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"Mariés au premier regard" : Téléréalité ne rime pas avec légalité. Par Karine Vartanian, Professeure de Droit.
Parution : jeudi 29 avril 2021
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Les émissions de téléréalité ont toujours fait polémique, tant sur le plan du contenu que sur le terrain de la légalité. Ce n’est que contraintes et forcées que les sociétés de production de ces émissions ont accepté de se soumettre aux règles juridiques, notamment au droit du travail.

Et voilà que l’apogée de l’ère de la téléréalité est atteinte avec l’émission « Mariés au premier regard », qui représente à elle seule, un condensé de petits arrangements avec la loi.

Dès l’apparition de la première émission de téléréalité en 2001, « Loft Story », les professionnels du droit ne s’y étaient pas trompés et indiquaient que la qualification de prestataire de service ou même celle d’artiste-interprète semblait juridiquement inapplicable, au bénéfice de l’existence d’un contrat de travail [1].

Pour la première fois en 2009, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononçait sur la demande d’anciens participants à une émission de téléréalité [2] afin de qualifier juridiquement le lien unissant les participants et les maisons de production desdits programmes.

S’il s’agissait d’une décision inédite concernant la nature de la prestation de candidats à une émission de téléréalité, la Cour de cassation reprenait une formule par elle consacrée selon laquelle : « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » [3].

En 2013, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Cour de cassation jugeait que les participants à une émission de téléréalité [4] étaient liés par un contrat de travail à la société de production dès lors que les critères étaient remplis et en dépit de la dénomination donnée au contrat par les parties, tout en leur déniant la qualité « d’artiste-interprète » [5].

Aujourd’hui encore, cette problématique spécifique du statut et de la protection juridique des participants aux émissions de téléréalité demeure d’actualité, notamment au travers de l’une de ces émissions : « Mariés au premier regard ».

Tandis que la cinquième saison bat des records d’audience, il n’est pas inutile d’évaluer les incertitudes juridiques qui entourent sa mise en œuvre et la réalité de l’intention matrimoniale de ses participants.

« Mariés au premier regard » est une émission de téléréalité française inspirée des exemples danois et américain. La première saison a été diffusée en 2016.

Le concept de l’émission est fondé, comme son nom l’indique, sur le mariage de deux candidats qui se rencontrent en principe la première fois le jour de leur mariage, à la mairie de Grans (dans le département des Bouches-du-Rhône), devant le maire de la commune, avec la caution de trois « experts » qui assurent que les futurs conjoints auront une très forte probabilité de compatibilité, selon les résultats d’une batterie de tests qu’ils auront eu à passer.

1 - L’intention matrimoniale à l’épreuve du cadre institutionnel du mariage.

Il ne s’agit ici pas de revenir sur l’étonnante publication de bans sans que les futurs époux ne soient informés de ces identités dévoilées aux portes de la mairie, ni même de nous interroger sur l’incroyable coïncidence de la localisation de tous les futurs époux dans la belle commune de Grans. Nous concentrerons notre réflexion sur la réalité de l’intention matrimoniale dans le cadre d’une telle émission.

Il a été précisé durant l’émission que les futurs époux devaient établir un contrat de mariage de séparation de biens conclu devant notaire.

En premier lieu, c’est donc au notaire qu’il appartient de vérifier préalablement à l’officialisation de l’union, l’intention matrimoniale des participants à l’émission.

Cet officier public, nommé par le Ministre de la Justice, que l’Etat charge d’une mission de service public pour laquelle il possède de véritables prérogatives de puissance publique, a d’abord une fonction de spécialiste de l’union matrimoniale.

Il va détailler les différents régimes matrimoniaux et en expliquer les conséquences.

Il doit conseiller le régime matrimonial le plus en adéquation avec la situation
patrimoniale, familiale et professionnelle de chacun des futurs époux et non dans la seule optique de limiter les risques en cas de divorce, comme c’est le cas dans le cadre de l’émission.

De plus, il doit attirer l’attention des futurs époux sur le régime primaire impératif qui s’applique avant toute autre règle et s’impose à tous les couples français, quelle que soit la date du mariage, quel que soit le régime matrimonial choisi.

En conséquence, le notaire doit expliquer le contenu des articles du Code civil que lira l’officier d’état civil et qui entraîneront nécessairement des conséquences juridiques, financières et fiscales, indépendamment du régime matrimonial de séparation des biens adopté.

Dès lors, un notaire peut-il juridiquement renoncer à recevoir personnellement les futurs mariés en acceptant qu’ils soient représentés en dehors des cas où un tel mandat de représentation est incontournable et s’abstenir ainsi de vérifier la réalité de leur consentement ?

En second lieu, il appartient à l’officier d’état civil, en vertu de l’article 63 du code civil, de s’assurer de la publication des bans, subordonnée d’une part à la remise, pour chacun des futurs époux, de plusieurs pièces justificatives concernant notamment son identité, profession, domicile et d’autre part, à l’audition commune des futurs époux, sauf en cas d’impossibilité ou s’il apparaît, au vu des pièces fournies, que cette audition n’est pas nécessaire au regard des articles 146 [6] et 180 [7] du code civil.

L’officier d’état civil peut en outre, s’il l’estime nécessaire, demander à s’entretenir séparément avec l’un ou l’autre des futurs époux.

Ainsi, pour que le principe de l’émission soit respecté, il faut donc supposer que l’audition n’est jamais jugée nécessaire, compte des pièces fournies.

Or justement, le principe même d’une émission de téléréalité autour d’un mariage sans rencontre préalable des futurs époux, est une cause raisonnable de suspicion qui devrait imposer à l’officier d’état civil de s’entretenir avec les futurs conjoints sur leur intention matrimoniale.

Car c’est bien à l’officier d’état civil qu’incombe la charge de donner lecture des articles 212 et suivants et de l’article 371-1 du Code civil aux futurs époux et de s’assurer de cette intention matrimoniale à travers les engagements prévus dans ces articles : les futurs époux doivent consentir à se soumettre à leurs obligations de respect, fidélité, secours, assistance ; d’assurer ensemble la direction morale et matérielle de la famille et de pourvoir à l’éducation des enfants en préparant leur avenir (ils sont détenteurs de l’autorité parentale) ; de contribuer aux charges du mariage et de s’obliger mutuellement à une communauté de vie.

Rappelons que lorsque les époux sont dépourvus de toute intention matrimoniale lors de la célébration de leur union, le mariage ainsi célébré est dit « blanc » ou « gris ».

Le mariage blanc est une union frauduleusement mais délibérément contractée en vue de l’obtention, dans la majorité des cas, d’un titre de séjour pour l’un des conjoints.

Le mariage gris se dit d’une union dans laquelle l’un des conjoints est animé d’une intention matrimoniale, tandis que l’autre feint la sincérité dans le but d’obtenir la nationalité française par mariage.

Fréquemment, l’intention matrimoniale fait défaut en cas de quête d’un titre de séjour, mais cette quête n’est pas la seule susceptible de détourner l’institution du mariage.

Il n’est pas inconcevable de penser qu’un certain nombre de candidats à cette émission de téléréalité ne consente au mariage que dans le but d’accéder à la notoriété et de la pérenniser à travers d’autres émissions du même acabit.

D’ailleurs, cette dernière saison fait surgir des reproches à l’encontre de candidats qui auraient été en couple avant le début de l’émission et qui n’auraient accepté le principe de l’émission que dans l’unique dessein de se faire connaître du public.

Dès lors la question n’est pas de vérifier la réalité des sentiments comme se plait à le rappeler le maire de Grans, mais n’est-ce pas à l’officier d’état civil de s’assurer de la réalité du consentement ?

2 - L’intention matrimoniale à l’épreuve du contrat de travail.

Cette intention matrimoniale est d’autant plus malmenée lorsque l’on sait que les candidats de telles émissions sont désormais considérés comme des intermittents du spectacle, probablement liés à la production par un contrat à durée déterminée pour lequel il est d’usage constant de ne pas recourir à un contrat à durée indéterminée (CDD d’usage).

Les participants sont donc des salariés rattachés à la société de production par un lien de subordination inhérent à tout contrat de travail et caractérisé par l’exécution d’un travail/d’une prestation sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements.

Dès lors, la prestation se limite-t-elle à la soumission aux tests de compatibilité ou à la réalisation du mariage ? Les directives portent-elles sur les différentes étapes à suivre ou sur le consentement au mariage ?

Autant de questions que nous ne pouvons balayer d’un revers de la main et qui rappellent que le consentement des futurs époux au mariage doit exister et doit être libre, c’est-à-dire non obtenu par contrainte [8] et éclairé, c’est-à-dire non obtenu par erreur ou dol [9].

En guise de conclusion, notons que la production prend en charge financièrement les divorces subséquents à l’émission qui sont très majoritairement prononcés dans les mois qui suivent le mariage (bien au-delà des statistiques nationales derrière lesquelles se réfugie cyniquement la production).

Au-delà de cette statistique alarmante qui renforce les suspicions quant à l’intention matrimoniale, le financement des divorces ne serait-il pas un moyen d’éviter d’amener ces couples sur le terrain judiciaire de la nullité ?

Karine Vartanian Professeure de Droit Rédactrice juridique

[1D. Cohen et L. Gamet, « Loft Story : le jeu travail », Revue de Droit Social, septembre-octobre 2001, vol. n°12, Paris, p. 791.

[2L’île de la tentation.

[3Cour de cassation, chambre sociale 3 juin 2009, arrêt n°1159.

[4L’île de la tentation.

[5Cour de cassation, 1ère chambre civile 24 avril 2013, arrêt n°399.

[6« Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ».

[7« Le mariage qui a été contracté sans le consentement libre des deux époux, ou de l’un d’eux, ne peut être attaqué que par les époux, ou par celui des deux dont le consentement n’a pas été libre, ou par le ministère public. L’exercice d’une contrainte sur les époux ou l’un d’eux, y compris par crainte révérencielle envers un ascendant, constitue un cas de nullité du mariage.

S’il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l’autre époux peut demander la nullité du mariage ».

[8Articles 1111 à 1115 du Code civil.

[9Articles 1109, 1110 et 1116 du Code civil.