telle mise à disposition, la date à laquelle celle-ci doit avoir lieu demeure incertaine, faute de texte...
C’est justement l’objet du recours initié par l’association "Ouvre Boîte" devant le Conseil d’État, que celui-ci vient de trancher.

« L’ouverture, c’est l’aventure », écrivait le professeur Philippe Yolka en guise d’introduction d’un dossier consacré aux enjeux de l’open data [1].

Il est vrai que ce phénomène, qui trouve son origine dans le secteur de la recherche scientifique publique américaine et peut être défini comme la mise à disposition des citoyens, des acteurs de la société civile et de l’économie des données « produites, collectées ou détenues dans le cadre d’une mission de service public » et de l’autorisation de leur réutilisation « à des fins privées ou commerciales » , est vecteur d’une formidable promesse de transparence et d’ouverture.

Ouverture au profit des citoyens donc, ouverture au profit des praticiens du droit, mais aussi (voire surtout diraient les détracteurs de celles-ci) ouverture au profit de sociétés commerciales qui, si elles ne vont pas commercialiser les décisions de justice en tant que telles (quoi que), proposent un service de traitement de ces données, afin que l’utilisateur y accède de façon plus aisée.

De ce point de vue, il est évident que les données constituent un gisement de ressources exploitables dont l’extraction puis la transformation (croisement, traitements algorithmiques) en informations sont créatrices de valeur, pour reprendre la métaphore de Matthieu Adam et de Hervé Rivano [2].

Mais encore faut-il que ces données soient véritablement accessibles.

Or, il faudra attendre encore avant que l’ « aventure » de l’open data ne soit au bout du clic …

La décision « Association Ouvre-boîte », rendue par le Conseil d’État, le 21 janvier 2021, en est l’illustration [3].

1. État actuel du droit de l’open data des décisions de justice.

L’open data des décisions de justices, tiraillé entre un désir d’exhaustivité et un encadrement limité, trouve son fondement législatif dans deux lois :
- La loi n°2015-1779 du 28 décembre 2015, relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public ;
- La loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique , dite loi Lemaire, qui consacre le droit d’accès et de réutilisation des décisions rendues par les différentes juridictions.

Ces deux textes combinés forment aujourd’hui le régime de l’open data des décisions de justice, codifié dans le livre III du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) relatif à l’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques.

S’agissant particulièrement des décisions rendues par le juge administratif, l’article L. 10 du code de justice administratif dispose que les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique, sous réserve notamment de l’occultation de certaines informations comme le nom des parties.

Notons qu’un principe similaire est prévu s’agissant des décisions judiciaires [4].

La question de l’accès à la jurisprudence administrative est plus que jamais d’actualité : tenant compte de la première recommandation du rapport dirigé par Loïc Cadiet et remis le 9 janvier 2017 à la Garde des Sceaux de l’époque, qui préconisait de confier au Conseil d’Etat le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de la justice administrative et la gestion de la base de données ainsi constituée, le décret n°202-797 du 29 juin 2020 prévoit en son article 7 que la mise à disposition sera réalisée sur un portail internet placé sous la responsabilité du garde des sceaux, ministre de la justice et divisé en deux sites pour chaque ordre de juridiction.

L’article R741-13 nouveau du Code de justice administrative, dans sa rédaction issue du décret, dispose désormais que

« le Conseil d’Etat est responsable de la mise à disposition du public, sous forme électronique, des décisions rendues par les juridictions administratives ».

La publication des décisions juridictionnelles devant en principe intervenir « dans un délai de deux mois à compter de leur date ».

La diffusion de la jurisprudence administrative est actuellement soumise à la tutelle du Conseil d’Etat, érigé en gardien du temple de l’ordre administratif.

Cependant, l’article 9 du décret susvisé renvoie à un arrêté du garde des Sceaux, ministre de la Justice, le soin de fixer

« pour chacun des ordres judiciaire et administratif et le cas échéant par niveau d’instance et par type de contentieux, la date à compter de laquelle les décisions de justice sont mises à la disposition du public ».

Or, le ministre de la justice n’a jamais pris un tel arrêté et c’est dans ce contexte que se situe l’action de l’association « Ouvre Boîte » et qu’est intervenu l’arrêt du Conseil d’Etat commenté, dans lequel la Haute juridiction se prononce sur le défaut de publication de cet arrêté.

Pour conclure sur ce point, on relèvera que les chiffres-clés publiés par le Conseil d’État pour l’année 2020, témoigne du peu d’effectivité de l’open data.

En effet, en 2020, ont été jugées au Conseil d’Etat 9 671 affaires, 30 706 pour les cours administratives d’appel et 200 394 pour les tribunaux administratifs.

Mais, ont été mises en ligne sur Legifrance sur la même période 16 487 décisions en tout et pour tout, dont 2 637 décisions du Conseil d’Etat et 13 828 arrêts des cours administratives d’appel.

Le différentiel saute aux yeux, et l’occultation pure et simple des jugements des tribunaux administratifs est tout aussi flagrante.

2. La décision « Ouvre boîte » du Conseil d’État.

Dans cette affaire, une association avait formé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la décision implicite de rejet opposée par le Premier ministre à sa demande de procéder à la publication des décrets d’application des articles L. 10 du Code de justice administrative et L111-13 du Code de l’organisation judiciaire précités.

Tout d’abord, le Conseil d’État devait se prononcer sur la recevabilité de la requête dans la mesure où le décret – dont l’association contestait l’absence – a été publié postérieurement à son action.

Aussi, après avoir relevé que le décret a été publié postérieurement à la requête de l’association et que cette dernière a par conséquent perdu son objet en tant qu’elle est dirigée contre le refus du Premier ministre de prendre un décret d’application des dispositions législatives en cause, le Conseil d’Etat considère que « cette requête conserve un objet en tant qu’elle est dirigée contre le refus du garde des Sceaux de fixer par arrêté le calendrier d’entrée en vigueur de ces dispositions », les conclusions de l’association requérante devant être regardées comme dirigées contre le refus des autorités compétentes de prendre les mesures réglementaires nécessaires à la mise à disposition effective du public des décisions de justice.

Ensuite, sur l’obligation de prendre l’arrêté en cause dans un délai raisonnable, le Conseil d’État juge que

« l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi ».

Partant, lorsqu’un décret pris pour l’application d’une loi renvoie lui-même à un arrêté la détermination de certaines mesures nécessaires à cette application, cet arrêté doit également intervenir dans un délai raisonnable.

Reconnaissant que « la mise à disposition du public des décisions de justice constitue une opération d’une grande complexité  », constat que l’on ne peut que difficilement critiquer, le Conseil d’État considère toutefois que le ministre de la Justice a été fautif en ne prenant pas l’arrêté prévu et en ne fixant pas le calendrier d’entrée en vigueur des dispositions de ce décret dans un délai raisonnable, plus de 20 mois après la loi du 23 mars 2019 et plus de six mois après la publication du décret du 29 juin 2020.

Enfin, l’association sollicitait que le ministère soit enjoint de prendre l’arrêté en cause.

Faisant valoir « l’effet utile de l’annulation de l’excès de pouvoir », le Conseil d’État fait alors usage de son pouvoir d’injonction, prévu par l’article L911-1 du Code de justice administrative, pour enjoindre le ministre de la justice de prendre l’arrêté prévu par l’article 9 du décret du 29 juin 2020 dans un délai de trois mois à compter de la notification de cette décision, sans astreinte.

A toutes fins utiles, rappelons qu’un « Rapport sur la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources » a été remis au Premier ministre Jean Castex le 23 décembre 2020 par le député Eric Bothorel, relevant des « insuffisances ponctuelles », notamment un «  retard de mise à disposition des données  », et formulant des recommandations pour y remédier.

La Haute juridiction ne fait donc qu’écrire une nouvelle page dans la saga de l’open data jurisprudentiel ... Affaire à suivre.

Laurent Bidault Avocat au Barreau de Paris Maxence Tafani Etudiant en droit Novlaw Avocats www.novlaw.fr

[1P. Yolka, « L’ouverture, c’est l’aventure », introduction du dossier spécial consacré aux Enjeux de l’open data, AJDA 2016.

[2« Les données », Le capital dans la cité - Une encyclopédie critique de la ville, Edition Amsterdam 2020

[3CE, 21 janvier 2021, Association Ouvre-boîte, n°429956

[4Article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire