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Le co-emploi : échec et mat ? Par Roxane Morelle et Joris Caillot, Etudiants.
Parution : vendredi 7 mai 2021
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Alors que la marginalisation du co-emploi en France semble se confirmer par un arrêt du 25 novembre 2020, celui-ci paraît pourtant prendre de l’ampleur aux Etats Unis en s’attaquant au géant américain McDonald’s.
L’objet de cet article est de faire le point sur la notion de co-emploi et de son usage en France.

Les auteurs de cet article sont membres de la Clinique juridique de la Sorbonne.

En effet, les salariés d’une franchise ont demandé la reconnaissance de la société mère en tant que « joint employer », dans le but d’obtenir des indemnités suite à la faillite de la société dominée. Bien qu’il aurait pu découler de ce contentieux un aperçu de la conception américaine du co-emploi, ce litige ayant été transigé, la lumière ne sera pas faite sur un tel mécanisme. Ainsi, un flou juridique sur la notion de co-emploi semble persister aux Etats Unis, en témoigne une décision de la Cour du District de New York qui a récemment annulé le critère déterminant mis en place par le Department of Justice, lequel aurait permis de faciliter la reconnaissance d’un coemployeur par un franchiseur [1]. Un indice a toutefois été donné par une cour fédérale d’appel de Californie qui avait considéré [2] que McDonald’s n’avait pas assez de contrôle sur ses franchises pour être qualifié de coemployeur.

Le cas des Etats-Unis illustre le fait que la qualification précise du co-emploi ainsi que sa reconnaissance par les juridictions sont particulièrement complexes. Le concept de co-emploi traduit néanmoins un objectif nécessaire de responsabilisation des sociétés mères envers leurs filiales.

Bien heureusement, un tel brouhaha juridique autour du co-emploi ne semble plus être d’actualité en France : la Cour de cassation a, depuis une dizaine d’années, précisé la qualification de co-emploi. En clair, cette notion désigne une situation où une société dominante (ou société mère) est considérée comme co-employeur des salariés ayant conclu un contrat de travail avec une société dominée.

L’objectif du co-emploi est donc de faire reconnaitre l’existence d’un contrat de travail avec la société mère afin que cette dernière soit débitrice des obligations inhérentes au dit contrat. Un intérêt particulier réside dans les licenciements économiques et dans les obligations qui en découlent - : lorsqu’une société mère est reconnue co-employeur, l’obligation de reclassement doit être opérée au sein de chaque société co-employeur [3]. Le même raisonnement s’applique pour l’appréciation du motif économique, qui se fera au niveau du groupe [4]. Enfin, de manière plus générale, la société mère pourra assumer les conséquences financières d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, peu important que la qualité de co-employeur lui soit reconnue postérieurement [5].

L’émergence du co-emploi.

C’est dans les années 1975 que le co-emploi a vu le jour et traditionnellement, le critère utilisé afin de qualifier une telle situation était la simultanéité des liens de subordination entre les sociétés et le salarié [6]. La Cour de cassation a ensuite dégagé un concept de co-emploi propre aux groupes de sociétés, le détachant ainsi du concept de lien individuel de subordination susvisé. Ainsi, le co-emploi applicable au groupe repose sur une triple confusion d’intérêts, d’activités et de direction entre les différentes sociétés d’un groupe [7], appréciée grâce à la méthode du faisceau d’indices.

Depuis sa création jusqu’aux années 2010, le concept de co-emploi a connu un vif succès : les avocats de salariés le revendiquaient massivement et la chambre sociale de la Cour de cassation y répondait favorablement en confirmant la reconnaissance de situations de co-emploi par les juges du fond. C’est cette sur-utilisation et cette sur-reconnaissance qui ont mené à sa perte.

La décadence du co-emploi.

Vient l’arrêt Molex [8] ; la Cour de cassation va pour la première fois mettre en échec le co-emploi en ajoutant un 4ème critère à sa caractérisation : l’immixtion dans la gestion économique et sociale de la filiale. En l’espèce, les dirigeants de la filiale provenaient du groupe et c’était la société mère qui avait pris, dans le cadre de la politique du groupe, des décisions affectant le devenir de la filiale et s’était engagée à fournir les moyens nécessaires au financement des mesures sociales liées à la fermeture du site et à la suppression des emplois. Aucune importance pour la Cour de cassation ; ce qui aurait été caractérisé comme une situation de co-emploi il y a quelques années ne l’est plus aujourd’hui, sous prétexte que la société employeur conservait une autonomie décisionnelle au sein du groupe.

Ce changement de cap est parfaitement illustré par les arrêts MetalEurop. En effet, ce qui avait été reconnu comme une situation de co-emploi par la Cour de cassation en 2011 [9] ne l’est plus en 2018 [10]. Bien qu’il s’agisse des mêmes faits, en 2018, il a été considéré que la société avait conservé son autonomie décisionnelle dans un certain nombre de domaines et que l’intervention de la société mère n’excédait pas la nécessaire coordination des actions économiques entre deux sociétés appartenant à un même groupe. De ce fait, en raison de ses nouvelles conditions, le co-emploi n’a cette fois pas été reconnu.

Dernier coup assassin de la chambre sociale : elle abandonne son critère de la triple confusion pour en retenir deux, d’apparence bien plus stricts, que sont l’immixtion permanente de la société dominante et la perte totale d’autonomie d’action de la société dominée [11]. Ce dernier critère fait office de coup de massue et l’alliance de cette condition avec la première semble conduire à la mort du co-emploi.

La responsabilité civile délictuelle : porte de sortie ou fausse alerte ?

L’apparente disparition du co-emploi ne signifie pas nécessairement une disparition des sanctions des comportements abusifs des sociétés mères dans leurs relations avec leurs filiales. Au contraire, une autre voie a été ouverte par la Cour de cassation dans le cadre de plusieurs contentieux qu’elle a dû trancher.

En effet, les juges, dans les arrêts Sofarec [12] et Lee Cooper [13], ont admis que les sociétés mères puissent commettre des fautes engageant leur responsabilité civile délictuelle lorsqu’elles ont aggravé la situation économique difficile de leur filiale (entrainant déconfiture, disparition d’emplois et liquidation partielle par exemple) en raison d’un comportement pour lequel elles seules y trouvaient un intérêt.

La jurisprudence n’a pas pour autant interdit la reconnaissance du co-emploi qui persiste lorsque ses conditions strictes sont reconnues. Cependant, la sévérité de ces critères ajoutée à l’ouverture de la voie de la responsabilité délictuelle pourrait mener les salariés à ne plus partir sur le terrain du co-emploi, peu certains de trouver l’approbation des juges, mais directement sur le terrain de la responsabilité civile.

Bien que cette nouvelle voie semble apporter une alternative viable au co-emploi, une première problématique de compétence des juridictions se pose : le co-emploi relève de la compétence du Conseil de Prud’hommes car il s’agit de la reconnaissance de la qualité d’employeur tandis que la responsabilité délictuelle relève de la compétence du Tribunal judiciaire ou du Tribunal de commerce [14]. Le demandeur doit donc faire un choix dans ses actions et les avocats de salariés ne peuvent plus formuler dans une même demande devant le Conseil de Prud’hommes, le co-emploi à titre principal puis la responsabilité délictuelle à titre subsidiaire.

Une seconde problématique a été mise en lumière devant la chambre sociale concernant l’indemnisation dans le cadre de l’addition des actions : dans un arrêt du 27 janvier 2021 [15], les juges ont considéré que lorsque les salariés ont déjà reçu des indemnités de licenciement dans le cadre d’une précédente procédure devant les conseillers prudhommaux, le préjudice entier du fait de la perte d’emploi est réparé. La responsabilité extracontractuelle ne permet alors de réparer aucun autre préjudice et trouve ainsi sa limite. A moins que le salarié ne trouve un préjudice distinct de la perte d’emploi à réparer, le succès de l’action devant le Conseil de Prud’hommes éteint toute autre action en indemnisation.

Alors, quels intérêts présente la responsabilité délictuelle désormais ?

Elle présente premièrement de l’intérêt si le salarié n’a pas agi devant le Conseil de Prud’hommes en reconnaissance d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Si c’est le cas, il n’y a pas (ou alors peu) de préjudice qui ne serait pas réparé par l’octroi d’une indemnité de licenciement ; si ce n’est pas le cas, le salarié pourrait profiter de son action devant le Tribunal Judiciaire ou le Tribunal de Commerce afin de réclamer des indemnités pour faute qui ne seront pas soumises au barème Macron. En faisant ça, il faut encore se demander si l’indemnité qui lui serait octroyée devant les juridiction civiles aurait pour conséquence de réparer tout le préjudice subi du fait licenciement : en clair, est-ce que la jurisprudence du 27 janvier 2021 ne concerne que l’indemnité pour faute délictuelle après une procédure devant le Conseil de Prud’hommes ou s’applique-t-elle également pour l’indemnité de licenciement après une procédure devant le Tribunal de Commerce ou le Tribunal Judiciaire ? S’il s’avère que la jurisprudence du 27 janvier 2021 ne s’applique pas devant ces juridictions civiles, la responsabilité délictuelle n’en serait que plus avantageuse. En effet, un salarié pourrait se prévaloir d’un préjudice devant les juridictions civiles, par exemple sa perte d’emploi, puis une fois indemnisé, se rendre devant le Conseil de Prud’hommes afin d’obtenir une indemnisation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Cette solution idéale semble toutefois à relativiser, la prescription en matière de rupture du contrat de travail étant d’un an, le salarié risque de voir ses chances d’agir à nouveau en justice tempérées par ce délai.

Le deuxième intérêt est la prescription : alors que la prescription de l’action en contestation de la rupture d’un contrat de travail est d’un an à compter de sa notification [16], l’action en responsabilité délictuelle se prescrit par 5 ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer [17]. Alors, si le salarié voit son action en contestation de la rupture de son contrat prescrite, il pourra engager la responsabilité délictuelle de son employeur, peut-être à moindre mal.

Enfin, il faut aborder la responsabilité délictuelle sous l’angle de la faillite de l’employeur. En cas de faillite, l’AGS paie les indemnités de licenciement dans une certaine limite : elle garantit les sommes dues aux salariés à la date du jugement d’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire [18]. Les indemnités de rupture sont elles aussi couvertes à condition que la rupture soit intervenue dans le délai de garantie. En engageant la responsabilité délictuelle de l’employeur, il n’y aura aucune limite d’indemnités et cela permettra de combler la prise en charge des indemnités non couvertes par l’AGS puisque par définition, le préjudice n’aura pas été entièrement réparé.

Roxane Morelle et Joris Caillot, Etudiants Membres de la clinique juridique de La Sorbonne, pôle droit social.

[2alazar v. McDonald’s Corp., October 17, 2018, No. 17-15673.

[3Cass., Soc., 28 septembre 2011, n°10-12.278.

[4Cass., Soc., 15 février 2012, n°10-13.897.

[5Cass., Soc., 15 février 2012, n°10-13.897.

[6Cass., Soc., 10 avril 1975, n°74-40.136 & Cass., Soc., 18 juin 1996, n°93-40.487.

[7Cass., Soc., 11 juillet 2000, n°98-40.146.

[8Cass., Soc., 2 juillet 2014, n°13-15.208 à 13-15.238, 13-15.240 à 13-15.308, 13-15.310 à 13-15.398 et 13-21.153.

[9Cass., Soc., 28 septembre 2011, n°10-12.278.

[10Cass., Soc., 24 mai 2018, n°17-15.630.

[11Cass., Soc., 25 novembre 2020, n°18-13.769.

[12Cass., Soc., 8 juillet 2014, n°13-15.573.

[13Cass., Soc., 24 mai 2018, n°16-22.881.

[14Cass., Soc., 13 juin 2018, n°18-13.769.

[15N°18-23.535.

[16Article L. 1471-1 du Code du travail.

[17Article 2224 du Code civil.

[18Article L. 3253-8 du Code du travail.