Village de la Justice www.village-justice.com

Atteintes à la propriété intellectuelle : la marque menacée ? Par Emmanuelle Hoffman, Avocate et Marine Saiman, Juriste d’affaires.
Parution : mercredi 17 février 2021
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/atteintes-propriete-intellectuelle-marque-menacee,38170.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

La consécration de la protection de l’environnement et de la protection de la santé en tant qu’objectifs de valeur constitutionnelle n’est pas sans poser de questions en ce qui concerne leur conciliation avec l’exercice de la liberté d’entreprendre et les prérogatives des titulaires de marques. Aucune étude d’impact n’a en effet été réalisée en France pour étayer un éventuel lien de corrélation entre l’attractivité verbale d’une marque et la consommation d’un produit qui serait néfaste pour l’objectif de santé publique. Si pour l’heure, le Gouvernement français a renoncé à mettre en place l’interdiction de telles marques, le risque subsiste néanmoins.

Le 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel consacrait la protection de l’environnement au rang d’objectif de valeur constitutionnel, rappelant à cette occasion que la protection de la santé était elle aussi élevée à ce rang [1].

Fort de cette consécration, le Gardien des libertés estimait alors qu’il appartenait au législateur d’assurer la conciliation des objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement et de protection de la santé avec l’exercice de la liberté d’entreprendre.

Sur le plan juridique, le dogme de la conciliation s’inscrit parfaitement dans le sillage du principe de proportionnalité, consacré tant à l’échelle nationale qu’européenne, et selon lequel un droit doit s’articuler avec d’autres droits, libertés et objectifs. Ainsi des restrictions peuvent être apportées à un droit dès lors que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général et qu’elles ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit garanti.

Là où le bât blesse, c’est que les droits tel que celui de propriété intellectuelle ou les libertés telle que celle d’entreprendre sont de plus en plus sacrifiés sur l’autel de la protection de la santé publique, sans que le législateur ou la juridiction sur qui repose l’arbitrage n’ait véritablement mis en balance les intérêts ni évalué la nécessité d’une telle atteinte et encore moins son efficacité.

En la matière, le sacrifice le plus emblématique est sans doute celui des industriels du tabac dont les droits et libertés sont diminués depuis les années 1990 avec la loi Evin, à laquelle ont succédé pléthore de textes nationaux et européens, dont la règlementation Paquet Neutre en 2016, qui a réduit à peau de chagrin les prérogatives des titulaires de marques de tabac sur les cigarettes et le tabac à rouler.

Si ces derniers ont, pendant un court instant, pu penser qu’il s’agissait de l’arsenal le plus répressif et qu’aucune atteinte supplémentaire ne pourrait être portée à leur marque, fer de lance des actifs immatériels d’une entreprise et de sa stratégie commerciale, leur toute relative sérénité n’a pas duré.

C’est ainsi qu’en 2017, le Gouvernement français annonçait vouloir interdire les marques de tabac qualifiées par ce dernier d’attractives [2], c’est-à-dire à s’en tenir aux termes présents au sein de l’article 13 et du considérant 27 de la directive européenne 2014/40/UE [3], celles évoquant « un goût, un aliment, une odeur, un mode de vie » ou encore « la masculinité, la féminité, le statut social ou la perte de poids ». Autant de critères non seulement très différents mais aussi et surtout abstraits et subjectifs.

Le Gouvernement français entendait ainsi interdire des marques dûment enregistrées et valides telles que « Vogue », « Parisienne », « Allure » ou encore « Café Crème » et ce, de manière tout à fait discrétionnaire, en qualifiant celles-ci d’attractives, sans démontrer le caractère attractif des signes en cause et surtout sans souligner dans quelle mesure ce prétendu caractère attractif serait néfaste pour l’objectif de santé publique, qui plus est depuis l’instauration du Paquet Neutre.

En effet, à ce jour, aucune étude d’impact n’a été réalisée en France pour étayer un éventuel lien de corrélation entre l’attractivité verbale d’une marque et la consommation de tabac. Il ne conviendrait d’étudier l’impact d’une marque qu’à l’aune de son attractivité verbale puisque, faut-il encore le rappeler, aucune publicité n’est possible pour les titulaires de marque de tabac et compte tenu du Paquet Neutre, la représentation visuelle d’une marque est strictement encadrée et surtout identique pour chaque opérateur sur le marché.

Une telle étude d’impact serait pourtant nécessaire pour justifier la possible interdiction de certaines marques dites attractives puisque cela reviendrait ni plus ni moins à annihiler l’existence d’une marque, c’est-à-dire à vider de sa substance un droit de propriété intellectuelle qui figure, en tant que droit de propriété à part entière, au rang des droits fondamentaux.

Si pour l’heure, à la suite d’un feuilleton judiciaire, le Gouvernement français a renoncé à mettre en place une telle interdiction, le risque subsiste néanmoins et pourrait affecter tous les titulaires de marques dont le produit désigné pourrait avoir un lien, direct ou indirect, avec un objectif de santé publique. Raison pour laquelle il convient de s’élever contre cette potentielle dérive.

Dérive car l’interdiction d’un titre de propriété sans fondement légal mais sur la discrétion d’un Gouvernement quant à l’attractivité d’un signe reviendrait à une expropriation indirecte et illicite.

Illicite car le critère d’attractivité ou plutôt la non-attractivité d’une marque ne figure pas parmi les critères légaux pour qu’une marque soit valablement enregistrée. Bien au contraire, une marque doit être distinctive, or la définition même de cette condition implique une certaine attractivité du signe, attractivité d’ailleurs appréciée par les juridictions pour évaluer l’atteinte à une marque. Interdire une marque car elle est attractive irait donc à rebours du droit des marques qui valorise en toute logique la distinctivité d’un signe et son pouvoir attractif.

Interdire une marque reviendrait également pour le Gouvernement français à exproprier, de manière indirecte, son titulaire. Outre la licéité d’une telle expropriation, se poserait nécessairement la question de l’indemnisation de celle-ci.

Au-delà des questions de licéité et du coût indemnitaire d’une telle interdiction, cette annihilation d’un droit de propriété ferait souffler pour tous les titulaires de droit de propriété intellectuelle, tout secteur d’activité confondu, un vent d’insécurité non seulement juridique mais aussi économique.

En effet, en interdisant des marques de tabac dites attractives alors même que le produit pour lequel elles sont enregistrées n’est pas prohibé, le Gouvernement français mettrait l’activité des titulaires de ces marques à l’arrêt, et pourrait, sur le même fondement, à savoir celui de la protection de la santé publique, mettre à l’arrêt l’activité de nombreux autres industriels.

L’insécurité pour un industriel qui souhaite détenir un actif immatériel et marketing tel qu’une marque sera double : d’abord au moment de l’enregistrement de la marque, pendant la période d’examen, puis ensuite à chaque nouvelle loi ou décret ayant trait à l’industrie en cause.

Si cette insécurité juridique ne semble toucher pour le moment que le secteur du tabac, le fait que le législateur puisse brandir l’objectif de protection de la santé publique pour permettre à un ministre d’interdire de manière subjective un droit de propriété intellectuelle au seul motif que le signe protégé est attractif constitue une dérive liberticide dont l’application pourrait être aisément transposée à d’autres secteurs d’activité.

L’objectif de santé publique pourrait alors devenir un bouclier face à des produits, pourtant légaux, mais désignés comme dangereux pour la santé et permettant ainsi à un gouvernement de justifier l’interdiction d’un droit de propriété intellectuelle, au seul motif que celui-ci serait attractif, étant précisé que ce critère est subjectif faute d’avoir été défini.

Ainsi, qu’en sera-t-il des marques désignant de l’alcool dans le cadre de la lutte contre l’alcoolémie, des marques dont les produits contiennent du sucre sous l’égide de la lutte contre l’obésité ou encore des marques de voiture à l’aune du nouvel objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement ?

Pour enrayer ce phénomène et dans un objectif de sécurité juridique, les titulaires de marques, tous secteurs confondus, doivent s’élever contre la négation d’un droit de propriété intellectuelle au profit d’un objectif de santé publique afin d’éviter une prohibition endémique des marques dites attractives et d’assurer la pérennité de la propriété intellectuelle, tant d’un point de vue juridique qu’économique et ce, plus encore dans le cadre d’un marché européen, qui n’est sur ce point, pas parfaitement harmonisé.

Emmanuelle Hoffman, Avocate au Cabinet Hoffman www.cabinet-hoffman.com et Marine Saiman, Juriste d'affaires en entreprise.

[1Conseil Constitutionnel, Décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020

[2Déclaration de Marisol Touraine, alors Ministre des Affaires Sociales et de la Santé, le 31 janvier 2017, invitée de la matinale de RTL

[3Directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac et des produits connexes, et abrogeant la directive 2001/37/CE