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« Servat et conciliat » : l’ADN du Conseil de prud’hommes ! Par Julia Fabiani, Avocate.
Parution : mercredi 31 mars 2021
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« La médiation n’est pas encore dans la culture française qui en appelle d’abord au juge », les propos tenus par Chantal Arens, Première Présidente de la Cour de Cassation dans un interview au Figaro le 28 février 2021 interpellent car il n’en a pas toujours été ainsi, en particulier en droit du travail !

L’affrontement n’a pas toujours été la règle.

Si ce constat n’est pas surprenant en soi en ce qu’il avait été souligné dans le rapport Magendie de 2008 et a été récemment rappelé dans le Rapport remis en mars 2021 sur « La Promotion et l’encadrement des modes amiables de règlement des différends » qui énonce parmi les raisons du manque d’intérêt, voire de l’hostilité, qui existe en France à l’égard de la médiation, « la tradition de chicane d’un peuple de procéduriers » [1], valorisant davantage l’affrontement que la négociation dans les situations conflictuelles.

Ce qui est surprenant par contre c’est que cette « tradition », cette culture de l’affrontement, semble s’être construite au fil du temps, car elle ne correspond nullement à celle prônée par Platon dans l’Esprit des lois qui écrivait : « Il faut que ceux qui ont des griefs les uns contre les autres commencent à trouver leurs voisins, leurs amis, aussi bien ceux qui sont au courant des actes sur lesquels porte la contestation, qu’ils aillent vers les Tribunaux dans le cas seulement où d’aventure on n’aura pas reçu de ces gens-là une décision qui règle convenablement leur différend » [2].

Le rôle accordé par Platon aux « voisins », aux « amis », se retrouve dans l’histoire du droit notamment lorsqu’on pense au rôle dévolu aux Juges de Paix lors de leur création à l’époque de la Révolution Française. Leur mission première était, après avoir écouté le point de vue de chaque partie, de les amener à trouver un arrangement acceptable.
La conciliation était alors un préalable obligatoire, à valeur constitutionnelle puisqu’inscrite dans la Constitution de 1791 [3] : « Les tribunaux ordinaires ne peuvent recevoir aucune action au civil, sans qu’il leur soit justifié que les parties ont comparu, ou que le demandeur a cité sa partie adverse devant des médiateurs pour parvenir à une conciliation » [4].

Si la conciliation disparaitra progressivement au fil des années en raison notamment de son aspect procédural très contraignant dans lequel le code de procédure civile l’enfermera, il y a un domaine où elle restera prédominante, celui du monde du travail.

La « Médiation » au cœur de la mission du Conseil de Prud’hommes ?

La compétence des Juges de paix étant critiquée en raison de leur faible connaissance et compétences du monde du travail, il a été décidé de créer, en 1806, le premier Conseil de prud’hommes pour permettre aux ouvriers d’être écoutés par leurs pairs. Les patrons de leur côté, identifiaient là un moyen de pacifier les relations, ce qui leur convenait.

Un statut particulier était donc réservé à la résolution des conflits du travail pour lesquels le législateur décidait de confier à une institution la mission de concilier les ouvriers et leurs patrons. Cette institution composée d’un collège employeur et salarié jouait ainsi le rôle de tiers investi de la mission de rapprocher deux parties, c’est-à-dire de concilier au premier sens du terme, et tel qu’il était à l’époque entendu. Les conseillers prud’homaux avaient donc, en quelque sorte, un rôle de « médiateur », au sens étymologique du terme (« medio, are » qui signifie « partager en deux, être au milieu »). La mission ainsi dévolue au Conseil de Prud’hommes était donc de permettre aux parties de trouver un accord.

La raison de ce traitement particulier réside très certainement, à l’époque, dans la volonté du législateur de maintenir l’ordre social, de disposer d’un outil de traitement des conflits du travail reposant d’abord sur la négociation et l’apaisement. Si on pense tout de suite aux mouvements de révoltes au sein des ateliers, ou encore aux grèves qui peuvent perturber l’ordre social (un exemple contemporain récent étant les gilets jaunes), il ne faut pas minimiser l’impact des conflits individuels du travail qui ont, eux aussi, une incidence sur le maintien de la paix sociale.

En ce qu’il prend la forme de l’emploi où l’individu obtient un statut social avec des droits, le travail contribue à la construction identitaire de l’individu. Cette construction implique une reconnaissance juridique qui contribue au développement du respect de soi, et une reconnaissance sociale qui contribue, elle, au développement de l’estime de soi, selon Axel Honneth [5].

Ainsi, tout conflit survenant dans l’environnement professionnel, est susceptible de porter atteinte à la propre identité de l’individu, laquelle est alors perçue comme une forme de mépris de l’autre. L’individu va alors chercher à se protéger en dévalorisant l’autre, en mettant en place un stratagème pour le « déshumaniser », ce qui initiera inévitablement un conflit spécifique en ce qu’il touche à l’identité même de la personne (estime de soi).

A ce besoin de reconnaissance juridique, sociale, s’ajoute les émotions du salarié que le travail sollicite continuellement. Etant au cœur des rapports sociaux et des conflits, le travail engendre tout à la fois violence ou solidarité, suscitant des sentiments d’injustice, de colère, d’envie, de haine mais aussi de satisfaction et de plaisir.

Dans le cadre de leurs activités professionnelles quotidiennes, le travail mobilise les individus dans leur entier « corps et âmes », les incitant à s’appuyer sur des savoir-faire techniques mais également affectifs, à engager leur enthousiasme comme leur envie de bien faire, à mobiliser empathie et confiance. En contrepartie, lorsque les salariés rencontrent des situations problématiques dans leurs activités, ou lorsque les conditions de travail sont difficiles, l’ennui, le découragement, la colère et le désespoir peuvent s’inviter au travail, autant d’émotions que le salarié cherchera à supporter, de subvertir ou au mieux de dissimuler.

Enfin, ce conflit individuel, s’il se multiplie de par le nombre d’individus mis en difficulté dans leur emploi, aura inévitablement un impact sur le maintien de la paix sociale, car outre le sentiment d’insécurité personnelle et financière qu’il génère, il est susceptible d’entrainer un sentiment plus fort, plus généralisé, de perte de confiance dans les institutions.

Interroger le rôle du juge.

Comme l’écrit Paul Ricœur,

« le procès n’est que la forme codifiée d’un phénomène plus large, à savoir le conflit. Il importe donc de replacer le procès, avec ses procédures précises, sur l’arrière-plan d’un phénomène social plus considérable, inhérent au fonctionnement de la société civile et située à l’origine de la discussion publique ».

On comprend alors l’intérêt du législateur « d’obliger » les parties à se rapprocher, plutôt que de les séparer, les départager ce qui sera le cas si un jugement est rendu. En effet, selon Paul Ricœur, « l’acte de juger est celui qui dé-partage, sé-pare » .

Si l’idée de concilier les parties est alors primordiale dans l’esprit du législateur du début du XIXème siècle, il n’y a alors pas de processus ni de cadre fixé pour aider les parties à se rapprocher, si ce n’est de faire appel à un médiateur, rôle attribué au Conseil de Prud’hommes, dont il convient de rappeler que la devise des conseillers prud’homaux inscrit sur le revers de leur médaille est « servat & conciliat ».

L’importance attachée par la juridiction prud’homale à la conciliation n’est pas à négliger car, avant de faire partie intégrante de la procédure, la procédure de conciliation était autonome de l’instance et son non-respect constituait une nullité d’ordre public qui viciait toute la procédure prud’homale [6].

L’intégration en 1974 [7] de la conciliation dans la procédure prud’homale n’a en rien affaibli sa spécificité, ni entamé son caractère d’ordre public, puisqu’alors les dispositions générales des articles 127 à 131 du code de procédure civile s’effaçaient devant les dispositions spécifiques posées en matière prud’homale [8]. La conciliation prud’homale ne pouvait, ainsi, être confiée à une tierce personne, seul le juge prud’homal pouvait y procéder. Son omission pouvait être régularisée à tous les stades de l’instance, de sorte que le caractère préalable de conciliation, jusqu’à présent obligatoire, disparaissait.

Les évolutions portées par la loi Macron du 6 août 2015.

Cette mission n’a pas non plus été atteinte par les réformes qui ont suivies, et notamment celle du 6 août 2015, dite Loi Macron, qui donne désormais la possibilité au Bureau de Conciliation et d’Orientation « d’entendre chacune des parties séparément et dans la confidentialité » [9], ce afin de tenter, par l’alternance de réunions séparées et communes, de faire progresser les parties et favoriser, ainsi, la survenance d’un accord. On retrouve là, la fonction sociale de la Justice qui, selon Paul Ricœur à la justice, correspond à la fonction longue de la Justice qui consiste à « faire reconnaître par chacun la part que l’autre prend à la même société que lui », permettant ainsi d’atteindre la restauration du lien social, et ce par opposition à la fonction courte qui consiste à départager les parties et à « attribuer à chacun ce qui lui revient » dans la droite ligne de la définition romaine « suum cuique tribuere » [10].

Il n’en demeure pas moins que si la spécificité de la conciliation prud’homale a résisté aux différentes réformes législatives, celle-ci ne tient aujourd’hui qu’une place théorique tant le nombre de conciliation est faible non pas parce que ce mode de règlement amiable des différends ne serait plus adapté ou devenu obsolète, mais parce que la juridiction prud’homale n’a plus les moyens de remplir son œuvre.

La procédure obligatoire de conciliation est trop brève, trop lourde et trop rigide.

Elle ne permet pas à de véritables négociations d’avoir lieu, celles-ci requérant d’avantage de temps (pour renouer le dialogue, échanger des propositions accepter des concessions) et de souplesse. Pris par le temps, les Conseillers recherchent avant tout un accord en termes juridiques sans explorer les causes profondes du conflit, du différend à l’origine de la demande en justice, ce qui se cache derrière le procès.

Quel avenir pour la conciliation prud’homale ?

La conciliation, telle qu’elle est actuellement menée dans le cadre de la procédure de résolution des conflits individuels du travail, est vouée à l’échec par ce qu’elle a perdu ses caractéristiques propres. La réduction du temps imparti aux Conseillers prud’homaux ne leur permet plus, d’œuvrer au rapprochement des parties.

Est-ce à dire que cette mission de conciliation est vouée à disparaître ? Certainement pas.

Si la procédure obligatoire de conciliation telle qu’elle existe aujourd’hui devant la juridiction prud’homale ne remplit pas son œuvre, le Conseil de Prud’hommes dispose toutefois encore des moyens pour mener à bien sa mission de restauration de la paix sociale. La médiation est l’un d’eux.

Pourtant ce processus a du mal à faire son entrée devant le Conseil de Prud’hommes car certains y voient « une façon de rendre disponible des droits qui ne le seraient pas, au profit d’une classe dominante, celle qui profite de l’inégalité consubstantielle du rapport du travail » [11]. D’autres y sont réfractaires, la jugeant trop concurrente à la conciliation prud’homale que l’on sait pourtant défectueuse.

Or, c’est attribuer à la procédure de conciliation, telle que le Conseil de prud’hommes la connait, un rôle limité, car concilier, qui vient du latin « concilio » et signifie « assembler, unir », ne se ramène pas à « faire transiger ».

Pour parvenir à « unir, assembler » deux parties, l’approche ne peut être limitée au seul débat juridique reposant sur les droits et les devoirs de chacun. Il est nécessaire d’aller au-delà du litige figé dans les termes juridiques qui l’explicitent, en laissant le conflit s’exprimer dans toutes ses dimensions (psychologiques, économiques, sociales etc..).

C’est ainsi la situation sociale vécue qui est appréhendée, et non plus la situation sociale reconstituée, reformulée en termes juridiques.

C’est précisément là que la médiation a toute sa place, en ce qu’il s’agit d’un processus permettant de rétablir le dialogue entre les parties au litige, en créant un « espace de parole ». Ce n’est qu’une fois le dialogue rétabli, que les parties seront en mesure d’envisager une solution à leur différend.

Julia FABIANI Avocate associée SCP SAINT SERNIN

[1Rapport du Groupe de travail, Le Mans Université, Mars 2021, p.15.

[2Platon, « Les Lois », VI,767.

[3Attention, il ne faut pas se méprendre quant au sens du mot « concilier » tel qu’il est ici employé.
« Concilier » s’entend dans son sens large, à savoir rapprocher les parties, sans qu’il y ait lieu de l’opposer au terme de médiation qui n’avait pas sa place en tant que processus à la fin du 18ème / début du 19ème siècle.

[4Art. 6, chap. V de la Constitution de 1791.

[5Honneth, A. (2013), La lutte pour la reconnaissance, Paris : Gallimard.

[6Cass. Soc. 4 déc. 1947, D. 1948, p.86 ; Cass. Soc. 31 mai 1957, Bull. Civ. IV, n°641.

[7Décret n°74-783 du 12 sept. 1974.

[8Art. 516-0 (abrogé par le Décret du 7 mars 2018) : « La procédure devant les juridictions statuant en matière prud’homale est régie par les dispositions du livre Ier du nouveau code de procédure civile sous réserve des dispositions du présent code ».

[9Art. L1454-1 du Code du travail.

[10Ricoeur, P. (1995) « l’acte de juger », in Le Juste, Paris, Esprit, p. 185-192.

[11Bugaga A. (2018), « Sept incitations à la médiation en droit du travail. La médiation civile : alternative ou étape du procès ? » PUAM, 2018, hal-01867548.