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Une "filière juridique" pourrait-elle se concrétiser en France ?
Parution : mercredi 31 mars 2021
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Fin mars 2021 a été créée l’Association Filière des Services Juridiques et du Droit, qui vise à réunir les conditions de la création d’une "filière juridique" avec l’ensemble des acteurs du Droit. Cet ambitieux projet est parfaitement dans le tempo des mouvements de transformation du droit en cours en France.
Un sujet qui anime le Village de la Justice [1] et que nous analysons donc pour vous ici.

La perspective proposée par l’association est de mettre le secteur juridique en route vers la notion de filière intégrée coopérativement entre tous les acteurs du Droit, associant dans "l’industrie juridique" à la fois la recherche, les acteurs de la technologie juridique et les praticiens du droit pour favoriser le développement des autres filières industrielles et plus globalement de l’économie.

Quels sont le but et les enjeux fondamentaux de la notion de "filière juridique" ?

Donnons la parole à Louis Gallois [2] qui a présenté récemment les filières industrielles ainsi : "Les Etats généraux de l’industrie (en 2009) ont montré qu’une des faiblesses de l’industrie française était le manque de solidarité entre les entreprises d’une même chaîne de valeur.
Les relations entre les grands donneurs d’ordres, leurs fournisseurs et leurs sous-traitants sont trop souvent dégradées et n’ont pas toujours permis le développement d’un secteur.
Pour encourager les entreprises d’un même secteur à identifier leurs intérêts communs et à organiser des relations plus constructives et plus confiantes, le gouvernement français a pérennisé le Conseil national de l’industrie (CNI) qui s’est organisé en quatorze filières.

Chacune a préparé un "contrat de filière" qui aborde différents enjeux communs : stratégie à dix ans, politique de formation, relations entre grands groupes et PME, démarche collective à l’export, mutualisation des achats, co-développement, etc.
Nombre d’instruments de politique publique ont été mis au service de cette structuration des filières existantes ou du développement de filières nouvelles.

"La notion de filière est aujourd’hui un élément important de la politique industrielle en France."

34 plans industriels récemment annoncé dans le "Plan de relance" trouvent leur origine dans les travaux des comités de filières.

La notion de filière est donc aujourd’hui un élément important de la politique industrielle en France.
L’imprécision de ce concept permet de l’utiliser avec souplesse. Il résume et symbolise tout à la fois une culture de solidarité, d’action collective, d’écosystème, en un mot de confiance. Il permet de mobiliser en faveur de la nécessaire montée en gamme de notre industrie.
" [3]

Parler de "filière juridique" acte donc le fait que l’on se rapproche de la notion d’"industrie juridique" et d’une grande échelle de marché. Il s’agit ici de suggérer une présence massive du droit à tous les niveaux de l’économie, c’est assez inédit par rapport aux autres filières... qui à ce jour sont réellement industrielles, et non de services ; c’est sans doute le second enjeu de disruption de l’initiative - après sa propre création.

L’initiative de l’Association Filière des Services Juridiques et du Droit en détail :

Jean-Marie Valentin, initiateur du projet avec un collège pluri-disciplinaire composé de personnalités issues de différents horizons, annonce "une volonté de jouer collectif dans un souci d’intérêt général, pour libérer des énergies et fédérer le monde juridique.
Ce projet est une grande évidence pour nous : il suffit de nommer les choses pour qu’elles apparaissent, et il existe aujourd’hui selon nous une filière juridique en France, des acteurs qui génèrent une activité qui concourent à la réalisation d’un service, autour d’une proposition de valeur.

"Cette filière n’est pas un concept, c’est une réalité économique, industrielle, organisationnelle."

Cette filière n’est pas un concept, c’est une réalité économique, industrielle, organisationnelle. La filière juridique est un acteur réel de l’économie, que l’on veut faire apparaître comme une filière d’excellence, un atout compétitif.
Mais si la démarche est une évidence, c’est aussi une nécessité : face aux nombreux défis actuels (Covid, environnementaux, sociaux, de compétitivité... ) les usagers du système juridique ont besoin d’une filière performante pour qu’elle soit un outil pour eux de transformation économique et un outil d’accélération, dans le règlement des conflits par exemple.
L’efficacité collective est d’autant plus nécessaire quand on la compare avec les autres compétiteurs anglo-saxons ou asiatiques. Le système juridique est aujourd’hui un instrument de guerre économique.
Mais c’est aussi une chance : on a besoin aujourd’hui de relai de croissance et de sources d’innovation, et la filière juridique est un réservoir de capital humain qu’il faut mettre à jour et utiliser au mieux
."

L’association n’est pas un think tank mais est résolument tournée vers l’action.

L’association n’est pas un think tank [4] mais est résolument tournée vers l’action ; "l’objectif est de rassembler pour agir ensemble.
Nous allons le faire notamment en accompagnant et en labellisant des projets autour de 6 axes stratégiques, à l’image d’autres filières industrielles
" (voir détail des axes en encadré).

Pourquoi cette dénomination d’ "Association Filière des Services Juridiques et du Droit" ?
Cette notion de filière est "normée" par le CNI [5] et l’on parle de "filière d’avenir" pour la société et le pays.
Les "filières" permettent d’avoir une reconnaissance des pouvoirs publics, et sont identifiées en tant que telles dans les outils de relance par l’Etat et l’UE.
L’avantage du contrat de filière est de permettre l’accès à des financements des pouvoirs publics et des aides (crédit impôt recherche par exemple, adapté à la recherche en droit). En perspective si l’on voit loin et avec ambition, imaginer par exemple de faciliter le développement de "licornes du droit" [6] en France ou tout "simplement" enfin imposer le Juridique au coeur des décisions et du développement de l’entreprise.

Un des objectifs est d’inscrire la filière dans un dialogue avec Bercy.

"Il ne s’agit pas de substituer à d’autres," nous a précisé Jean-Marie Valentin, "mais de créer un collectif de dialogue face aux pouvoirs publics. Une façon d’inscrire la filière dans un dialogue avec Bercy par exemple. Des discussions commencent déjà, très structurées, qui nécessitent des plans d’actions et des engagements de suivi."

L’association propose deux niveaux de participation :
- Rejoindre l’association en tant que membre et participer aux débats ;
- L’association va labelliser des projets et contribuer à accélérer les financements de ces projets ; les acteurs de la filière pourront donc participer au financement ou apporter une aide humaine ou technique (data...) pour développer des projets dits "ouverts".

Les six axes de développement de la filière juridique identifiés :
- Innovation et R&D :
Les entreprises juridiques, comme les autres, sont soumises à la dynamique de l’innovation. L’innovation et la R&D sont essentielles pour faire émerger de nouvelles méthodes, outils et systèmes concourant au développement des services juridiques.
- Plateformisation et sécurité :
La « plateformisation » est une clef de la transformation digitale des acteurs et des fonctions et de démocratisation de l’accès au droit pour les TPE PME et les consommateurs.
- Règlementation et éthique professionnelle :
La Filière des services juridiques et du droit doit asseoir sa création et son développement sur un référentiel éthique solide au service des clients et utilisateurs ; l’éthique devant être aussi comprise comme une valeur de marché.
- Transformation digitale et développement des entreprises :
Accompagnement des acteurs de la Filière dans leur transformation digitale et dans le développement des entreprises.
- Internationalisation de la filière :
La filière a vocation à se structurer au niveau européen et rayonner à l’international. La filière française des services juridiques et du droit, par l’excellence de ses acteurs et leur expérience ancrée dans une tradition juridique forte, doit y jouer un rôle déterminant.
- Formation et développement des compétences.

Des témoignages instructifs des premiers professionnels mobilisés dans l’association :

Sur le sujet de l’innovation, Veronique Chapuis-Thuault (Directrice du Programme Intelligence Juridique à l’Ecole de Guerre Economique) estime que "l’innovation est souvent vue sous un angle avant tout scientifique, et pour les juristes qui ne sont pas dans la science, l’innovation n’est pas évidente.
Mais on entre dans un ère nouvelle -presque une fracture- quand on comprend que pour exercer son métier de juriste aujourd’hui on est un peu comme des fantassins... mais avec moins d’outils que d’autres.
Nos priorités seront donc de développer la reconnaissance de l’industrie juridique, développer la collaboration avec les entreprises, permettre l’intégration du droit et être de réels acteurs des projets de sociétés et d’avenir.
C’est très nouveau que les métiers du droit s’impliquent dans des projets de recherche et d’investissement collectif, et c’est indispensable.
"

Concernant le sujet du développement du capital humain, Christophe Roquilly (Directeur de l’EDHEC Augmented Law Institute) indique ainsi qu’ "il ne faut pas perdre la bataille du développement des compétences, car la guerre économique se fera demain sur la data et sur les talents, talents qui une fois équipés de technologie feront la différence.
Les métiers du droit sont et resteront des métiers de talent, il faut donc collectivement accompagner le développement descompétences dans la filière juridique. L’expertise juridique n’est plus suffisante, demain le juriste sera un Digital transformation Officer pour son client.
Il faut donc être capable de sélectionner / labelliser / d’accompagner des projets collectifs participant au développement de ces compétences.
Autre approche, il faut armer les non juristes d’une culture juridique, car cela servira in fine la cause de la filière juridique.
"

Olivier Chaduteau, Managing Partner du Cabinet de conseil DayOne, estime pour sa part que l’initiative "vient d’un changement de paradigme : on passe d’un monde où on vend du temps à un monde où on gagne du temps, et les acteurs publics et décideurs doivent connaître la valeur de la filière juridique.
Il faut réfléchir aux mots "financer, développer", et montrer comment ils participent à la compétitivité de la filière.
"

Bruno Deffains (Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon Assas) estime lui que "c’est une étape décisive, qui nous amène à envisager la coopération entre la recherche et les acteurs du droit.
Il y a une réflexion sur la compréhension de ce que représente une filière juridique, bien mieux que l’expression "marché du droit", avec un poids
du secteur juridique plus important par exemple que celui de l’industrie aéronautique ou de la publicité
".

Pour Louis Degos (Managing Partner K&L Gates - Avocat, arbitre, médiateur), "la bataille droit civil/common law est à dépasser, la bataille économique prend de l’ampleur et il faut développer la compétitivité internationale par le droit".

Pierre Charreton (ancien Directeur juridique et Consultant) nous a confié pour sa part que "la démarche affichée est très ambitieuse, très globale (elle embrasse de nombreux sujets et axes). Ce qui va être important selon moi, ce sont les sujets de numérique, de "plateformisation", de technologies... au service du Droit.
Le lien entre filière industrielle et les services juridiques peut passer par la jonction entre la technologie et le droit, car la déclinaison des services va changer, le outils vont prendre une place considérable... Le clivage industrie/service peut être de moins en moins pertinent.
"

Le projet tel que présenté est très ambitieux comme le lecteur peut le constater, et devra faire cohabiter à la fois les intérêts de chaque profession (ou les transcender...) et la notion de démarche commune, mais aussi démontrer à l’Etat et à l’Europe que le Juridique est à ré-étudier avec un autre regard. Constatons que les membres s’y emploient déjà !

En savoir plus : l’association sur Linkedin et sur son liste internet.

Rédaction du village

[1Notamment co-organisateur des RDV transformations du Droit.

[2Louis Gallois a notamment été à la tête de grands groupes industriels français (Snecma, Aérospatiale, SNCF, EADS, PSA), et ancien Commissaire général à l’investissement.

[3Source : Louis Gallois, préface de "À quoi servent les filières ?"

[4NDLR : un groupe de réflexion ou laboratoire d’idées.

[5Conseil national de l’industrie.

[6On entend souvent par "licorne" une startup valorisée à plus d’un 1 milliard, seuil jugé très significatif à ’l’échelle internationale. Lire à ce sujet "Quel écosystème Legaltech peut-on prévoir pour demain ?".