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Les ventes au rabais par les collectivités territoriales des biens immobiliers leur appartenant. Par Julie Verger, Avocat.
Parution : vendredi 30 avril 2021
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Les collectivités territoriales peuvent-elles vendre au rabais les biens immobiliers leur appartenant ?
La vente au rabais par une collectivité consiste à aliéner un bien lui appartenant en deçà de sa valeur, la valeur de référence étant généralement celle estimée par le service des domaines.

L’analyse portera sur les biens du domaine privé, le domaine public n’étant pas en principe aliénable.

Aucune disposition législative ou réglementaire n’encadre les conditions de la cession au rabais des biens immobiliers appartenant aux collectivités.

L’encadrement de ces conditions relève de la jurisprudence qui a consacré un principe d’incessibilité à vil prix des biens appartenant aux collectivités publiques assorti d’une exception sous condition. Le champ d’application de ce régime soulève des interrogations.

1- Le régime jurisprudentiel de la vente au rabais des biens immobiliers appartenant aux collectivités territoriales.

Dans la mesure où une vente au rabais d’un bien peut parfaitement être considérée comme constituant une libéralité, l’on ne peut omettre de citer le principe général d’ordre public d’interdiction faite aux collectivités de consentir des libéralités.

Ce principe a été consacré par le Conseil d’Etat il y a désormais plus d’une centaine d’années, dans son arrêt Chemins de fer de l’est rendu en 1893 [1].

Il a été complété en 1971 dans l’arrêt Mergui qui consacre le célèbre principe en vertu duquel une collectivité territoriale ne peut pas s’engager ou être condamnée à verser une somme qu’elle ne doit pas [2].

Il découle nécessairement de l’interdiction générale de consentir des libéralités pour une collectivité un principe d’incessibilité à vil prix des biens lui appartenant.

C’est ainsi que le Conseil Constitutionnel consacrait ce principe dans sa décision Privatisations des 25-26 juin 1986 n°86-207 DC :

« Considérant que la Constitution s’oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur ; que cette règle découle du principe d’égalité invoqué par les députés auteurs de la saisine ; qu’elle ne trouve pas moins un fondement dans les dispositions de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ; que cette protection ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’État et des autres personnes publiques ; ».

Autrement dit, et plus précisément, les biens publics ne peuvent pas être cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé à des prix inférieurs à leur valeur.

Ce principe de valeur constitutionnelle a été rappelé dans les décisions du Conseil Constitutionnel n°86-217 du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, et n°94-346 du 21 juillet 1994, Loi complétant le code du domaine de l’Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public, dite Inaliénabilité du domaine public.

Quelques années plus tard, le Conseil d’Etat se prononçait sur la vente de terrains par une commune, au franc symbolique, à des entreprises dans l’affaire Commune de Fougerolles [3].

Il était jugé à cette occasion que la cession par une commune d’un terrain à une entreprise pour un prix inférieur à sa valeur ne saurait être regardée comme méconnaissant le principe selon lequel une collectivité publique ne peut pas céder un élément de son patrimoine à un prix inférieur à sa valeur à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général, et comporte des contreparties suffisantes.

Une collectivité publique peut donc céder un bien lui appartenant à un prix inférieur à sa valeur, à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé, sans méconnaitre le principe constitutionnel précité, lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général, et comporte des contreparties suffisantes.

En l’espèce, la cession était justifiée par la création d’emplois, avec un prix du terrain plus élevé si les emplois n’étaient pas créés dans le délai imparti, ce qui garantissait une contrepartie effective.

C’est ainsi qu’il a par exemple été jugé que les conditions de la vente au rabais de biens publics étaient remplies s’agissant de la cession à prix minoré à deux associations culturelles franco-turques d’un ensemble immobilier relevant du domaine privé d’une commune, dès lors que l’opération avait pour objet d’assurer une meilleure insertion d’habitants d’origine étrangère au sein de la commune et d’améliorer les conditions de circulation en centre-ville.

L’opération comportait par ailleurs une contrepartie suffisante qui était celle de l’affectation du terrain à l’édification de locaux destinés à permettre à ces associations de mener à bien leurs projets dans le respect de leur objet statutaire qui était de favoriser l’intégration de la population d’origine turque dans la commune [4].

Il a également été jugé qu’il existait un intérêt communal à vendre un bien à un tarif préférentiel à de jeunes couples, qui souhaitaient y installer leur résidence principale, des terrains implantés dans un lotissement communal [5].

A nouveau quelques années plus tard, le Conseil d’Etat apportait des précisions sur le raisonnement qu’il convenait d’adopter face à une vente de biens publics au rabais.

C’est ainsi qu’il précisait que :

« pour déterminer si la décision par laquelle une collectivité publique cède à une personne privée un élément de son patrimoine à un prix inférieur à sa valeur est, pour ce motif, entachée d’illégalité, il incombe au juge de vérifier si elle est justifiée par des motifs d’intérêt général ; que, si tel est le cas, il lui appartient ensuite d’identifier, au vu des éléments qui lui sont fournis, les contreparties que comporte la cession, c’est-à-dire les avantages que, eu égard à l’ensemble des intérêts publics dont la collectivité cédante a la charge, elle est susceptible de lui procurer, et de s’assurer, en tenant compte de la nature des contreparties et, le cas échéant, des obligations mises à la charge des cessionnaires, de leur effectivité ; qu’il doit, enfin, par une appréciation souveraine, estimer si ces contreparties sont suffisantes pour justifier la différence entre le prix de vente et la valeur du bien cédé » [6].

Dans cette affaire, il était question de la cession de parcelles à des gens du voyage installés sur les terrains dans des conditions précaires, pour un prix largement inférieur à leur valeur. La cession litigieuse, décidée en vue de permettre à des gens du voyage d’être logés décemment, était justifiée par un motif d’intérêt général. La cour d’appel avait toutefois considéré que les conditions de la cession au rabais n’étaient pas remplies à défaut de contreparties suffisantes. Le Conseil d’Etat sanctionnait cet arrêt pour erreur de droit considérant que la cour aurait dû intégrer, au titre des contreparties, les avantages en matière d’hygiène et de sécurité publiques, ainsi que la possibilité d’économiser le coût d’un aménagement d’une aire d’accueil pour les gens du voyage, et les coûts d’entretien des terrains irrégulièrement occupés.

L’analyse de la jurisprudence révèle par ailleurs que le juge prend en compte l’ampleur de la différence entre le prix de vente et la valeur du bien, et vérifie si cette différence est justifiée par un motif d’intérêt général.

Est-ce que l’ampleur de la libéralité ainsi consentie par la vente d’un bien à vil prix, est proportionnée au motif d’intérêt général poursuivi ?

C’est ainsi qu’il a récemment été jugé que la différence entre le prix de vente et la valeur des biens cédés (115 830 euros au lieu de 142 600 euros pour une parcelle, et 184 230 euros au lieu de 263 185 euros pour une autre parcelle) était justifiée par les motifs d’intérêt général qui s’attachent au développement économique de la zone et à la création d’emplois, lesquels impliquent nécessairement pour la commune des contreparties suffisantes en termes de retombées économiques pour la commune et ses habitants [7].

Plus récemment, il a été jugé par la cour administrative d’appel de Nantes, que la vente d’un local commercial appartenant au domaine privé de la commune, à une société privée, poursuivait un motif d’intérêt général dans la mesure où le projet était de nature à contribuer à l’intérêt général qui s’attache à l’animation de la vie urbaine pour les habitants de la ville ainsi qu’à une offre commerciale complémentaire. Il s’agissait de maintenir un commerce en ville et de diversifier l’offre commerciale par l’ouverture d’un café-épicerie de « produits locaux, biologiques et assimilés », ouverte sur un café-bar favorisant le lien social et offrant un espace à mutualiser par la mise à disposition de particuliers, d’associations ou d’entreprises en vue d’en faire « un lieu de vie et d’économie locale » . La cour a néanmoins considéré que les conditions de la vente au rabais n’étaient pas remplies dans la mesure où la cession n’était pas assortie de mesures destinées à garantir à la commune la mise en œuvre d’actions concrètes, de nature à lui procurer les avantages précités. La cession ne pouvait pas être regardée comme comportant des contreparties effectives [8].

Il est constant que la jurisprudence admet la cession au rabais de biens appartenant à la collectivité si elle est justifiée par des motifs d’intérêt général et si elle comporte des contreparties au profit de la collectivité, en ce sens qu’elle lui procure des avantages effectifs.

Le champ d’application du principe d’incessibilité des biens à vil prix et des atténuations consacrées par la jurisprudence Commune de Fougerolles interroge cependant.

2- Les incertitudes autour du champ d’application du régime de cession au rabais des biens immobiliers appartenant aux collectivités.

S’il est clair que le principe d’incessibilité à vil prix s’applique aux cessions consenties à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé, des incertitudes apparaissent quant à son application aux autres cessions des biens appartenant aux collectivités.

Qu’en est-il en effet des cessions au rabais entre personnes publiques, ou des cessions consenties à un organisme privé poursuivant une mission de service public ?

L’on peut légitimement penser qu’il conviendrait de traiter à part ce type de cessions dans la mesure où la jurisprudence, tant administrative que constitutionnelle, adopte une formulation de principe ciblée sur la cession au profit d’« une personne poursuivant des fins d’intérêt privé » ou « à une personne privée », ce qui implique, a contrario, d’exclure le cas de toute autre cession.

Les cessions au rabais entre personnes publiques, qui poursuivent par principe la réalisation d’un objectif d’intérêt général, ne seraient alors pas soumises à la condition de contreparties suffisantes et effectives, tout comme les cessions consenties au profit d’organismes privés poursuivant une mission de service public.

L’évolution de la jurisprudence tend toutefois à faire application du principe d’incessibilité des biens à vil prix, et donc du régime issu de la jurisprudence Commune de Fougerolles, à l’ensemble des cessions de biens publics, dont celles internes à la sphère publique.

Le Conseil d’Etat a en effet déjà fondé la validité d’une cession entre personnes publiques en deçà de la valeur du marché, sur le terrain du motif d’intérêt général et des contreparties suffisantes.

Voir ainsi :
CE, 28 février 2007, Commune de Bourisp s’agissant de la vente de terrains par la commune de Bourisp à la commune de Saint-Lary-Soulan :

« Considérant, en deuxième lieu, qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les terrains en cause, d’une superficie de 4 000 hectares, engendraient, au titre des impôts fonciers revenant à la commune de Saint-Lary-Soulan, une charge fiscale excessive pour une commune de 87 habitants ; que ces terrains, constitués de bois de médiocre qualité, de pâtures et de landes, étaient d’un faible rendement pour la Commune de Bourisp ; qu’après avoir vainement tenté de les vendre, successivement à l’Etat, au département et aux exploitants forestiers privés, la commune a proposé en dernier ressort cette cession à la commune de Saint-Lary-Soulan ; que cette cession a comporté des contreparties et notamment le droit de pacage sur ces terres au profit des éleveurs de la Commune De Bourisp ; que, dans ces conditions, la cour a pu, dans les circonstances de l’espèce, sans commettre d’erreur de droit ni dénaturer les faits, juger, par un arrêt suffisamment motivé, que la vente n’était pas entachée d’illégalité du seul fait qu’elle était intervenue à un prix inférieur aux estimations faites par les services administratifs de la valeur de ces terrains, d’ailleurs difficile à évaluer (…) »

CE, 15 mai 2012, n°351416, Hayart, s’agissant d’une affaire qui ne concernait pas directement la légalité de la cession de parcelles qui avait eu lieu entre personnes publiques (une commune et une communauté urbaine) :
« (…) que si le prix de vente des parcelles est effectivement, pour l’une d’entre elle, symbolique, pour les deux autres, inférieur au prix du marché, le bénéfice attendu pour les habitants de la commune de ces équipements d’intérêt général est de nature à constituer une contrepartie suffisante à l’économie générale de cette cession ».

Il a également récemment été affirmé par la cour administrative d’appel de Lyon que « La cession d’un bien immobilier appartenant au domaine privé d’une personne publique ne peut, en principe, être consentie qu’à un prix correspondant à la valeur réelle de ce bien et, dans l’hypothèse où le prix serait significativement inférieur à cette valeur, elle doit être justifiée par des motifs d’intérêt général et assortie de contreparties suffisantes » [9].

Il sera remarqué que la formulation de principe du régime des cessions à vil prix n’apparait plus ciblée sur les cessions consenties à des personnes poursuivant des fins d’intérêts.

Il a également plus récemment été jugé par la cour administrative d’appel de Nantes que le principe d’interdiction de consentir des libéralités n’était pas applicable à l’hypothèse de la cession gratuite, consentie par la commune à une société anonyme d’habitation à loyer modéré, d’une parcelle non bâtie appartenant à la commune, et dont la valeur avait été estimée à 35 000 euros. La cour prend le soin de préciser dans cette affaire que la libéralité n’est pas soumise aux conditions d’existence, d’effectivité et de suffisance des contreparties dans la mesure où la cession litigieuse est consentie au profit d’un organisme privé remplissant une mission de service public.

Voir en effet en ce sens :
CAA de Nantes, 1er octobre 2020, n°19NT02317 :

« 10. La cession litigieuse est consentie au profit d’une société anonyme d’habitations à loyer modéré (SA HLM), organisme privé remplissant une mission de service public tenant à l’amélioration des conditions d’habitat des personnes de ressources modestes ou défavorisées. Ainsi, elle ne saurait, en principe, constituer une libéralité dont la légalité serait subordonnée à l’existence, l’effectivité et le caractère suffisant de contreparties ».

La cour démontre toutefois dans le considérant suivant que les conditions de la libéralité sont au surplus remplies puisque la cession est justifiée par un motif d’intérêt général et elle comporte des contreparties suffisantes.

« 11. Au surplus, d’une part, en décidant d’aliéner le terrain communal à titre gratuit, le conseil municipal a souhaité contribuer à la réalisation d’une opération foncière dont l’objet est de doter le territoire de la commune, conformément aux objectifs assignés par le législateur et déclinés dans le programme local de l’habitat, de logements à caractère social, favorisant ainsi le logement et la mixité sociale. Il a également entendu limiter les prélèvements sur les ressources fiscales de la commune effectués en raison de sa carence en logements sociaux. D’autre part, eu égard à l’opération dans laquelle la cession s’inscrit, la cessionnaire doit être regardée comme s’engageant à construire sur le territoire du Pouliguen cinq logements de type 4 qui seront offerts à la location à des ménages de revenus modestes pour des loyers dont le montant est plafonné réglementairement. La réalisation de ces logements permet à la commune d’atteindre en partie l’objectif de construction de neuf logements locatifs sociaux par an fixé par le programme local de l’habitat. En outre, la moins-value de 35 000 euros à laquelle elle consent sera, (…) déduite du prélèvement sur les ressources fiscales auquel sont assujetties les communes qui ne respectent pas leurs objectifs triennaux de production de logements sociaux, lequel prélèvement s’est élevé, pour la commune du Pouliguen, à 52 127,01 euros en 2016. M. et Mme B... soutiennent que ces contreparties sont insuffisantes compte tenu des loyers que la commune pourrait percevoir en louant son terrain et du nombre de logements à créer. Toutefois, ils n’apportent aucun élément permettant d’apprécier le montant des loyers susceptibles d’être perçus par la location de cette parcelle non bâtie d’une superficie de 126 mètres carrés ni de démontrer que ceux-ci auraient été insuffisamment pris en compte dans l’estimation de la valeur vénale du terrain faite par les services fiscaux. Par ailleurs, (…), les débats ont également mis en exergue la taille et la qualité des logements destinés à accueillir des familles (…).
12. Il suit de là que le moyen tiré de l’insuffisance des contreparties de la cession et, en tout état de cause, le moyen tiré de la méconnaissance de l’article L2121-29 du code général des collectivités territoriales doivent être écartés
 ».

Cet arrêt ne fait que confirmer les incertitudes qui existent autour des cessions au rabais entre personnes poursuivant une mission d’intérêt général (soit, les cessions entre personnes publiques ou les cessions consenties par une personne publique à une personne privée chargée d’une mission de service public).

Si la jurisprudence apparaissait initialement circonscrire le champ d’application du principe d’incessibilité des biens à vil prix et du régime de l’arrêt Commune de Fougerolles aux cessions de biens publics consenties à des personnes poursuivant un intérêt privé, il en va différemment aujourd’hui.

Le champ d’application de ce régime apparait plus étendu allant jusqu’à s’appliquer aux cessions consenties dans la sphère publique.

Il apparaît également incertain, la jurisprudence étant en la matière peu fournie, sans considérant de principe, ce qui invite nécessairement à la prudence.

Julie VERGER Avocat associé Cabinet DROUINEAU 1927

[1CE, 17 mars 1893, Chemins de fer de l’est.

[2CE, Sect., 19 mars 1971, Mergui, n°79962.

[3CE, Sect. 3 novembre 1997, n°169473.

[4CE, 25 novembre 2009, Commune de Mer, n°310208.

[5CAA de Nantes, 30 juin 2000, Préfet de la Vendée, n°98NT01299.

[6CE, 14 octobre 2015, Commune de Châtillon-sur-Seine, n°375577.

[7CAA de Paris, 31 juillet 2020, n°17PA23823.

[8CAA de Nantes, 20 avril 2021, Commune de La Turballe, n°20NT03049.

[9CAA de Lyon, 9 juillet 2019, Syndicat Sud-solidaires des sapeurs-pompiers professionnels et des personnels administratifs, techniques et sociaux du service départemental d’incendie et de secours du Rhône, n°17LY00934.

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