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La réponse du CSM au premier ministre dans « l’affaire des écoutes », un big bang conceptuel ? Par Emmanuel Poinas, Magistrat.
Parution : mardi 27 avril 2021
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En rejetant la saisine du premier ministre le 16 avril 2021, la formation « parquet » du Conseil supérieur de la magistrature (ci-après CSM) a pris une décision inédite au regard de sa pratique antérieure et des réponses apportées sur ce point par le Conseil d’Etat. Dès lors doit être envisagée l’existence d’un possible contrôle de la saisine du CSM présentée par les autorités administratives qui n’en connaissait pas jusqu’à présent.

L’analyse juridique a peine à suivre l’ensemble des épisodes du feuilleton de l’affaire dite « des écoutes » qui a connu de multiples rebondissements [1].

L’analyse se limitera ici à une approche purement juridique limitée à un seul des aspects qui concernent la saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), par le premier ministre à l’encontre d’un magistrat membre du Parquet national financier (PNF). Cette demande dont les termes seront rappelés ci-après a donné lieu à une décision de rejet du CSM. En l’espèce il s’agit de la décision P 089 du 16 avril 2021 [2].

La question juridique consécutive à cette décision peut être présentée ainsi :

Le CSM entend-il désormais statuer sur la validité des saisines qui lui sont adressées par les autorités administratives ?

Comme il sera exposé, si la réponse à cette question devait être positive, il en résulterait un changement majeur dans l’exercice des poursuites disciplinaires dont relèvent les magistrats de l’ordre judiciaire.

Un bref rappel des dispositions applicables s’impose préalablement à l’examen de cet enjeu.

I) Rappel des dispositions applicables.

Brève présentation du CSM.

Le CSM est une institution créée sous la IV° République et conservée sous la V° République. Il est divisé en deux instances disciplinaires et de nomination, l’une compétente pour les magistrats du siège, l’autre pour les magistrats du ministère public. Le CSM « siège » est une juridiction disciplinaire spéciale. Le CSM « parquet » est une instance disciplinaire de conseil de l’autorité investie du pouvoir disciplinaire : le ministre de la justice [3].

Le CSM institué en 1958 était comme son nom l’indique aussi une instance de conseil du Président le la République et accessoirement du ministre de la justice. Ses compétences ont peu à peu été recentrées sur la gestion du corps judiciaire.

Deux réformes récentes ont marqué une évolution majeure : la fin de la présidence du CSM jusque là dévolue au président de la République (à la suite de la réforme constitutionnelle de 2008), et l’introduction de la « saisine directe par les justiciables » (également issue de la réforme de la loi organique entrée en vigueur en 2010) [4].

Le CSM dans ses composantes disciplinaires agit à l’instar des autres juridictions disciplinaires en évaluant le comportement de l’agent poursuivi. Il est saisi « in personam » c’est à dire sans limitation d’objet, ni potentiellement, limitation de durée (exception faite de règles de prescriptions introduites en 2016, mais qui ne sont pas l’objet du débat ici [5] [6]).

La notion de saisine du CSM, construction jurisprudentielle.

La saisine du CSM est instituée par les dispositions de la loi organique portant statut de la magistrature. Elle peut être le fait soit du ministre de la justice, soit d’un chef de cour d’appel, soit d’un justiciable. Ce dernier cas est le plus récent et le plus encadré du point de vue de son exercice [7].

La saisine par le ministre est la plus ancienne. Elle a été admise avant même la promulgation de l’actuelle loi organique. Elle est une forme de la « conception française de la séparation des pouvoirs » dans la mesure ou elle reconnaît à une instance administrative qui est aussi une instance politique responsable devant le Parlement, la capacité à mettre en mouvement l’action disciplinaire. Sa rédaction actuelle est inchangée depuis 1992. Elle est formulée ainsi (pour les magistrats du siège comme pour les magistrats du ministère public) : « Le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui adresse le garde des sceaux, ministre de la justice ». Le ministre a donc le pouvoir de saisir le CSM. 

Mais c’est ici que les difficultés commencent, car aucun texte ne vient préciser ce qu’est une saisine ministérielle. Les dispositions applicables ne précisent que l’autorité compétente et le fait que l’acte doit compter dénonciation de faits motivant les poursuites.

Ainsi aucun texte n’exige un écrit pour assurer la validité de la saisine, ni n’envisage les questions de la délégation de cette capacité à une instance qui aurait reçu valablement délégation de signature du ministre.

Naturellement, une saisine orale est inimaginable. Mais le fait que le recours à l’écrit ne soit en rien formalisé (à la différence de ce qui est exigé pour les justiciables), en dit également long sur « l’implicite » qui entoure la notion.

Par ailleurs, comme la procédure disciplinaire est une procédure qui vise à statuer in personam et non pas in rem, le CSM, et avec lui le Conseil d’État ont de longue date admis que la saisine ne présentait pas un caractère limitatif, mais pouvait donner lieu, sous réserve du respect du principe du contradictoire, à l’inclusion dans les faits initialement reprochés d’autres comportements qui n’auraient pas été incriminés [8].

Le CSM a récemment admis que des saisines d’origines diverses (une saisine directe et une saisine ministérielle) pouvaient même se cumuler au sein d’une même procédure [9].

Enfin dans un arrêt non publié le Conseil d’État, développant ce type de raisonnement a pu admettre que la saisine était un élément de la procédure qui présentait le caractère d’un acte préparatoire ne causant par lui-même aucun grief au magistrat poursuivi. Il ne pouvait donc être déféré à son contrôle indépendamment de la décision statuant sur le fond des poursuites engagées [10].

C’est au regard de cet éclairage que la décision du CSM P 089 présente un intérêt tout particulier.

II) Un « big bang » conceptuel ?

Vers un inversement des perspectives procédurales ?

La décision du CSM P 089 présente la particularité de statuer sur la recevabilité de la saisine opérée par le premier ministre.

Après avoir rappelé le contenu de la correspondance à lui adressée par le premier ministre le CSM écrit :

« Le Conseil relève que, contrairement au cas de Mme A, le Premier ministre ne lui dénonce pas de faits motivant des poursuites disciplinaires contre M. X, au sens de l’article 63 de l’ordonnance statutaire précitée, mais lui demande de réaliser des investigations, sur le fondement de l’article 52 de cette ordonnance, aux fins d’examiner si les comportements de l’intéressé pourraient, si le Conseil les corroborait, être passibles de suites disciplinaires.
Ces investigations, qui se situent nécessairement en amont de l’exercice des poursuites disciplinaires dans les conditions fixées par l’article 63 de l’ordonnance précitée, n’entrent pas dans les attributions du Conseil et n’apparaissent pas compatibles avec les principes régissant la répartition des compétences entre l’autorité de poursuite et celle chargée d’apprécier la caractérisation et la qualification des faits dénoncés.
En effet, l’enquête prévue par l’article 52 de l’ordonnance susvisée, confiée à un rapporteur désigné par le président de la formation compétente, ne peut intervenir qu’après saisine du Conseil dénonçant des faits motivant les poursuites disciplinaires, qui, en l’espèce, fait défaut
 ».

La motivation est donc intéressante à plusieurs titres. Elle commence, assez curieusement, par évoquer le cas dont le CSM est saisi à celui d’un autre magistrat, alors même que les procédures disciplinaires n’ont pas nécessairement vocation à être liées entre elles. Ensuite le CSM se livre à une analyse du texte dont il est saisi pour en déduire qu’il ne s’agit pas d’une saisine valable.

Il s’agit donc d’un fait réellement sans précédent.

Jamais jusqu’à présente le CSM n’avait sanctionné un défaut de saisine ministérielle valable. Ce qui est logique dès lors que la saisine ne constituait qu’un acte préparatoire dans l’acception juridique jusqu’à présent admise.

La question se pose désormais si à ce stade de la procédure les magistrats poursuivis pourront contester l’acte qui saisi le CSM, aussi bien au siège qu’au parquet.

Et ici encore, les conséquences peuvent être considérables.

Si le CSM ne reprend pas ce précédent, la question de la possibilité de comprendre son positionnement pourra être posée. En effet si le CSM ne s’estime pas lié par ses propres interprétations relatives à la procédure qu’il convient de suivre devant lui, la mission de la défense deviendra quasi-impossible. Car cela reviendrait à dire qu’il y aurait une procédure disciplinaire spécifique à chaque poursuite. Autrement dit toute projection en matière de stratégie de défense devient impossible non pas en raison de la complexité du fond, mais en raison du caractère « inconnaissable » de la procédure pour le plaideur.

Or le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme ont rappelé l’importance de « l’intelligibilité de la loi » et de la possibilité pour tout plaideur de comprendre les enjeux procéduraux qui s’imposent à lui [11].

Inversement si le CSM admet sa compétence pour la contestation d’autres saisines, il conviendra alors de se demander si la saisine par les chefs de cours doit ou non également être soumise à la même logique.

Un nouvel état du droit sera alors immanquablement créé dès lors que jusqu’à présent, il était impossible de poser ce genre de questions.

Conclusion : le statut de la magistrature, objet de débat du scrutin présidentiel ?

De nouvelles questions émergent alors, sur la consistance même du droit applicable à la magistrature judiciaire et sur les dispositions qui seraient de nature à évoluer dans un proche avenir.

Le statut de la magistrature judiciaire, souvent réformé est un texte globalement incomplet, en particulier pour tout ce qui relève du droit et de la procédure disciplinaire [12].

De nombreux commentateurs et de nombreux acteurs du monde politique réclament une refonte du rôle de la magistrature judiciaire et du droit qui lui est applicable.

La décision du CSM P089 n’est pas passée inaperçue et elle a d’ailleurs été fort critiquée [13]. Mais son intérêt juridique n’a pas été commenté. En revanche, son effet juridique a été limité. En effet, le premier ministre qui exerce ici les compétences du ministre de la justice a immédiatement adressé une nouvelle saisine, aucun texte de loi ne lui interdisant d’ailleurs de procéder ainsi [14].

Les magistrats visés par la saisine déclarée irrecevable restent à ce jour poursuivis. S’empareront-ils du précédent créé par le CSM ?

L’avenir le dira.

Emmanuel Poinas Magistrat judiciaire Délégué général du syndicat SDMAJ

[1L’affaire « des écoutes » ou affaire « Sarkozy-Herzog », ou encore affaire « Paul Bisumuth » fait l’objet d’un article de l’encyclopédie en ligne « Wikipédia », qui reprend l’articulation générale des faits et de nombreux articles de presse. Chacun pourra se faire son opinion en se reportant à ces références. Afin d’éviter tout malentendu l’auteur tient à rappeler qu’à l’heure ou cette analyse est rédigée l’ensemble des personnes concernées sont présumées innocentes et que la procédure pénale qui sert de cadre aux différentes procédures disciplinaires n’est pas l’objet des présents développements. On se reportera également, pour ce qui relève du fonctionnement du parquet national financier au rapport de la commission parlementaire « obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire », Didier Paris rapporteur et Ugo Bernalicis, président, rapport n° 3296 déposé le 9 septembre 2020, Assemblée nationale. A la suite de ces travaux plusieurs magistrats entendus ont fait l’objet d’une plainte pour faux témoignage, dont l’ancienne procureure du parquet national financier, Mme Eliane Houlette. La plainte a ensuite été classée sans suite, mais Mme Houlette a été l’objet d’une saisine du CSM.

[2La décision est accessible sur le site internet du CSM : P089 | Conseil Supérieur de la Magistrature (conseil-superieur-magistrature.fr).

[3Article 65 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[4Idem, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle 2008-724 du 23 juillet 2008, et articles 50-3 et 63 de l’ordonnance 58-1270, du 22 décembre 1958, créés par la loi organique du 22 juillet 2010, lo 2010-830 édictée pour l’application du texte précédent.

[5Sur la saisine « in personam », voire notamment M. Le Pogam, Le Conseil supérieur de la magistrature, Lexis Nexis, p 47 et suivantes.

[6Sur les prescriptions, le nouvel article 47 de l’ordonnance 58-1270 du 22 décembre 1958 a par exemple été édicté par les dispositions de la loi organique 2016-1090 du 8 août 2016. Des dispositions comparables ont été introduites pour les avertissements délivrés par les chefs de cours.

[7Ce sont les dispositions de l’article 63 de la loi organique 58-1270 qui définissent l’ensemble des cas de saisine du CSM « Parquet ».

[8Voir par exemple, CE, 6 novembre 2002, 225341, publié au Recueil Lebon, CE, 26 octobre 2005, 278224, mentionné aux tables, ainsi que les arrêts suivants, CE 26 juillet 2011, 332807 et 26 décembre 2012, 346320. Par comparaison, au sujet d’un rejet de saisine directe, CE 23 juin 2017, 409581, inédit.

[9CSM S 239, 16 décembre 2020 renvoyant à une décision antérieure publié au recueil 2017.

[10CE, 335144, 29 septembre 2010, inédit.

[11Décision 99-421 DC du 16 février 1999, souvent repris depuis, et arrêt Sunday Times c Royaume Uni, Req n°6538/74, du 26 avril 1979.

[12Le Pogam, le Conseil supérieur de la magistrature, Lexis Nexis p 22 et suivantes.

[13Le Figaro, article du 16 avril 2021, par Paule Gonzales, Affaire des fadettes : les magistrats infligent un camouflet à Jean Castex (lefigaro.fr).

[14Et dans le même média, le lendemain la reprise d’une dépêche AFP : Affaire des fadettes : Jean Castex saisit à nouveau le Conseil de la magistrature (lefigaro.fr).

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