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Grève licite des salariés d’une compagnie aérienne : le droit à indemnisation des passagers. Par Anaïs Escudié et Guilhem Della Malva, Juristes.
Parution : mardi 6 avril 2021
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Dans un arrêt du 23 mars 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a de nouveau pris la défense des passagers.

Dans un arrêt du 23 mars 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a de nouveau pris la défense des passagers [1] : une grève organisée par un syndicat de compagnie aérienne, notamment pour obtenir une augmentation, n’est pas une circonstance extraordinaire. Ceci signifie que les passagers dont le vol a été annulé ou retardé par cette grève doivent être indemnisés, conformément au règlement européen n°261/2004 [2].

Un mouvement lié à la politique interne de la compagnie.

Dans cette affaire, la CJUE a eu l’occasion de traiter d’une grève qui a touché la compagnie aérienne suédoise SAS, ou Scandinavian Airlines System, au printemps 2019. Provoquée à la suite de l’échec de négociations concernant une nouvelle convention collective, la grève a duré une semaine et impacté environ 4000 vols, soit 380 000 passagers. La compagnie SAS refusait jusqu’alors systématiquement toute indemnisation, estimant que cette perturbation consistait en une circonstance extraordinaire, au sens de l’article 7 du règlement n°261/2004 : elle serait alors exemptée de son obligation de compenser les passagers pour les annulations et retards de leurs vols.

Du côté de la défense de la SAS, plusieurs arguments sont avancés : les grèves seraient rares en Suède et ne constituent donc pas un événement inhérent à l’activité habituelle ; la perturbation en l’espèce aurait été d’une ampleur exceptionnelle pour le secteur (du fait de l’union de plusieurs syndicats) ; le préavis déposé une semaine avant (délai pourtant légal en Suède) n’aurait pas permis à la compagnie de se réorganiser dans les temps et enfin, la licéité de la grève n’aurait pas pu permettre à la SAS d’enjoindre à ses salariés de reprendre le travail.

Une grève licite ne constitue pas une circonstance extraordinaire au sens du droit européen.

La juridiction de renvoi a choisi de surseoir à statuer et de poser à la Cour trois questions :
- Une grève licite de ses salariés (à la différence d’une grève dite “sauvage”, n.d.a) constitue-t-elle une circonstance extraordinaire pour la compagnie ?
- Le caractère raisonnable ou non des demandes des grévistes a-t-il une influence sur la première question ?
- Le fait que la compagnie accepte une conciliation, refusée par les grévistes, afin de lever la grève, a-t-il une influence sur la première question ?

Concernant le premier point, les juges de la CJUE n’ont pas manqué de rappeler que d’après une jurisprudence constante, la circonstance extraordinaire se caractérise tout d’abord par deux conditions cumulatives. Ainsi, l’événement perturbateur doit être inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné, et il doit échapper à la maîtrise effective de celui-ci (sont cités les arrêts du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann [3], du 17 septembre 2015, Van der Lans [4] ; du 17 avril 2018, Krüsemann, ainsi que du 11 juin 2020, Transportes Aéros Portugueses [5]).

Pour les juges, la grève constitue un droit fondamental protégé par l’Union Européenne comme par les législations nationales. Ils insistent d’ailleurs sur le fait que « la grève n’en demeure pas moins l’une des expressions possibles de la négociation sociale et, partant, doit être appréhendée comme un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité de l’employeur concerné » et ce, indépendamment des spécificités du secteur ou de la législation nationale. La CJUE avait d’ailleurs déjà affirmé, dans l’arrêt Krüsemann, que les transporteurs aériens effectifs peuvent être, de manière ordinaire, confrontés à des conflits sociaux. Pour les juges européens, une grève concernant des mesures relatives aux conditions de travail et de rémunération du personnel d’un transporteur aérien effectif relèvent de la gestion normale des activités dudit transporteur.

Dès lors, il ne peut pas être considéré qu’une telle grève, par son origine, ne constitue pas un événement inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien.

Concernant le second critère, à savoir le fait que l’événement échappe à la maîtrise effective les juges ont simplement rappelé la jurisprudence de la Cour, notamment l’arrêt du 7 mai 1991 [6] : une grève précédée du préavis prévu par la législation nationale applicable ne constitue pas un événement anormal et imprévisible. En l’espèce, la grève était un risque d’autant plus probable que dès 2018, ainsi que la Cour le relève, les syndicats de SAS avaient résilié la convention collective censée couvrir la période 2017-2020. Les prétentions des salariés étaient donc connues de la compagnie aérienne.

En résumé, le caractère prévisible d’une grève, qui est un risque intrinsèque pour toute entreprise de tout secteur d’activité, permet pour les juges d’affirmer qu’elle n’échappe pas totalement à la maîtrise effective de l’entreprise.

Dans un second temps, la Cour écarte la possibilité que les prétentions salariales déraisonnables des grévistes ou leur refus d’une conciliation aient un quelconque impact sur l’indemnisation des passagers concernés. Ainsi, les juges souhaitent conserver l’effet utile du règlement n°261/2004, à savoir la protection la plus complète possible des passagers aériens. Ces éléments ne font que partie de la négociation salariale, un évènement qui n’est pas anormal et sur lequel la compagnie conserve un certain contrôle.

Enfin, la Cour rappelle qu’il est nécessaire de distinguer, dans le cadre de la définition d’une circonstance extraordinaire, la source de la perturbation : est-elle externe ou interne à la compagnie ? La jurisprudence de la CJUE est fournie sur ce point, et permet de déterminer quels événements récurrents, mais hors de contrôle de la compagnie peuvent constituer une circonstance extraordinaire. Il s’agit notamment du fait du tiers (par exemple, lorsqu’un débris tombé d’un appareil d’une autre compagnie endommage l’avion de la compagnie [7]) ou du fait naturel, comme les collisions aviaires [8], pourtant fréquentes.

Pour les juges, la grève licite qui peut être stoppée par la seule intervention de la compagnie (car causée par la politique interne de celle-ci) est purement interne au transporteur, et n’est donc pas susceptible de constituer une circonstance extraordinaire.

Il est très intéressant de noter que la Cour a choisi d’évaluer le montant de la charge supportée par la compagnie qui doit indemniser les passagers dont le vol a été annulé du fait de la grève. La SAS prétendait effectivement que ce risque constituait une sorte de clef de bras qui réduisait son pouvoir de négociation. La compagnie se prévalait ici de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne [9] laquelle garantit certains droits fondamentaux dont la liberté d’entreprise de l’employeur (article 16), son droit de propriété (article 17) et son droit de négociation (article 28).

Les juges ont privilégié les intérêts des passagers à ceux de l’entreprise : les prérogatives de cette dernière ne sont pas absolues face à la politique de l’Union Européenne qui tend à assurer un niveau élevé de protection des consommateurs (article 38).

Une portée logiquement circonscrite par les juges.

En principe, cet arrêt n’est que la continuité de l’arrêt Krüsemann : il aurait été surprenant qu’après avoir affirmé qu’une grève sauvage ne constituait pas une circonstance extraordinaire, une grève licite elle pouvait être de nature à exempter la compagnie de son obligation d’indemnisation des passagers. La CJUE poursuit donc ici sa lignée de jurisprudences favorables aux passagers. Et ce, même si le poids financier risque d’être conséquent pour des compagnies aériennes dont la plupart, après le choc de la pandémie de Covid-19, semble à la limite de la faillite.

Il faut rappeler que tous les passagers concernés par ces faits sont en droit d’être indemnisés, conformément au règlement européen n°261/2004. Ce nouvel arrêt de la CJUE intéressera fortement les passagers concernés par des grèves purement internes aux compagnies menées ces dernières années.

Attention : il faut également en conclure que toutes les grèves de salariés de compagnies aériennes ne justifient pas l’indemnisation des passagers. Les juges européens le rappellent d’ailleurs au point 45, en affirmant que les actions collectives dont les revendications ne peuvent être satisfaites que par l’action des pouvoirs publics constituent bien des circonstances extraordinaires.

A titre d’exemple, sont donc notamment exclues les grèves des salariés d’Air France et Hop ! en décembre 2019 et janvier 2020 : les mouvements avaient alors été provoqués par la réforme des retraites débattue en France à ce moment-là.

Les revendications des employés n’étaient pas liées à la gestion des compagnies qui ne pouvaient donc pas agir pour les stopper.

Anaïs Escudié, Fondatrice de RetardVol et Guilhem Della Malva, Juriste expert chez RetardVol

[4C‑257/14, EU:C:2015:618

[6Organisationen Danske Slagterier, C‑338/89.