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La santé des prisonniers du bagne de Poulo Condore. Par Vincent Ricouleau, Professeur de Droit.
Parution : samedi 27 février 2021
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L’histoire du bagne de Poulo Condore, où détenus indochinois de droit commun et politiques ont vécu l’enfer dans un terrible climat, est complexe. Un domaine reste à explorer, la médecine au bagne.
Quelles maladies étaient-elles les plus répandues ? Qu’a fait le pouvoir colonial pour les juguler et qu’aurait-il pu faire ? Comment soignait-on les détenus ? Quel était le contexte médical de l’époque ? Quelques éléments de réponse dans cet article !

Avant de lire ce qui suit, le mieux est de découvrir l’histoire du bagne de Poulo Condore dans mes deux précédents articles publiés, sur le site du Village de la Justice (Histoire du bagne de Poulo Condore et Histoire du bagne de Poulo Condore de sa création à la Première Guerre Mondiale)

L’archipel de Poulo Condore.

Les Annales de l’Institut Pasteur précisent que l’archipel est situé en Cochinchine, à 97 milles environ du Cap Saint-Jacques et à 45 milles, des bouches du Mékong. L’archipel a une superficie de 75 km 2. Il se trouve à 230 km de Saigon, à 185 km de Vung Tau (ex Cap Saint Jacques).

Poulo Condore représente l’élément le plus important. L’île, elle-même, mesure 12 km de longueur sur une largeur variable de 2 à 5 km. Son altitude moyenne est de 350 mètres. Le régime des vents est celui des moussons : mousson d’été du sud-ouest, d’avril à septembre, mousson d’hiver, de nord-est, d’octobre à mars, ou mousson de saison sèche. La saison des pluies survient en mousson du sud-ouest. Ce n’est pas un mince détail. Le climat est très éprouvant. Chaleur, tempêtes et cyclônes tuent facilement.

Les cartes disponibles de l’archipel représentent la plupart du temps huit iles mais elles sont plus nombreuses. L’archipel est formé de 16 iles de taille différente, Hon Con, Lon Nho, Hon Bay Canh, Hon Cau, Hon Bong Lan, Hon Vung, Hon Ngoc, Hon Trung, Hon Tai Lon, Hon Tai Nho, Hon Trac Lon, Hon Trac Nho, Hon Tre Lon, Hon Tre Nho, Hon Anh, Hon Em.

Huit ans après le bagne de Guyane, le bagne de Poulo Condore est créé le 1 février 1862. Suivent, par décret du 2 septembre 1863, le bagne de Nouvelle-Calédonie, puis en 1881, le bagne sur l’ile vietnamienne de Phu Quoc, en 1886, le bagne d’Obock près de Djibouti. Le bagne de Libreville au Gabon ouvre par décret du 1 décembre 1887, suivi par le bagne de Ndjolé, également au Gabon, en 1898. A Madagascar, le bagne de Nosy Lava en 1911.

Ces terribles bagnes sont destinés exclusivement aux populations des colonies, sauf ceux de Cayenne et de Nouvelle-Calédonie. Le bagne de Poulo Condore est le deuxième bagne créé après le bagne de Guyane, sans parler de l’Algérie ou des bagnes militaires. Le bagne de Poulo Condore est exclusivement réservé aux Indochinois, c’est-à-dire aux Vietnamiens, Cambodgiens, Laotiens, Chinois. En Guyane, le bagne de l’Inini accueille aussi nombre d’Indochinois.

Le pont 914.

Toujours un choc lorsqu’on arrive. Le pont 914, une longue jetée, en face du bagne, permettant d’embarquer et de débarquer hommes et marchandises sur la Grande Condore. 914 est le nombre officiel des détenus morts lors de sa construction. On ne sait pas si ce chiffre est exact. Mais il orne le monument aux morts. Le bagne, c’est le travail forçé, coûte que coûte, peu importe les pertes humaines. La nation vietnamienne tient à le rappeler au visiteur.

Le plan de 1932.

La configuration du bagne a beaucoup évolué au fil du temps. Un plan de 1932, avec une légende, permet de se repérer dans les installations médicales. Mais comment étaient-elles avant ? Comment étaient-elles après ?

Donnant sur le quai Andouard, un bâtiment est prévu pour les consultations médicales, nommé "ambulance", en fait, une infirmerie pour les détenus. Il y a "l’ambulance" des matas, les gardiens d’origine indochinoise. Une salle de consultations pour la sage-femme, attenante à son logement. Une sage-femme pour les conjointes des membres du personnel car à partir de 1907, aucune femme n’est plus incarcérée à Poulo Condore. Le plan indique le logement du médecin, séparé d’une rue. Le poste médical est entre la rue Simon Jean, la rue des Bureaux et la rue Aujard. Ce poste médical jouxtant la caserne et les logements des gardiens est probablement voué aux militaires de l’infanterie coloniale et aux gardiens européens. On note la différence sémantique, "ambulance" et "poste médical". Chaque groupe, les gardiens indigènes qu’on appelle les matas, les gardiens européens, les militaires de la coloniale, les condamnés, a son "lieu" attitré pour recevoir des soins dont la constance et la qualité diffèrent.

Un des meilleurs spécialistes de l’histoire pénitentiaire de l’Indochine coloniale est américain, Peter Zinoman, auteur de The Colonial Bastille, a history of imprisonment in Vietnam (1862-1940). Mais la médecine au bagne de Poulo Condore reste à étudier précisément.

Certains médecins français ont relaté leurs expériences au sein des bagnes français.

Léon Collin a écrit "Des hommes et des bagnes, Guyane et Nouvelle-Calédonie". Louis Rousseau (1879-1969) a été affecté le 19 mars 1911, au premier régiment de tirailleurs annamites en garnison à Saigon. En octobre 1911, il exerce à l’hôpital militaire de Saigon. En avril 1913, il quitte l’Indochine. Pas vraiment de trace de son passage. On sait qu’il part avec l’Ordre royal du mérite du Cambodge remis par le Roi Sisovath (1904-1927), ayant contribué à son opération de la cataracte.

Rousseau n’a probablement eu aucun contact avec le bagne de Poulo Condore. En revanche, arrivé au bagne de Cayenne, il plonge au coeur des ténèbres. Il écrit "Un médecin au bagne 1906-1913" en 1923.

Le livre sera publié plus tard.

Une autre explication pourrait résider en cette honte ressentie par certains praticiens en poste au bagne de Poulo Condore. Comment témoigner d’événements vécus sans être accusé de les avoir portés et cautionnés ? Et puis la fameuse sûreté de l’Etat. Toute atteinte peut entraîner les pires ennuis.

L’histoire médicale du bagne de Poulo Condore, c’est d’abord le cumul de quantité d’erreurs de jugement.

La description de Gustave Viaud.

Gustave Viaud (1836-1865), frère ainé de Julien Viaud, connu sous le nom de Pierre Loti, chirurgien de marine de deuxième classe, rédige le 14 août 1863 une topographie médicale sur l’ile de Poulo Condore : « Archives de médecine navale - L’ile de Poulo Condore, topographie médicale et rapport sur la situation présente ».

Viaud décrit très bien l’ile tant géographiquement que sur le plan de ses ressources. Il parle de la flore, des plantes médicinales, des animaux, des cochons, des chèvres, de l’arbre à pain, du jacquier, du maïs, des marais. Mais il évoque aussi la dysenterie et la sulfate de quinine pour soigner la fièvre.

Selon lui, pas de choléra, pas de variole, pas de syphilis sur l’ile.

Viaud a même repéré un endroit pour construire un hôpital de 300 malades. Mais il n’a le temps de rien faire. Il décède le 10 mars 1865 sur le bateau qui le ramène en France, probablement du choléra.

Un sanatorium.

La tuberculose fait des ravages partout en Indochine et ailleurs. En 1863, l’idée de créer un sanatorium sur l’ile effleure certains esprits. Dans ses "notes sur les iles de Poulo Condore, dépendance de la Cochinchine française", Chevillet, ancien commandant des iles et du pénitencier du 1 juillet 1872 au 4 novembre 1873, écrit qu’il serait possible de faire de ces îles un lieu de convalescence pour la Cochinchine.

Mais là aussi, les questions fusent. Qu’aurait-on fait comme soins ? Des cures iodées ? Des cures arsénicales ? Des injections en intraveineuses de cinnamate de soude ou d’hétol ou bien encore des injections basalmiques, des pneumothorax thérapeutiques, des thoracotomies ? Quels malades seraient-ils venus ? L’élite coloniale ? Qui aurait accepté de travailler dans ce sanatorium si isolé ? Serait-il devenu un vulgaire mouroir de démunis ?

La santé appartient à l’administration coloniale.

C’est un domaine réservé. L’article 1 de l’arrêté du 29 mai 1882 dit que la police sanitaire de la Cochinchine est placée sous la haute direction du gouverneur et du directeur de l’intérieur. L’article 2 dit que le chef du service de santé de la marine, remplit les fonctions de directeur de la santé. Une patente de la santé est mise en place. Le décret du 7 janvier 1890 crée un Corps de Santé des Colonies et des pays de Protectorat à vocation civile. Puis en 1905, l’Assistance médicale indochinoise est mise en place. Les Instituts Pasteur développent des programmes de vaccination et de recherche, les premiers avec Albert Calmette, en 1891, à Saigon et avec Alexandre Yersin en 1896 à Nha Trang, d’autres à Hanoi, Dalat, Phnom Penh et Vientiane. En réalité, les pathologies tropicales ne cessent de tuer. Les détenus de Poulo Condore vont payer le prix fort.

Les maladies des prisonniers.

Xavier Lenoir de la Cochetière, dans sa thèse de doctorat de médecine sur l’histoire de la médecine au bagne de la Guyane française, soutenue en 1986, établit une liste des maladies les plus couramment constatées au bagne. Cette thèse nous éclaire sur "les maladies au sein d’un bagne".

Le paludisme, la lèpre, la fièvre jaune, la dengue, le typhus, la thyphoïde, le choléra, la grippe, la tuberculose, les parasitoses intestinales dont les ascaridioses, les trichocéphaloses, les ankylostomiases, la leishmaniose, les dermatoses, les maladies vénériennes dont la syphilis, la filariose lymphatique à Bancroft, la leptospirose, le béri béri, le scorbut, nous dit l’auteur de la thèse.

Rajoutons alors, concernant le bagne de Poulo Condore, à ces pathologies, les traumatismes liés aux accidents du travail forcé, les fractures, les écrasements, les brûlures, les pathologies psychiatriques, les plaies par armes blanches, contondantes, les séquelles des grèves de la faim (il y en a eu beaucoup à Poulo Condore), celles des addictions à l’opium et aux alcools clandestins, les blessures occasionnées par les évasions ratées, notamment les tabassages de la brigade de recherche des évadés, mais aussi les maladies des yeux des détenus travaillant à la décortiquerie. Ces maladies et blessures dépendent du poste occupé par le détenu. La liste des maladies est très longue, n’en doutons pas.

On sait pertinemment à l’époque que la vie au bagne, quelque soit sa localisation, expose bien vite à la mort. Dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, datant de 1831, le docteur Louis René Villermé détaille les pathologies liées à la sous-nutrition et au travail au bagne de Rochefort. Haler les navires dans l’estuaire de la Charente, travailler dans l’arsenal maritime, tuent un prisonnier sur quatre de 1787 à 1802. Et pourtant le climat n’est pas celui de Poulo Condore. Les corps des bagnards sont en outre utilisés par le service de phrénologie de la faculté de médecine. En 1902, un bagnard de Guyane survit cinq années.

Les recherches en médecine tropicale sont intenses. Un des objectifs principaux est de s’occuper des troupes coloniales. Une armée en bonne santé est indispensable pour conquérir et occuper les colonies.

On constate ainsi un nombre impressionnant de médecins en Indochine, des auteurs de livres, des chercheurs. Alexandre Yersin (1863-1943), Albert Calmette (1863-1933) innovent. Alphonse Laveran (1845-1922), reçoit le prix Nobel en 1907 pour ses travaux sur le paludisme. Il publie un Traité du paludisme. Jean-Louis de Lanessan (1843-1919), médecin, est gouverneur de 1891 à 1894. Il dirige la guerre franco-siamoise. Paul Bert (1833-1886), premier résident supérieur au Tonkin et en Annam en 1886 meurt à Hanoi la même année, du choléra. D’ailleurs, sa formation transversale surprend. Il est licencié en droit, docteur en médecine avec une thèse sur les greffes animales sous la direction de Claude Bernard, docteur en sciences en 1866. Il est spécialiste de la physiologie et de la plongée sous-marine. Jean Auvergne, résident supérieur de février 1897 à mars 1898, est médecin de la marine. Albert Clarac (1854-1934) édite avec Charles Grall (1851-1924) en 7 volumes à partir de 1909, le « Traité de pathologie exotique, clinique et thérapeutique ».

Charles Grall a été le premier directeur du service de la santé de l’Indochine. Il est notamment l’auteur de « Pathologie exotique : Indochine, études statistiques et cliniques en 1900 », « la malaria en campagne en 1908 ». Grall a établi en 1904 le premier programme efficace de prophylaxie contre le paludisme lors de la construction de la ligne de chemin de fer entre le Tonkin et la province du Yunnan. Ces mêmes prescriptions ont été adoptées lors de la construction de la ligne entre Saigon et Nha Trang. Emile Marchoux publie en 1897 dans les Annales de l’Institut Pasteur, un mémoire sur le paludisme au Sénégal, puis s’attelle à mieux comprendre la lèpre et la spirochétose.

Ces savants, ces chercheurs, ces médecins, ces militaires et hauts fonctionnaires connaissent évidemment les terribles maladies dont souffrent les bagnards de Poulo Condore. Mais connaissent-ils les remèdes ? Quels soins les condamnés ont-ils reçus ?

Revenons sur certaines de ces pathologies qui ont décimé la population de l’île de Poulo Condore, car aucun groupe n’était vraiment épargné. Commençons par le paludisme qui décime en Indochine toutes les populations, civils, militaires, autochtones, et bagnards.

L’hecatombe du paludisme.

L’agent causal est le protozoaire du genre plasmodium. Il existe cinq espères plasmodiales chez l’Homme. Le plasmodium Falciparum est le plus répandu et le plus grave. Il y a le plasmodium vivax, ovale, malariae, knowlesi avec une étape hépatique puis érythrocytaire. Le réservoir est humain, sauf pour le Knowlesi qui est aussi simien. Mais ce type de paludisme n’était pas connu à l’époque du bagne français de Poulo Condore, il n’a été découvert qu’en 1965. Beaucoup de singes sont présents actuellement sur la Grande Condore. Le mode de transmission est la piqûre par l’anophèle femelle, vecteur de la parasitose. L’accès palustre grave entraîne une défaillance neurologique, respiratoire, cardio-circulatoire, des convulsions, des hémorragies, des ictères, une hémoglobinurie macroscopique.

Depuis sa création, le bagne de Poulo Condore est frappé par le paludisme. Les malades et les morts ne se comptent plus. Des bagnards impaludés sont des gens inutiles. Ils ne peuvent plus travailler.

Examinons par exemple, ce qui se passe dans les années 1930, à un moment, où déjà, nombre de recherches ont été faites sur ce fléau. L’échec est flagrant.

L’article « Le paludisme à Poulo Condore » écrit par E.M Farinaud, publié dans les Annales de l’Institut Pasteur en mai 1939, donne quelques indications.

L’institut Pasteur est en première ligne dans la lutte contre le paludisme. Il en va ainsi de l’image de la colonie.

Hubert Marneffe (1901-1970) tente de comprendre la très importante mortalité par le paludisme au sein du bagne de Poulo Condore en 1934. Il étudie les index splénique, plasmodique, génétique, en distinguant les détenus travaillant à l’extérieur, les détenus séjournant au camp de relégués, les habitants, détenus ou non, logeant en ville ou non, les enfants, les troupes coloniales, les gardiens, les matas.

La dénomination « condamnés politiques » est d’ailleurs utilisée, sans autre commentaire, dans l’article. Reconnaissance expresse de la fonction de Poulo Condore. Eliminer les opposants à la colonie.

Le plasmodium falciparum est le parasite dominant partout. En 1934, une véritable épidémie décime les détenus au lieu de la poussée saisonnière habituelle. En 1935, le terme endémie est utilisé.

Les recherches de l’Institut Pasteur disent que le foyer d’endémie palustre est entretenu par les vieux condamnés ou les relégués. Le foyer est renouvelé constamment par des apports exogènes lors de l’arrivée des nouveaux convois de prisonniers. Un lien est établi entre l’incarcération croissante des prisonniers due aux troubles politiques, notamment en 1931-1932. Ainsi, on lit qu’en 1933, les prisonniers provenant du bagne de Son La, région de paludisme hyper endémique, ont fourni une morbidité forte.

L’équipe étudie la faune anaphélienne composée de 11 espèces dont le A. Ludlowi, le A. Aconitu, le A. Vagus, (trouvé dans l’enceinte du bagne), le A. Subpictus, le A. Leucosphyrus.

Les eaux saumâtres sont les causes du développement des moustiques. C’est une certitude.

Alors le pouvoir colonial ordonne de combattre la faune anophélienne par tous moyens. Combler les marais et les trous d’eau saumâtres, stagnantes ! Drainer les terrains ! Recourir au pétrolage consistant à asperger de pétrole certaines zones marécageuses ! Fabriquer des portes à marées pour éviter la formation des eaux saumâtres ! Ouvrir routes et chemins, voies de communication nécessaires pour désenclaver les coins les plus reculés de l’ile pour l’exploiter au mieux. Construire d’autres bâtiments aussi pour accueillir plus de détenus.

Les "politiques" au régime pénitentiaire particulier, échappent pour beaucoup aux plus lourds travaux. Les autres détenus, surtout les indisciplinés, sont exposés sans vergogne. Déjà très affaiblis, ils mourront en masse.

Mais l’Etat colonial ne s’avoue pas vaincu. Il expérimente.

A. Maclaud, médecin-chef du bagne, relayé par le docteur Couturier, notamment, renforcent la prophylaxie. La composition des traitements contre le paludisme est faite en fonction de l’exposition des détenus aux risques.

Ainsi, parmi d’autres exemples, dès juin 1936, un "traitement d’attaque préalable" est mis en place pour les prisonniers travaillant à Ong-Hoi. Idem pour ceux en charge des wagons, du percement des routes.

Il faut des détenus forts et endurants pour ces travaux extrêmement pénibles, dans un climat exténuant. Préserver à tout prix ces hommes d’une infection. A défaut, la colonie agricole, en mal d’autarcie, n’a plus d’avenir.

Pour les relégués et les employés de la poivrière, un "traitement mixte" est renforcé. Pour les employés des rizières, des cultures de légumes (pommes de terre), pour les cantonniers, "un traitement mixte ordinaire" ! Pour les employés de l’usine électrique, et ceux de la pêcherie, "un traitement renforcé à base de quinacrine" ! Pour les détenus travaillant dans les ateliers, pour les maçons, pour les bouviers, "un simple traitement de quinacrine" !

Dans les Annales de l’Institut Pasteur, page 562, on connait la répartition des effectifs en 1937. 100 à 170 prisonniers sont affectés aux routes et aux poivrières. 40 à 60 pour les rizières. 25 à 35 pour les patates. 200 à 300 pour la bouverie. Les relégués (Hong Hoi) et les employés de la Saline sont au nombre de 110. Il y a 25 à 30 mineurs. Tous ces hommes font partie des équipes dites "extérieures". Concernant les équipes dites "intérieures", 25 hommes s’occupent des wagons. 30 sont cantonniers. 110 travaillent aux ateliers. 75 à 100 sont maçons. 20 sont à l’usine électrique. 50 sont à la pêcherie.

Bien sûr, la répartition de ces effectifs varient en fonction des périodes et des effectifs du bagne. Mais aussi en fonction de la mortalité.

Aucune observation n’est faite sur l’état physique et psychologique des détenus par l’Institut Pasteur. Dans les écrits qu’il publie, relatant et mettant en valeur les efforts si valeureux de nos équipes de médecins, les causes du paludisme sont relatées avec détails. Quant aux conséquences sur les détenus, le silence est de mise.

Mais le moustique ne fait pas que transmettre le paludisme. Il transmet aussi la dengue qu’il est bien de rappeler. Les pertes sont considérables.

La dengue.

La dengue est un arbovirus transmis par les moustiques femelles du genre Aedes. Quatre sérotypes. Chez les personnes infectées, la guérison entraine une immunité à vie contre le seul sérotype à l’origine de l’affection mais pas contre les trois autres. Une personne peut connaître en théorie quatre infections successives. Des infections ultérieures par d’autres sérotypes, surtout le deuxième, accroissent le risque de développer une dengue sévère. Le virus se transmet entre humains par l’intermédiaire d’un moustique infecté.

Une nourriture carencée condamnant les prisonniers.

Une nourriture insuffisante, pauvre, incomplète, déséquilibrée, mal conservée, entraîne bien des maux.

Le docteur A. Rochaix, professeur d’hygiène à la faculté de médecine de Lyon, dans un article publié dans les Annales coloniales en juin 1933, écrit « Une bonne alimentation, un repas suffisant, la suppression des toxiques (alcool, opium, etc…), une bonne hygiène générale, renforçant les défenses de l’organisme, apportent à la quinine une aide appréciable dans la destruction du parasite.

Or, 70 % des détenus de Poulo Condore, chiffre en deçà probablement de la réalité, restent résistants à la prophylaxie contre le paludisme. Car on ne peut espérer une efficacité du traitement sur des organismes carencés, faute d’une nourriture suffisante.

Question : comment tous ces médecins savants de l’Institut Pasteur ou non ont-ils pu abstraire ou faire semblant d’abstraire que le problème numéro 1 était l’alimentation des détenus ? Détenus qui multipliaient les mutineries, les évasions et les grèves de la faim pour faire prendre conscience de leur désespoir de mourir à petit feu ? Quelques mots d’explication sur ce qu’est le béri béri et le scorbut, maladies faciles à traiter et pourtant, sources de tant de décès à Poulo Condore.

Le beri beri.

Le béri béri fait des ravages à l’aube du vingtième siècle. En 1898, une grave épidémie de béri béri tue à Poulo Condore 405 détenus. Ainsi, le docteur C. Ferret souligne dans son rapport général, remis au ministre de l’intérieur, au nom de la commission permanente des épidémies de l’Académie de médecine, l’extrême danger du béri béri. Les années suivantes sont aussi dévastatrices. Les grèves de la faim pour protester contre la nourriture inadaptée, avariée, affaiblissent un peu plus les hommes. C’est un cercle vicieux, synonyme de condamnation à mort.

Le beri beri est une maladie due à une carence en vitamine B (thiamine) caractérisée par une polynévrite, une atteinte cardiaque, des oedèmes. Le béri béri humide provoque des atteintes cardiaques et des oedèmes. Le béri béri sec provoque un amaigrissement, une fonte des muscles avec toutes les maladies opportunistes, tuberculose, dysenterie, escarres avec l’alitement, pour ne citer qu’elles.

Pour prévenir le béri béri, des aliments riches en thiamine, comme le mil, les noix, les légumineuses comme les pois, les haricots, les céréales complètes, le son de céréales des produits à base de levure, sont nécessaires.

Outre le béri béri, les carences dans l’alimentation des détenus provoquent le scorbut.

Le scorbut.

Le scorbut est une avitaminose par carence en acide ascorbique ou vitamine C. Il a une symptomatologie polymorphe. Cette maladie tue beaucoup dans la marine à voile. On sait à toutes les époques du bagne de Poulo Condore l’importance du jus de citron. Le scorbut peut être prévenu très facilement à raison de 10 mg par jour. Le patient peut guérir en deux semaines avec un gramme par jour de vitamine C. Citrons, oranges, raisons, épinards, brocolis, choux, tomates, pommes de terre, sont les aliments conseillés. L’exposition à l’air, le salage, la dessication, dégradent la vitamine C.

Béri béri et scorbut auraient pu être combattus facilement. Alors quel est ce paradoxe de vouloir transformer les détenus en travailleurs pionniers sans les nourrir suffisamment, je ne parle pas, d’une nourriture de luxe, mais d’une nourriture adaptée. La production fruitière du delta du Mékong était pourtant si proche...

La lèpre.

La lèpre est probablement la pathologie qui terrorise le plus à cette époque. Elle est à Poulo Condore.

L’agent infectieux de la lèpre est le Mycobacterium Leprae. Le genre Mycobactérium comprend plus de 90 espèces dont les trois principales sont Mycobacterium tuberculosis, agent de la tuberculose, Mycobacterium leprae, agent de la lèpre et Mycobacterium ulcerans, agent de l’Ulcère de Buruli.

La période d’incubation est de 5 ans en moyenne mais les symptômes, peuvent survenir 20 années après.

Deux types de lèpre, la paucibacillaire, avec une à cinq lésions cutanées insensibles, la multibacillaire, avec plus de cinq lésions cutanées insensibles. C’est l’un des critères cliniques actuels. Mais à l’époque, c’était bien différent.

En raison du temps d’incubation de l’infection, qui dure plusieurs années, les porteurs asymptomatiques de Mycobacterium Leprae peuvent transmettre la maladie.

Une polychimiothérapie (PCT) avec trois antibiotiques, la dapsone, la rifampicine, la clofazimine permet de guérir actuellement la lèpre paucibacillaire en 6 mois, la lèpre multibacillaire en 12 mois mais chaque cas est spécifique. Il a fallu énormément de temps pour progresser.

Mais pendant longtemps, le médicament le plus utilisé était l’huile de Chaulmoogra, extraite d’un arbre originaire de l’Inde. En pommade et per os. On utilise la dapsone en 1940 qui devient résistante en 1960.

Le Mycobacterium Leprae ou bacille de Hansen, du nom du médecin danois, qui l’a découvert, a un tropisme neurologique. La bacille de Hanen se multiplie dans la cellule de Schwann touchant les nerfs périphériques, notamment le nerf V avec une anesthésie cornéenne, le nerf VII avec l’atteinte de l’orbiculaire des paupières et des lèvres, le nerf ulnaire, provoquant la griffe cubitale.

A Poulo Condore, on ne fait pas la distinction fondamentale entre la lèpre tuberculoïde, non contagieuse et la lèpre lépromateuse, contagieuse. Les malades sont mêlés. Le portage nasal (mouchage, crachats, aérosol) mais aussi le contact avec les plaies cutanées, sont à l’origine de la dissémination. Le bacille de la lèpre, contrairement à celui de la tuberculose ne peut pas être cultivé.

Quelques rappels sur le droit applicable aux lépreux en Indochine pour bien comprendre la spécificité de cette terrible maladie qui est une véritable malédiction, exploitée sans vergogne et sans discernement par les religions.

Une règlementation spéciale pour les lépreux indochinois.

L’arrêté du gouverneur général d’Indochine du 4 décembre 1909 interdit aux lépreux l’exercice de certains droits comme le droit de libre-circulation, l’exercice de certaines professions mettant le malade en contact avec le public, les emplois publics.

Cette exclusion et cet isolement sont prévus aussi par l’article 6 du décret du 20 septembre 1911. Toutefois, le malade peut rester à son domicile si il dispose des moyens d’existence nécessaires et si les garanties d’isolement ont été reconnues suffisantes. Dans tous les autres cas, la personne atteinte de la lèpre, doit rejoindre une léproserie.

La société de pathologie exotique est fondée le 5 novembre 1907 à l’initiative d’Alphonse Laveran, de Emile Marchoux et de Félix Mesnil. La commission de l’opium (1913), la commission du paludisme (1922) et la commission de la fièvre jaune (1927) sont sucessivement créées.

La société de pathologie exotique de Paris recommande en 1919 l’exclusion systématique des lépreux. Le code de l’indigénat prévoit ce qu’on appelle la ségrégation coercitive.

La troisième conférence internationale sur la lèpre est organisée à Strasbourg en 1923. Le secrétaire général, Emile Marchoux (1862-1943), chef du service de microbiologie tropicale de l’Institut Pasteur, ne prône plus alors la ségrégation coercitive. Il conseille "l’humanisation" des léproseries. Marchoux a écrit entre autres "la lèpre en Colombie" en 1931 et "voies de pénétration des germes de la lèpre dans l’organisme" en 1939.

En 1931, certaines évaluations dont on ne connait pas la fiabilité, donnent 12 000 personnes atteintes de la lèpre en Indochine, sur une population de 20 500 000 habitants, soit 0,58 pour 1000. Dans le sud du Vietnam, la léproserie de Culao-Rong dans la province de My Tho accueille beaucoup de malades. Dans le nord du Vietnam, au Tonkin, nous avons les léproseries de Te-Tuong, Van-Non, Huong-Phong, Quacam, Lieu-Xa, Sontay, Khuya. En Annam, les léproseries de Thua-Thien, Phu Bai. Au Cambodge, le village de Troeng, (Kompong-Cham). Au Laos, à Luang Prabang, à Paksé, Mahaxay.

Roland Dorgelès dans son livre « Sur la route Mandarine » parle de 700 personnes dans le plus grand dénuement dans la léproserie de Kien-Luong au Tonkin. Il parle aussi de Sœur Adeline qui exerce à la léproserie de Culao-Rong.

En 1930, un rapport au conseil de gouvernement sur la prophylaxie antilépreuse, dit que sur 12 000 lépreux, 3 388 sont isolés et traités dans 15 léproseries et colonies agricoles. Il y a les "villages spéciaux" de Thanh-Hoa, Kontum et la léproserie congréganiste de Phu-Bai dans la province de Hué.

Certains prêtres à une époque célébrent l’office des morts. Un rite symbolique mais terrible se fait au cimetière. La personne atteinte de la lèpre se glisse dans une tombe. Elle se met à genoux. Puis le prêtre lui jette trois fois de la terre sur la tête en disant « mon ami, tu es mort au monde ».

Comment s’occupe-t-on des détenus atteints de la lèpre à Poulo Condore ?

On est bien au-delà de la ségrégation coercitive. Ces détenus sont des parias. Des intouchables. Ils sont non seulement exclus, bannis mais aussi mal ou tout simplement pas soignés pour les autres pathologies que la lèpre.

La léproserie est à l’écart du bagne de Poulo Condore, à l’est, sur la rue Massari, bien plus loin que l’abattoir.

Pire, une île est réservée aux lépreux. La meilleure façon de les oublier.

L’île de Hon Tai Lan.

L’île de Hon Tai Lan est l’île des lépreux. Certains résident sur la grande ile, peut-être pour certains soins sommaires en cours. Mais si leur état est désespéré, ils sont isolés des autres détenus qui n’en veulent pas. Les gardiens déposent sur le rivage des barils d’eau douce et des sacs de riz. Les ma-qui, les fameux fantômes, rodent et font fuir. Certains lépreux ont envoyés sur le continent à la léproserie de Djiring de Monseigneur Cassaigne. L’isolement, la souffrance physique, morale, donnent des comorbidités psychiatriques très lourdes. Certains se mutilent et se suicident. D’autres tentent la belle, cherchant une mort certaine, avec un dernier panache. Les requins ne manquent pas autour de l’archipel.

Le choléra.

Gustave Viaud , écrit "les indigènes connaissent très bien le choléra par les ravages qu’il a faits souvent dans les provinces du continent, mais à leur dire, il n’y en jamais eu un seul cas à Poulo Condore".

En mai et juin 1864, le choléra frappe l’archipel. "Sur 450 que nous sommes en tout dans l’île, (habitants, forçats, détachement), 100 cas et 65 ou 70 décès". C’est ce qu’écrit Viaud le 5 septembre à son père.

Les Français décédés sont inhumés, recouverts de chaux. Les Vietnamiens sont enterrés dans les champs. Les corps ne sont pas brûlés comme le font les Anglais, en Inde. Les foyers d’infection demeurent. Le choléra sévit à nouveau en 1882.

Quelles sont les conséquences pour la population locale ?

Comment s’occupe-t-on des corps ? L’eau potable est de quelle qualité ? Sa provenance, son transport, son entrepôt, sa distribution, sa contamination ?

Les multiples épidémies de choléra provoquent en fait l’isolement de l’archipel. Les bateaux apportant certains types de nourriture n’accostent plus. Renforçant ainsi les privations, accentuant le nombre de morts, l’engrenage infernal.

La fée brune.

L’opium. Il franchit la porte du bagne. Corruption et concussion permettent sa circulation. Le détenu dépendant continue ses voyages vers l’enfer s’il a les moyens financiers.

Pour les démunis, le sevrage n’est pas médicalisé, il est "brut". L’état des opiomanes s’aggrave-t-il ? Comment font les prisonniers à l’isolement ? Les matas et les gardiens adaptent le serrage des manilles, voire les desserrent pour permettre de fumer, dit-on et pour certains détenus seulement. L’administration pénitentiaire le sait. Elle tolére tout jusqu’à un certain point si cela contribue à la tranquillité du bagne.

Dans son livre, « Poulo Condore, archipel du Vietnam, du bagne historique à la nouvelle zone de développement économique », page 200, Maurice Demariaux écrit « Plus loin, on fait grésiller du dross dans de vieilles pipes. Tout le monde fume ouvertement l’opium à Poulo Condore malgré le règlement intérieur ». Dans le bagne II, réservé aux politiques, page 193, l’auteur indique qu’il n’y a pas d’opium chez les nationalistes et les communistes, mais des exceptions sont faites pour les détenus dépendants.

Les symptômes de sevrage ne tardent pas lorsque le fumeur ne consomme plus ou trop peu. Crampes, maux de ventre, céphalées, diarrhées, nausées, troubles cognitifs, agitation. Surtout entre le deuxième et le quatrième jour suivant l’arrêt de l’opium. Le fumeur doit tenir quatorze jours, environ, pour voir s’atténuer le manque et tenter de survivre. Des effets peuvent subsister. Se chroniciser. La mort peut être lente, à travers un état physique et mental se désagrégeant plus ou moins lentement, le sevrage n’étant qu’une étape vers le chemin de la mort.

A l’extérieur du bagne, la consommation d’opium est pourtant légale en Indochine mais pas en France. Là aussi, le régime légal diffère. Rappelons-le.

Trois régies sont créées pour alimenter le budget colonial. Le sel. L’alcool. Mais aussi l’opium sur décision du conseil colonial de la Cochinchine créé par le décret du 8 février 1880. C’est la régie de l’opium.

L’opium peut être chiqué, mangé, bu. Mais il est le plus souvent fumé. Il y a l’opium local, le dragon, l’indien, le luxe. La concentration de morphine diffère. Environ 40 % du chandoo utilisé n’est pas brûlé mais reste à l’intérieur du fourneau sous forme d’un résidu. Le fumeur détache avec un racloir ce résidu noirâtre, encore riche en morphine. C’est ce résidu qu’on appelle le dross. Ce dross, qui déchire corps et âme, peut être recyclé plusieurs fois. L’arrêté du gouverneur général du 22 août 1907 interdit pourtant sa vente. Le fumeur doit même le retourner à la régie. En 1920, les seigneurs du Yunnan inondent le marché indochinois de l’opium de contrebande.

La convention internationale de l’opium est conclue à La Haye le 23 janvier 1912 puis d’autres textes sont signés le 19 février 1925.

En 1927, la France crée une brigade mobile chargée de la répression du trafic clandestin. Le décret du 12 septembre 1929 donne aux agents des douanes chargés de la régie le droit de perquisition dans tous les locaux, à toute heure. La contrebande continue allègrement. Les fumeries clandestines sont nombreuses. D’autres conventions sont signées à Genève le 13 juillet 1931 et en 1936.

Dans le rapport qui fait deux pages, transmis en 1937 à la SDN, par la France, « aucune trace de toxicomanie n’est décelée ». On y lit « faible production des tribus montagnardes du Laos et du Haut-Tonkin dont l’excédent est acheté par la Régie » et « feuille de coca, chanvre indien, aucune culture en Indochine ». On peut y lire, « un rapport spécial sur le trafic illicite » a été établi avec les Chinois. On parle de 1 300 fumeries clandestines. Quelle fiabilité ?

A Poulo Condore, l’opium apaise mais n’enlève pas la volonté de s’évader. En revanche, ceux qui réussissent à se faire la belle et à prendre pied sur le continent, après moult dangers en mer, sont ceux qui savent conserver leur santé. Les autres s’abiment dans la déchéance physique et morale, leur sort est jeté. Ils n’ont aucune résistance physique. En fait, un projet d’évasion peut grandement aider à rester vivant et en bonne santé.

Les pathologies psychiatriques.

Qu’en est-il des pathologies psychiatriques au bagne de Poulo Condore ? L’éloignement de la famille, les privations de nourriture, les différentes formes d’enfermement avec les punitions, la violence tant entre les détenus qu’infilgée par les gardiens, le racket, les maladies, amènent des décompensations, aggravant des pathologies et comorbidités préexistantes. La solidarité du groupe empêche souvent les suicides. Le malade « lourd » est isolé, enfermé, incompris mais aucunement soigné. Les connaissances médicales sont très limitées. Les alternatives à l’enfermement en cas de crises graves, violentes, n’existent pas. L’isolement du malade atteint de troubles psychiatriques décuple les maladies somatiques. Rester dans le groupe, accepter l’autorité des caïds, accepter une place attitrée, compter sur la bienveillance de certains. Le seul espoir de durer un peu. Les détenus savent aussi éliminer les individus devenus dangereux pour les autres.

Les pratiques sexuelles.

Si certains gardiens, certains matas, organisent des rencontres tarifées avec de prétendues concubines, installées sur l’ile, cette pratique ne concerne que les détenus les plus riches ou les chefs de bande.

La plupart des détenus sont dans la misère sexuelle la plus absolue. Des relations sexuelles entre détenus ou autres protagonistes, existent mais la culture vietnamienne ne permet pas la transparence sur ce point.

Louis Rousseau, au chapitre VII, de son livre sur le bagne de Guyane, écrit que 70 % des prisonniers auraient des pratiques homosexuelles. Il rajoute « or comme dans la société normale, on constate ici l’adultère, le maquerellage et la prostitution ». La réalité était-elle la même au bagne de Poulo Condore ? On ne saura probablement jamais.

Pas d’évacuation médicale des prisonniers sur le continent.

Pour soigner les Indochinois gravement malades ou blessés, existent à Saigon l’hôpital Grall, les cliniques de la rue D’Adran, Saint-Paul, Angier et d’autres dispensaires. Il existait des structures médicales, certes peu nombreuses et peu adaptées.

Comment aurait réagi un médecin comme Théodose Dejean de la Bâtie (1865-1912) face à des bagnards malades ou blessés ?

Dans la réalité, aucune évacuation médicale n’est faite sur le continent.

Le règlement ne le prévoit pas. Impossible en pratique d’affréter un bateau, de démunir le bagne de ses gardiens, de surveiller les détenus à l’hôpital. Les évasions sont trop nombreuses. Les risques de mutinerie sont permanents. Un détenu transféré sur le continent, bénéficierait de l’aide de complices.

Les maladies et les accidents de travail « forcé », fractures, écrasements, plaies, amputations, brûlures, tout comme les blessures lors des rixes avec armes blanches ou contondantes, sont donc soignés avec des moyens rudimentaires. La déontologie médicale, le serment d’Hippocrate, le préambule de notre Déclaration des Droits de l’Homme, nos textes du Code pénal, ne pèsent rien.

Les autorités se félicitent plutôt de la situation insulaire de Poulo Condore lors des épidémies de choléra, de fièvre typhoïde, de dysenterie, de fièvre jaune, de variole. Le médecin doit alors être plus que tout un omnipraticien et savoir faire une hémostase. Pour les blessés, le tétanos, la gangrène, le sepsis font leur œuvre.

Bien sûr, des personnalités se sont élevées contre cette misère carcérale humaine, journalistes, hommes et femmes politiques, avocats, et même certains médecins.

Le rapport de l’inspecteur le Grégam du 30 janvier 1932, sur la prison centrale de Saigon mais aussi sur le bagne de Poulo Condore, explique les ravages de la typhoïde, de la dysenterie, de la tuberculose, de la malaria, du choléra du béri béri, du scorbut. Le médecin de la prison centrale de Saigon est décrit comme incompétent, passif, et largement responsable de l’état santaire. Mais qu’est-ce que cela change ?

Pour ne citer qu’une journaliste qui a contribué à faire connaître l’oppression coloniale et la misère qui en découle, Andrée Violis (1870-1950) née Jacquet de la Verryère, épouse de Henri d’Ardennes de Tizac, auteur de romans sous le pseudonyme de Jean Violis, publie en 1935 « SOS Indochine » avec une préface d’André Malraux.

La revue Esprit avait déjà publié, en 1933, les notes contre la torture concernant les Indochinois révoltés contre le pouvoir colonial en 1930-1931.

« SOS Indochine » est un coup de tonnerre en Indochine. Le livre dénonce la répression politique, la torture, les conditions de détention au bagne de Poulo Condore.

En 1927, lors de son troisième voyage à Canton, l’avocat Paul Monin, compère d’André Malraux dans l’aventure du journal anticolonial "L’Indochine enchainée", est accompagné de Simone Terry, la fille d’Andrée Viollis. Mais, dit-on, il meurt avant de découvrir les écrits de Andrée Violis, vilipendée par le pouvoir colonial. Mais nul doute, qu’il aurait appuyé Andrée Viollis.

Beaucoup de recherches restent à faire, tant du côté français que du côté vietnamien, sur la santé des détenus du bagne de Poulo Condore. Il n’est pas trop tard pour s’y atteler, le sujet est passionnant...

A suivre...

Vincent Ricouleau Auteur du Guide des Risques Psychosociaux des Avocats Professeur de droit - Vietnam - Responsable Cellule d’Urgences Juridiques pour les citoyens français en Asie Directeur de la Clinique Francophone du Droit (Saigon) Titulaire du CAPA - Expert en formation pour Avocats Sans Frontières - Titulaire du DU de Psychiatrie (Paris 5), du DU de Traumatismes Crâniens des enfants et des adolescents (Paris 6), du DU d’évaluation des traumatisés crâniens, (Versailles) et du DU de prise en charge des urgences médico-chirurgicales (Paris 5).