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Du cadre légal des preuves électroniques en Haïti. Par Jameson Pierre-Louis, Etudiant.
Parution : mercredi 24 février 2021
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Le téléphone est selon une étude de la Finscope, le deuxième actif après le lit, le plus possédé en Haïti. La pénétration des technologies dans la vie quotidienne des haïtiens couplée de la multiplication des services électroniques ont favorisé la montée des cas de victimisations des crimes informatiques.

Toutefois, il est constaté que le pays souffre jusqu’à présent d’un cadre légal sur les preuves électroniques ce qui représente un handicap au travail des enquêteurs judiciaires et professionnels du droit.

En outre, l’absence de lois prive les citoyens de l’accès aux réparations judiciaires et le respect de leurs droits. Dans cet article, nous proposons les points essentiels qu’un cadre juridique sur les preuves électroniques doivent prendre en compte.

La miniaturisation des outils électroniques et la mondialisation ont provoqué un accroissement de la disponibilité des technologies avancées dans les pays en développement dont Haïti. L’introduction des téléphones intelligents, des objets connectés, l’abaissement considérable des couts d’obtention de carte de paiement électronique au niveau national et international et la vulgarisation des connaissances informatiques ont comme conséquence d’augmenter les possibilités de commission d’infractions liés aux TICs et de fait, coïncident avec l’accroissement des cas de victimisations des crimes informatiques.

Selon les déclarations de la Direction générale de la police judiciaire, plus de 2 000 plaintes ont été déposé contre les tentatives d’extorsion par téléphone en 2020. Il est à remarquer que ces chiffres ne couvrent que les dénonciations au niveau de la zone métropolitaine. Et que les cas de victimisation sur internet sont titanesques en Haïti. Face à la montée des crimes informatiques, le recours et/ou le besoin de recourir aux preuves électroniques sont de plus en plus grandissant et même indispensable dans la majorité des conflits judiciaires.

Que ce soit les données des positions géographiques des suspects de l’assassinat d’un bâtonnier, l’enregistrement audio de la déclaration d’un président en rapport avec cet assassinat ou des allégations de complot de coup d’Etat, les preuves de gains d’un parieur sportif, l’enregistrement vidéo de cas de kidnapping ou encore des vidéos d’entrevue de chef de gangs, de scènes de viol ; les preuves électroniques sont devenues omniprésentes et ne se limitent plus à la cybercriminalité.

Toutefois, faute est de constater que malgré ces faits, les enquêteurs judiciaires et les professionnels du droit font face à un ensemble d’obstacles les empêchant de conclure des affaires requérant les preuves informatiques. L’un de ces obstacles majeurs est l’absence d’un cadre légal sur les preuves électroniques.

En effet, les preuves sont objet du droit et ne peuvent être admise que selon les voies du droit. L’insuffisance des règles sur les preuves électroniques représente une forme de paralysie de l’action judiciaire. Comme le disait Jeremy Bentham au 19e siècle : « Quand un particulier s’adresse au juge [même pour les crimes informatiques], c’est pour lui demander une décision, qui ne peut être relative qu’à un point de fait ou à un point de droit. Dans le point de fait, il s’agit de savoir s’il estime que le fait qu’on lui soumet soit vrai ou non ; et dans ce cas la décision ne peut avoir d’autre base que les preuves ». Sans les preuves, le juge est comme désarmé, ne peut prendre de décisions.

Dans un précédant article, nous avons démontré l’admissibilité des preuves électroniques devant le tribunal haïtien, en raison notamment du principe de la liberté des preuves et des dispositions des articles 1 à 5 du décret sur la signature électronique.

Il convient de porter à l’attention du lecteur que malgré une absence totale de cadre juridique spécifique aux crimes liés à l’informatique, certains pays ont recouru à l’extension réussie des pouvoirs d’enquêtes généraux dans le but d’accéder, de collecter, de sélectionner, de saisir et de conserver les preuves électroniques afin de les présenter devant le tribunal. Un pays d’Afrique australe témoigne, par exemple qu’il profite du fait que

« la loi de procédure pénale permet à l’Etat de saisir toute chose… et les appliquer aux crimes liés aux outils électroniques même si la loi ne prévoit pas spécifiquement de cyber délits ».

Bien qu’il est possible dans une certaine mesure, d’étendre les dispositions de loi relatives aux preuves traditionnelles aux preuves digitales en Haïti. Pour un encadrement efficace des preuves électroniques, nous proposons que le législateur légifère sur quatre grandes axes liés à ces dernières : un cadre institutionnel des investigations numériques, l’incrimination des comportements délictueux liés aux TICs, la coopération internationale et la responsabilité des fournisseurs de services.

Le cadre institutionnel et la procédure des investigations numériques.

Ils permettraient de mener une action coordonnée de lutte contre la cybercriminalité, de créer de nouveaux organes ou d’élargir les pouvoirs d’enquêtes des institutions répressives comme la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) relatifs aux crimes liés à l’informatique ; d’étendre le régime des preuves aux preuves électroniques et établir des règles précises sur leurs exigences d’authenticité ; de définir les règles et principes de la « ordinatoria litis » et « decisoria litis » (règles de fond et de forme) de la procédure d’investigation numérique aussi bien les organes d’investigation spéciaux compétents en prenant le soin de déterminer les limites de leurs pouvoirs d’enquêtes. C’est-à-dire leurs pouvoirs de perquisition et saisie des preuves électroniques ; de conservation des données informatiques ; aux ordonnances relatives aux données informatiques ; d’utilisation d’outils criminalistiques à distance ; et d’accès direct des services répressifs aux données extraterritoriales ; de fixer des garanties minimales des données à caractère personnel et le respect des droits fondamentaux contre les excès éventuels des pouvoirs d’enquête, en protégeant la violation de la vie privée, la vie de famille, le domicile ou le secret de correspondance.

L’incrimination des comportements délictueux liés aux TICs.

Etant donné qu’il ne saurait exister des preuves sans infractions, l’incrimination des comportements délictueux qui sont commis contre ou par le moyen des TICs se révèle indispensable, comme dans les cas de crime organisée, de trafic humain, de commerce illégal, des fraudes électroniques et de la pornographie infantile.

Au niveau international, on édicte des règles d’incrimination des cyber délits en recourant à plusieurs méthodes : la catégorisation en fonction des actes, des auteurs/cibles et/ou certains critères et justifications.

La catégorisation en fonction des actes consiste à incriminer en fonction des actes précis. Parmi lesquels 14 ont été reporté par le Secrétariat des Nations unies comme commun aux législations des pays en matière de cybercriminalité parmi lesquels : l’accès illégal à un système informatique ; accès illégal, interception ou acquisition de données informatiques ; interférence illégale de données ou de systèmes informatiques ; utilisation abusive d’outils informatiques ; viol de la vie privée ou des mesures de protection des données.

L’utilisation des critères et des justifications permet d’identifier les conduites pouvant être incriminées par le droit pénal. Par exemple, en contrôlant l´accès aux systèmes informatiques mais aussi par le biais des concepts tels que les dommages, l´outrage, l´illicéité, la moralité, et la dissuasion. L’une des méthodes largement utilisés par les pays dans les cas de cybercriminalité est de recourir aux droits de l’homme, lorsque la législation ne condamne pas explicitement des actes délictueux sur le web. Par exemple dans le cas d’accès illégal aux données personnelles, le juge peut l’apprécier en tant qu’une violation de la vie privée.

La coopération internationale.

Elle est liée aux échanges des preuves numériques et devrait être l’objet d’une attention particulière. Malgré des engagements pris par la ratification des instruments internationaux notamment le Protocole facultatif à la Convention sur les droits de l’enfance et la Convention des Nations Unies sur les crimes organisés recommandant aux Etats « de conclure des accords ou des arrangements bilatéraux ou multilatéraux prévoyant une coopération directe entre leurs services de détection et de répression » des crimes ayant un caractère transnational, crimes qui sont de plus en plus facilités par les technologies de l’information et de la communication. Le législateur haïtien n’a pas adopté de lois spécifiques définissant l’autorité compétente dans la coopération internationale nécessitant des preuves électroniques et définit des règles de procédures précises sur la question. Des règles doivent définir les compétences des autorités judiciaires sur les données des haïtiens stockées à l’étranger et des autorités compétentes pour les demandes d’entraide et de partage de preuves électroniques.

En droit international pénal, l’une des conditions obligatoires d’un avis favorable pour une demande d’extradition ou d’échange de données est le respect du principe de la double incrimination. Selon ce principe, « l’infraction pour laquelle l’extradition est demandée doit exister aussi bien dans l’ordre législatif de l’Etat requis que dans celui de l’Etat requérant. Elle signifie aussi que cette infraction doit avoir un certain degré de gravité pour pouvoir justifier l’extradition ». Ce principe jusque-là est sujet à confusion au regard de l’interprétation courante de l’article 41, de la Constitution 1987/ amendée en 2011, qui dispose

« Aucun individu de nationalité haïtienne ne peut être déporté ou forcé de laisser le territoire national pour quelque motif que ce soit. Nul ne peut être privé pour des motifs politiques de sa capacité juridique et de sa nationalité ».

En outre, au regard des articles 5 à 7 du code d’Instruction criminelle, le tribunal haïtien ne peut apprécier des délits commis en dehors du territoire national sauf dans les cas d’un crime attentatoire à la sûreté de l’Etat, de contrefaçon des monnaies nationales ayant cours, de papiers nationaux, de billets de banque autorisés par la loi. Compte tenu de l’aspect souvent transnational des cyber délits, il impératif que des règlements viennent préciser la portée de ces principes, en considérant qu’il est souvent crucial de coopérer internationalement afin d’acquérir les preuves numériques.

La responsabilité des fournisseurs.

Elle indique les limites de responsabilité des fournisseurs de services. La structure actuelle des services des technologies de l’information exige l’intervention de plusieurs prestataires de services lors des perpétrations des crimes liés à l’informatique. Conséquemment la collaboration des fournisseurs de services aux fins de collecte des preuves numériques est indispensable. De ce fait, le législateur doit édicter des règles sur la responsabilité et les conditions dans lesquelles les fournisseurs de services doivent collaborer avec les services répressifs.

A cet effet, considérant les prérogatives du Conseil national de télécommunication, organe régulateur et de contrôle des technologies et fournisseurs de services de télécommunication. Il est nécessaire qu’on renforce ses capacités d’inspection notamment en ce qui a trait à l’identification des individus ayant acquis la signature électronique.

Présentation des preuves électroniques devant le tribunal.

La finalité des enquêtes criminelles est de réunir des éléments de preuves pouvant établir l’innocence ou la culpabilité des accusés devant un tribunal. Etant donné que les données et informations informatiques ne peuvent être rendues visibles que si elles sont imprimées ou montrées à l’aide d’une technologie informatique. Et les caractères volatiles et falsifiables de ces preuves. Le législateur devrait prévoir des règles sur :
- La procédure en contestation (inscription en faux) de ces preuves,
- Les conditions dans lesquelles leur fiabilité peuvent s’établir,
- La valeur probante des copies et la préservation des originaux des preuves informatiques,
- L’archivage des preuves électroniques après leur présentation devant le tribunal,
- Ainsi que les règles relatives à la prescriptibilité des contenus sur les supports électroniques.

En sus des propositions plus haut, nous recommandons, à l’initiative du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, de l’Ecole de la magistrature et du Ministère de la justice et de la sécurité publique qu’un cadre des connaissances, des compétences et des aptitudes (Knowledge, skills and Abilities - KSAs en anglais) soit développé autour d’un processus de management des connaissances (Knowledge Management - KM en anglais) afin de gérer les obstacles en ressources humaines et techniques des preuves et investigations numériques.

Ce processus implique l’identification et l’évaluation des besoins en connaissances pour les enquêtes générales et spécifiques sur la cybercriminalité. Une fois cette identification et cette évaluation effectuées, les connaissances du système judiciaire en matière de cybercriminalité et preuves électroniques sont identifiées et évaluées.

En comparant les besoins en connaissances et les connaissances actuelles des enquêteurs et juges, les déficits dans les connaissances sont identifiés. Une fois les lacunes de connaissances identifiées, des mesures seront proposées pour combler ces lacunes.

Un cadre optimal sur les preuves électroniques est un outil puissant pouvant faciliter les enquêtes numériques. Cependant les difficultés auxquelles font face les agents de la Justice ne se limitent pas à celle-ci. Elles comprennent également : le manque d’accès aux technologies d’internet, aux formations sur la cybercriminalité et l’enquête numérique. En outre, l’allocation d’un budget adéquat à la justice afin qu’elle puisse se doter des matériels et ressources nécessaires est un élément déterminant de sa capacité à mener et conclure des investigations numériques.

Enfin, les enquêtes électroniques, à cause des prérogatives de protection des données personnelles et des techniques d’anonymat employé par les criminels sur le web, requièrent des compétences d’une grande technicité que la Justice ne dispose pas toujours.

En conclusion, la prolifération des outils électroniques et leur introduction dans notre quotidien conduisent à rendre incontournable l’utilisation des preuves électroniques dans toutes les affaires judiciaires. La capacité de la Justice à s’adapter aux besoins de preuves informatiques est le reflet de sa capacité à s’adapter aux défis liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Et influence la confiance de la population dans le système judiciaire et sa volonté à signaler les cas de victimisation des crimes informatiques. Enfin, elle prive les justiciables de la protection de leurs droits fondamentaux sur le web et aux réparations judiciaires.

D’autre part, l’utilisation de ces types de preuves au regard de certains principes du droit doivent être l’objet de plus amples réflexions des étudiants en droit et des juristes dans le pays. Pour illustrer notre propos, dans la majorité des entrevues médiatiques des chefs de gangs, nombreux sont ceux qui ont confessé leur complicité dans la commission d’infractions graves.

Face à cette situation, quelques-unes des questions qu’on peut se poser sont : Quelle est la valeur probante de ces preuves au regard du principe de la liberté de la presse ? Peut-on présenter les enregistrements audio et vidéos des entrevues en tant que preuves à charge contre les bandits ? Quelle est la position du droit ?

Jameson Pierre-Louis, Juriste spécialisé en droit du numérique & en droit international des droits fondamentaux
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