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Interprofessionalité en droit social : travailler ensemble dans l’intérêt de ses clients.
Parution : vendredi 16 avril 2021
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La protection sociale est une matière complexe, hybride et non exclusivement juridique. L’accompagnement des entreprises et des particuliers en la matière suppose souvent l’intervention de différents acteurs, professionnels du droit, du chiffre et du secteur assurantiel. Pour en savoir davantage sur la manière dont avocats et assureurs travaillent ensemble, nous nous sommes tournés vers Maître Mehdi Caussanel-Haji, Avocat spécialiste en droit social, Associé chez Barthelemy Avocats et Alain Maurey, Agent général spécialisé dans le domaine de la protection sociale chez Gan Assurances.

Chacun de vous n’hésite pas à recourir au savoir-faire et à l’expertise d’autres professionnels. Pouvez-vous nous dire comment vous travaillez ensemble ?

Alain Maurey : « Nos deux expertises associées nous permettent d’avoir une offre d’accompagnement beaucoup plus complète que si chacun répondait par soi-même. Je dirais que nous avons un partenariat de compétences et un partenariat de « visibilité ».

Sur le partenariat de compétences, il arrive que Mehdi m’appelle parce qu’il a un point particulier à creuser, par exemple une question sur la retraite en cas de reconstitution de carrière. Et de mon côté, j’appelle Mehdi, parce que je trébuche sur un point pouvant mettre en péril le caractère objectif et obligatoire d’un contrat, sur la construction d’un accord d’intéressement, etc.

En ce qui concerne la « visibilité », il suffit de prendre l’exemple des formations que nous assurons ensemble notamment auprès de dirigeants d’entreprise et d’experts-comptables. Nous regroupons nos savoir-faire pour surfer sur l’actualité ou traiter des sujets de fond avec un regard croisé. Et je trouve à titre personnel que cela donne une formation beaucoup plus enrichissante que si nous le faisions chacun de notre côté. »

Mehdi Caussanel-Haji : « En tant qu’avocat-conseil, compte tenu de la proximité qui se crée, mes clients souhaitent souvent me solliciter sur des domaines du droit très différents, alors même que ce n’est pas mon champ de compétences. Gérer un divorce, faire de la fiscalité, j’en suis incapable ! Mais je sais où et auprès de qui je peux trouver la bonne information pour mon client. Nous avons des échanges de bonne intelligence, que l’on pourrait qualifier de « donnant-donnant » : la satisfaction de nos clients et la possibilité pour moi d’avoir une vision globale … et bien évidemment sans contrepartie financière. De mon côté, je n’ai jamais formalisé de relations d’affaires.

Les retraites, la prévoyance, les frais de santé, les garanties, les dispenses, les contrats de travail, les accords d’intéressement, etc. sont autant de sujets qui ne sont pas purement juridiques. Quand j’ai besoin de renseignements sur la réalisation d’un bilan retraite par exemple, ça va beaucoup plus vite pour moi de contacter Alain. À l’inverse, en cas de contrôle Urssaf par exemple, il va m’appeler pour évaluer les risques, et je vais pouvoir attirer son attention sur le spectre des risques, certains aspects techniques, apporter des réponses en termes de délais, etc. Je ne connais pas son client, mais ça va lui permettre d’apporter une réponse à la fois opérationnelle et juridique dans un sens très concret. Cela valorisera son approche et renforcera le lien de confiance avec son client. »

Quelles sont selon vous les clés d’un partenariat réussi ? Est-ce avant tout, une question d’appétence, de posture personnelle ?

MCH : « Je pense que la relation d’affaires est d’abord un échange entre professionnels partageant les mêmes valeurs et conception de la « relation client ». Si on collabore ensemble sans être dans des structures formalisées, c’est d’abord sur la base d’une relation humaine et sur la reconnaissance de l’expertise de l’autre. Avant toute chose, il faut s’assurer que l’on peut fonctionner ensemble ; il faut savoir si on peut parler « la même langue », avec la même dynamique, la même rigueur, les mêmes exigences. Il faut créer ce lien humain a minima. C’est la première clé.

« La relation d’affaires est d’abord un échange entre professionnels partageant les mêmes valeurs et conception de la "relation client". »

La deuxième clé, c’est une offre commune et non pas des offres complémentaires. Nos clients veulent en majorité un seul interlocuteur, une sorte de guichet unique. Quand vous avez une difficulté, vous avez besoin d’avoir une seule personne qui centralise la résolution de vos difficultés ou questionnements, parce que c’est lui ou elle que vous avez choisi(e). C’est comme un portail, mais avec une seule porte d’entrée.

Pour le reste, une collaboration qui fonctionne montre qu’il faut aussi une certaine humilité. Il faut se dire que l’on ne peut pas tout savoir. Et même dans les domaines que je maîtrise à peu près, il y a des interactions énormes, surtout en ressources humaines. La première qualité, c’est d’apprendre à écouter l’autre et savoir apprécier la vision et les points d’entrée un peu différents des siens qui vont enrichir le Conseil (et ses propres compétences). »

Qu’est-ce qui explique selon vous que les avocats et les assureurs ne travaillent pas davantage ensemble ?

AM : « J’ai souvent ressenti le fait que pour installer des partenariats d’affaires, c’était plus facile pour nous avec les experts-comptables qu’avec les avocats. Il me semble que beaucoup de clients des avocats n’attendent pas qu’ils les mettent en relation avec des conseillers.

« Beaucoup de clients des avocats n’attendent pas qu’ils les mettent en relation avec des conseillers. »

J’aurais presque tendance à dire que ce qui bloque, c’est en effet l’attente à l’égard de l’avocat, pour son expertise extrêmement pointue sur un dossier, mais pas forcément une continuité dans la relation sur le conseil. Ça va être un peu du « one shot » comme on dit : j’ai un contentieux avec un salarié, comment est-ce que je peux me défendre ; j’ai une négociation sociale à mettre en place dans mon entreprise, comment dois-je faire, etc. Mais finalement, pas sur des questions sur l’intérêt à être sur un statut de salarié ou de TNS, quelles solutions de retraite d’entreprise sont à privilégier, comment protéger les miens en cas de décès, etc.

Pour ces questions-là, nous sommes plutôt sur un territoire d’échanges avec les experts-comptables. Et à mon sens, c’est l’une des explications pour lesquelles on ne trouve pas une forme d’organisation, de structure commune entre avocats et assureurs, quelle qu’en soit la forme, avec un objectif de développement et de partage de business. »

MCH : « Je partage l’avis d’Alain. Je rencontre souvent des Conseils qui ne sont là que pour répondre à la question qu’on leur pose. Les avocats qui ont l’habitude d’intervenir auprès des entreprises savent qu’il est nécessaire de positionner la question posée de manière plus large et connaître l’environnement, il faut connaître et détecter toutes les « aspérités », l’avant et l’après, bref, être dans une stratégie d’entreprise et non pas « subir les règles ».

« Il faut sortir de la logique "je réponds à la question juridique". »

Pour faire ça, effectivement, il faut sortir de la logique « je réponds à la question juridique », parce qu’elle touche d’autres problématiques et a certainement d’autres conséquences. Il peut y avoir des répercussions auxquelles seuls un avocat spécialiste, un assureur ou un expert-comptable peuvent répondre. Certaines fonctions peuvent être internalisées au sein de grosses structures, mais toutes ne peuvent pas l’être. Et c’est alors tout l’intérêt d’avoir la possibilité de contacter d’autres professionnels avec lesquels on peut bien travailler. »

En droit social, hors contentieux, les avocats auraient donc en quelque sorte perdu du terrain au profit des experts-comptables ?

AM : « Il y a longtemps, il y avait une sorte de territoire naturel de partenariat entre les avocats-conseils et les assureurs autour de la création d’entreprise. C’était le temps où l’avocat-conseil accompagnait un créateur dans la rédaction des statuts et « débordait » sur les obligations découlant du statut de cadre, etc. Mais j’ai l’impression que ce territoire n’appartient plus vraiment aux avocats.

« J’ai l’impression que ce territoire n’appartient plus vraiment aux avocats. »

Il semble aussi que le dirigeant ou futur dirigeant va plutôt passer par son expert-comptable qui, lui, va sous-traiter auprès d’un avocat pour la rédaction des statuts, un PV d’assemblée, etc. Est-ce qu’il n’y a pas donc une disparition de l’avocat-conseil derrière l’expert-comptable sur une forme de délégation de travaux et non plus directe comme c’était le cas auparavant ? Je me pose aussi la question. »

MCH : « Il ne faut pas oublier que le premier conseil naturel pour des créateurs d’entreprise, c’est l’expert-comptable. De fait, cela fait très longtemps que cette profession s’est organisée pour pouvoir répondre aux demandes de ses clients et sortir de la comptabilité, du bilan et de la paye. Par exemple, en matière de création de sociétés, de droit social/ressources humaines et de gestion de patrimoine, ils ont internalisé ou créé des départements spécialisés, qui, franchement, peuvent être d’un bon niveau.

Cela étant, ces cabinets ont en général parfaitement conscience que l’intérêt de leur client commande souvent de passer par des avocats spécialistes, notamment en droit social (et je ne parle pas de contentieux) quand il s’agit de sortir d’un « conseil courant ». Leur positionnement auprès des entreprises fait qu’ils ont souvent mis en pratique ce recours auprès de « tiers spécialisés » et que soit ils les internalisent soit ils créent des sociétés communes. »

Vous ne semblez pas favorables à la rémunération de l’apport d’affaires. Selon vous, ça biaise le jeu ? Est-ce que le fait de réglementer ne permettrait pas, au contraire, de faire les choses en toute transparence pour le client et donc, de lever les doutes ?

MCH : « Je pense qu’il y a plusieurs points que vous soulevez et d’abord la transparence auprès de nos clients. Il est essentiel que le rapport de confiance en son Conseil (et pas seulement dans son expertise pure) soit assuré. Le risque de la rétribution est d’abord une évidence, la suspicion possible d’un de nos clients sur la compétence choisie auprès d’un « tiers spécialiste », une sorte de favoritisme au « mieux disant » en termes de rétribution.

Ce n’est pas que ça biaise forcément le jeu, mais ça le pourrait. D’ailleurs, si on pousse la logique, qu’est-ce qui empêcherait une sorte de booking, qui conduirait à chercher celui qui a la meilleure offre. Il suffirait de choisir le plus offrant. Cette idée « évidente » peut forcément venir titiller le client d’un avocat même s’il sait que notre déontologie est forte. Cela peut être d’autant plus le cas que notre rôle n’est pas d’acquiescer à toutes les demandes, mais à guider, conseiller et construire une stratégie avec nos clients. Si le dossier de ce dernier connait une difficulté justement sur la partie pour laquelle vous avez sollicité un « spécialiste », la tentation sera grande pour lui de faire un raccourci en estimant que ce n’est pas forcément la compétence que vous avez choisie mais la rétribution. Je crois que pour éviter cette tentation il faut tout mettre en œuvre pour garantir ce rapport de confiance.

Un autre aspect également qui en est proche est la « recommandation ++ » : vous orientez un client vers un spécialiste en dehors de votre cabinet que vous connaissez et dont vous reconnaissez les qualités professionnelles et humaines.

« Mon client me fait confiance. Est-ce que ça, c’est monnayable ? Aujourd’hui, je ne le crois pas. »

Je ne vois pas dans quelle mesure je pourrais être rémunéré simplement pour une présentation. Mon client me fait confiance. Est-ce que ça, c’est monnayable ? Aujourd’hui, je ne le crois pas. Si je suis interrogé sur des aspects fiscaux d’un dossier que je ne maîtrise pas et que, pour ça, je fais appelle à un confrère fiscaliste, chacun facture de son côté après que mon client en a accepté préalablement les modalités. Je ne connais pas de commissions, de rétro-commissions ou toute autre chose de ce genre entre avocats et « tiers spécialistes » (agents d’assurances, courtiers ou experts-comptables…). »

AM : « Tout ce que dit Mehdi est exact. Mais c’est vrai que ça pourrait être aussi un sujet d’échange. Nous pourrions nous mettre autour d’une table et regarder comment on peut faire plus. Certains cabinets d’expertise comptable, par exemple, avancent beaucoup avec des offres packagées : package « optimisation de la rémunération » ou « stratégie d’optimisation de la retraite pour les dirigeants » ou « audit de la protection sociale », etc.

« Nous pourrions nous mettre autour d’une table et regarder comment on peut faire plus. »

Et ça, ça peut être valorisé financièrement : il y a une partie conseil de l’expert-comptable, dans la détection, éventuellement dans un premier niveau d’audit. Ensuite, il passe la main à un assureur, cabinet de courtage, captif ou pas, qui va récupérer les contrats de prévoyance de l’entreprise, les lire, pointer avec la convention collective, regarder si les salariés sont affiliés, est-ce qu’il y a des dispenses, est-ce qu’elles ont été formalisées, etc. Il y ainsi un pack « audit social » qui peut être vendu. Les family offices le font de plus en plus par exemple sur le choix de la forme juridique de l’entreprise et sur le statut social du dirigeant, les experts-comptables aussi. »

Le partenariat ou disons plus simplement la synergie entre professionnels, est-ce un avantage concurrentiel selon vous ?

MCH : « J’appelle l’un ou l’autre professionnel de mon réseau parce qu’à un moment, j’ai tel problème ou telle idée, et que j’ai besoin de son regard sur le sujet et que ça me permet de progresser. Quand Alain me téléphone par exemple, il a plus ou moins évalué certaines difficultés juridiques que rencontrent ses clients, mais il a besoin de les qualifier, de s’appuyer sur mon expertise pour vérifier qu’il y en a d’autres (ou pas) pour en évaluer concrètement la gestion. Aujourd’hui, l’accès à l’information est grandement facilité, même juridique mais il ne suffit pas de lire et de comprendre pour assurer un conseil efficace et personnalisé. Et c’est là que j’interviens : soit il reste l’interlocuteur de son client, soit se crée une intervention « globale » pour laquelle je facturerai directement le client.

« En travaillant en interprofessionnalité, on s’enrichit au fur à mesure ».

Mais comme je le disais tout à l’heure, les chefs d’entreprise aujourd’hui ont besoin de réponse concrète et opérationnelle. En travaillant en interprofessionnel on s’enrichit au fur à mesure. Avec les échanges que nous avons eu Alain et moi, j’ai naturellement plus de réflexes et de fils à tirer sur certains sujets quand je vais rencontrer des clients. Il me permet donc de développer, d’étoffer mon champ de compétence et d’expertise… La réciproque est vraie.

Il est fréquent aujourd’hui que les « nouveaux » clients consultent plusieurs avocats. Parce que je bénéficie de ces années de travaux et d’échanges en commun, mes réponses sont plus opérationnelles, plus rapides et englobent beaucoup plus d’aspects que « la » réponse juridique… forcément, c’est un élément de différenciation. »

Propos recueillis par Aude Dorange Rédaction du Village de la Justice