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Salariés détachés : observations sur « l’obligation de vigilance » à la charge du donneur d’ordre. Par Laurent Stouffs, Avocat.
Parution : mercredi 14 avril 2021
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En matière de salariés détachés, l’employeur n’est pas seul à devoir préalablement s’acquitter de différentes formalités auprès de l’inspection du travail.

L’article L1262-4-1 du code du travail met en effet également à la charge du donneur d’ordre une obligation de vigilance, consistant à vérifier avant le début du détachement de salariés que le prestataire étranger avec lequel il a contracté s’est formellement acquitté de la communication à l’administration de la déclaration préalable et de la désignation de son représentant en France.

Non dépourvues d’ambiguïté, ces dernières dispositions ont donné lieu à un conflit d’interprétation dont la résolution ne sera pas sans conséquences sur le montant des amendes pouvant être infligées aux entreprises sanctionnées sur ce fondement.

1. Cadre juridique général. Les articles L1262-1 et suivants du code du travail régissent les conditions dans lesquelles un employeur établi hors de France peut détacher temporairement ses salariés sur le territoire national.

Issus notamment de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale, ces articles confèrent à l’administration des moyens de contrôle devant lui permettre de combattre les « fraudes et […] détournements massifs, qui consistent désormais à utiliser le négoce de main-d’œuvre bon marché, comme argument de concurrence » [1].

Ainsi, l’article L1262-2-1 du code du travail fait obligation à l’employeur qui entend détacher ses salariés, d’une part, d’adresser « une déclaration, préalablement au détachement, à l’inspection du travail du lieu où débute la prestation » (point I. de l’article) et, d’autre part, de désigner « un représentant de l’entreprise sur le territoire national, chargé d’assurer la liaison avec les agents [de l’inspection du travail] pendant la durée de la prestation » (point II. de l’article).

Par ailleurs, le législateur ayant entendu responsabiliser les donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrage, l’article L1262-4-1 du même code prévoit qu’il appartient à ceux-ci de vérifier auprès de l’employeur « avant le début du détachement, qu’il s’est acquitté des obligations mentionnées aux I et II de l’article L1262-2-1 » - à savoir la communication à l’administration de la déclaration de détachement de salariés ainsi que la désignation de son représentant en France.

Ce sont ces dernières dispositions qui donnent lieu actuellement à un conflit d’interprétation dont la résolution ne sera pas sans conséquences sur le montant des amendes pouvant être infligées aux entreprises sanctionnées sur ce fondement.

2. Difficultés d’interprétation. Non dépourvu d’ambigüité, l’article L1262-4-1 précité du code du travail peut en effet deux donner lieu à deux lectures divergentes.

2.1 Selon une première approche, défendue par l’administration, ces dispositions mettraient à la charge du donneur d’ordre et du maître d’ouvrage deux obligations distinctes : i) vérifier que l’employeur a adressé une déclaration préalable à l’inspection du travail préalablement au détachement des salariés, d’une part ; ii) vérifier que l’employeur a désigné un représentant de l’entreprise en France, d’autre part.

Il en résulterait alors deux incriminations autonomes pouvant chacune donner lieu au prononcé d’une amende administrative, conformément à l’article L1264-2 du code du travail qui prévoit expressément une telle sanction.

En clair, dès lors qu’il serait constaté qu’un donneur d’ordre ou qu’un maître d’ouvrage n’a vérifié ni que l’employeur dont il a contracté les services n’a adressé la déclaration préalable ni que celui-ci a désigné un représentant, l’administration serait en droit de lui infliger, pour chacun de ces manquements, deux amendes dont on rappellera que le montant peut atteindre 2 000 euros par salarié détaché, conformément à l’article L1264-3 du code du travail.

2.2 Selon une seconde approche, au contraire, les dispositions de l’article L1262-4-1 du code du travail ne mettraient à la charge du donneur d’ordre et du maître d’ouvrage qu’une obligation unique de vigilance, consistant à s’assurer que l’employeur a bien respecté chacune des deux obligations précitées prévues par l’article L1262-2-1 du même code.

Ainsi, la circonstance qu’un donneur d’ordre aurait commis une double omission - d’une part, en ne s’assurant pas que le prestataire étranger avec lequel il a contracté s’est acquitté de son obligation de déclaration préalable et, d’autre part, en ne vérifiant pas que celui-ci a par ailleurs bien procédé à la désignation d’un représentant - constituerait une infraction unique à cette obligation de vigilance.

Par voie de conséquence, et à la différence de l’employeur qui, pour sa part, peut faire l’objet de deux sanctions distinctes pour chacune de ces omissions, une telle infraction ne pourrait être sanctionnée, s’agissant du donneur d’ordre et du maître d’ouvrage, que par une seule et unique amende administrative.

3. Etat de la jurisprudence. Si le Conseil d’Etat n’a encore jamais précisé l’interprétation qu’il convenait de retenir des dispositions en cause, plusieurs cours administratives d’appel ont, pour leur part, déjà clairement opté pour la seconde approche.

Ainsi notamment, par un arrêt n° 18LY02744 rendu le 15 juin 2020, la cour administrative d’appel de Lyon a d’abord rappelé que l’obligation de vigilance mise à la charge du donneur d’ordre par les dispositions précitées de l’article L1262-4-1 « n’excède pas la vérification, avant le début du détachement, de ce que le prestataire étranger s’est formellement acquitté de la communication à l’administration de la déclaration de détachement des salariés et de la désignation de son représentant en France » (cons. 7 de l’arrêt).

Ensuite et surtout, les juges d’appel ont précisé que :

« le manquement à l’obligation de vigilance du donneur d’ordre est constitutif d’une seule incrimination qui ne saurait se dédoubler en fonction du nombre de documents non communiqués et n’est passible, par opération, que d’une seule amende dont le tarif unitaire ne peut être multiplié que par le nombre de salariés » [2].

Tirant les conséquences de ce qui précède, la cour administrative d’appel en a ainsi conclu, contrairement au tribunal administratif, que le directeur de la DIRECCTE Rhône-Alpes ne pouvait dédoubler l’amende infligée à l’entreprise requérante « au seul motif que la vigilance du donneur d’ordre était défaillante au regard de la déclaration de détachement par le prestataire et de la désignation d’un représentant », ces deux manquements constituant en réalité une incrimination unique (cons. 9 de l’arrêt).

Partagée par d’autres cours [3], cette position paraît plus conforme aux textes applicables, lesquels, instituant une sanction, doivent faire l’objet d’une interprétation stricte.

Au surplus, s’il ressort bien des travaux parlementaires que le législateur ait entendu « renforcer l’arsenal législatif national, en particulier sur la responsabilité des maîtres d’ouvrage et des donneurs d’ordre dans le cadre de la sous-traitance » [4], il est en revanche moins évident qu’il ait souhaité leur imposer le même degré d’obligation que celui pesant sur l’employeur à qui il revient, au premier chef, de s’acquitter des formalités prévues avant de procéder au détachement des salariés.

Il reste à voir, désormais, si cette lecture des dispositions du code du travail se trouvera confirmée par le Conseil d’Etat, lequel se trouve actuellement saisi d’un pourvoi introduit par le ministre du travail à l’encontre de l’arrêt précité de la cour administrative d’appel de Lyon.

Laurent Stouffs, Avocat au Barreau de Paris https://avocatstouffs.com/

[1Exposé des motifs de la proposition de loi visant à renforcer la responsabilité des maîtres d’ouvrage et des donneurs d’ordre dans le cadre de la sous-traitance et à lutter contre le dumping social et la concurrence déloyale.

[2Cons. 7 de l’arrêt.

[3CAA Nancy, 2 juillet 2020, n° 18NC01659, cons. 4 ; CAA de Douai, 15 avril 2020, n° 19DA00920, cons. 4.

[4Proposition de loi n° 1686 de M. Bruno Le Roux, à l’origine de la loi n° 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale.