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[Point de vue] Remdisivir et Bamlanivimab : 1 - Hydroxychloroquine et Ivermectine : 0. Victoire des meilleurs ou erreur d’arbitrage ? Par Gilles Nougaret, Avocat.
Parution : jeudi 6 mai 2021
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La crise sanitaire continue d’apporter au juriste son lot de surprises, comme le montrent quelques récentes décisions de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
Article vérifié par l’auteur en septembre 2023.

Comment, en ces temps de forte défiance, faire mentir Molière lorsqu’il faisait dire au frère du Malade imaginaire : « presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leurs maladies » ?

L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ci-après ANSM), établissement public de l’Etat placé sous tutelle du ministre de la Santé et chargé de la police administrative des produits de santé, est sans doute appelée à jouer un rôle majeur à cet égard.

Ainsi, l’article L5311-1 II du Code de la santé publique (ci-après CSP) confie à l’ANSM « l’évaluation des bénéfices et des risques liés à l’utilisation des produits à finalité sanitaire destinés à l’homme ». Le contrat d’objectifs et de performance 2019-2023 conclu entre l’Etat et l’ANSM ajoute que celle-ci « joue un rôle de premier plan dans la surveillance et la mise à disposition de produits de santé sûrs, efficaces et innovants. Les missions de l’ANSM, qui portent sur l’ensemble du champ des produits de santé, lui confèrent une responsabilité étendue vis-à-vis de notre société » (p.7).

Un aspect particulier de cette police administrative retiendra ici notre attention : le contrôle de la mise sur le marché des produits de santé. En temps normal, l’ANSM procède à une évaluation approfondie de la demande d’autorisation de mise sur le marché (ci-après AMM) puis délivre (ou non) ladite autorisation. Toutefois, en situation d’urgence, l’ANSM peut assouplir son évaluation afin de permettre un accès rapide aux innovations thérapeutiques. Cet assouplissement s’effectue dans le cadre de deux procédures particulières : la recommandation temporaire d’utilisation (ci-après RTU) et l’autorisation temporaire d’utilisation (ci-après ATU).

La RTU, dont le régime est défini par l’article L5121-12-1 I du CSP, est une recommandation d’utilisation établie par l’ANSM visant un médicament bénéficiant déjà d’une AMM mais utilisé, en pratique, pour d’autres indications que celles de son AMM. Une telle RTU ne peut être établie qu’en l’absence de traitement idoine pour la pathologie en question. Le but d’une RTU est de sécuriser (notamment sur le plan juridique) la prescription effectuée par les professionnels de santé.

Quant à l’autorisation temporaire d’utilisation (ci-après ATU), dont le régime est défini par l’article L5121-12 I du CSP, elle consiste en une autorisation accordée par l’ANSM « à titre exceptionnel » en vue de « traiter des maladies graves ou rares, en l’absence de traitement approprié, lorsque la mise en œuvre du traitement ne peut pas être différée » et lorsque « l’efficacité et la sécurité de ces médicaments sont fortement présumées ».

Comme on le devine, l’obtention d’une RTU est chose plus aisée que celle d’une ATU. En effet, la RTU portant sur des médicaments bénéficiant déjà d’une AMM, lesdits médicaments ont été l’objet d’une évaluation approfondie lors de la mise sur le marché (du moins en théorie) et leurs éventuels effets indésirables sont mieux connus, notamment si l’AMM est ancienne. A l’inverse, l’ATU portant sur des médicaments ne bénéficiant pas d’une AMM, ceux-là n’ont pas été évalués de manière approfondie et leurs effets indésirables sont moins connus. En principe, la vigilance est donc plus grande pour l’ATU que pour la RTU.

L’étonnement vient du fait que certaines décisions récentes de l’ANSM relatives aux traitements potentiels de la covid 19 semblent s’éloigner de ce principe.

Ainsi, le 2 juillet 2020, l’ANSM a accordé une ATU pour le Remdesivir, à la demande du laboratoire Gilead. Cet antiviral, toujours sous brevet, et qui avait connu des succès que l’on pourrait qualifier de limités dans le traitement du virus Ebola, avait été « repositionné » pour le traitement de la covid 19 et intégré dans le vaste essai européen dénommé « Discovery ». Toutefois, différentes études, et notamment l’essai « Solidarity » réalisé dans le cadre de l’OMS, concluaient à son inefficacité [1]. En définitive, après différentes controverses dont nous épargnerons les détails à nos lecteurs [2], l’ANSM a mis fin à l’ATU du Remdisivir le 24 octobre 2020 [3], soit moins de quatre mois après sa délivrance, situation pour le moins singulière.

Quelques jours plus tôt, le 21 octobre 2020, l’ANSM avait refusé une RTU demandée par l’IHU de Marseille du Pr. Raoult pour l’Hydroxychloroquine. Pourtant, ce médicament, tombé dans le domaine public, bénéficie d’une AMM depuis 2004. Quoiqu’il en soit, mécontent de cette décision, l’IHU a déposé devant le Conseil d’Etat un recours en annulation contre la décision de l’ANSM refusant la RTU [4]. L’instance est toujours pendante.

Un peu plus tard, c’est une molécule moins connue qui allait faire parler d’elle : l’Ivermectine. A l’instar de l’Hydroxychloroquine, ce médicament - prescrit notamment pour la gale (!) - est libre de droits et bénéfice d’une AMM depuis fort longtemps (depuis 2001 nous semble-t-il). Alléguant de nombreuses études favorables, un collectif de quelque cinq-cents médecins a adressé le 30 décembre 2020 à l’ANSM une demande de RTU pour l’Ivermectine. Faute de réponse, et estimant qu’il y avait urgence, ces médecins ont déposé le 15 janvier 2021 une requête en référé liberté auprès du Conseil d’Etat, aux fins de lui demander d’enjoindre au ministre de la Santé de saisir l’ANSM de la question de l’établissement d’une RTU pour l’Ivermectine, d’une part, et d’enjoindre à l’ANSM d’examiner la pertinence d’une telle RTU, d’autre part.

Dans une ordonnance datée du 26 janvier 2021 (n°448714), le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté cette requête mais pour des motifs fort intéressants. En effet, la requête est rejetée non pas parce qu’elle était mal fondée, mais parce que l’ANSM, en cours d’instruction, a indiqué son intention d’entamer une évaluation en vue d’établir, le cas échéant, une RTU. Mieux, à l’audience, l’Agence a précisé que cette évaluation serait menée « dans les meilleurs délais ».

Dans ces conditions, le rejet de la requête était logique : dès lors que la mesure demandée (l’étude de la possibilité d’une RTU) était obtenue, la requête avait perdu tout objet. Mais paradoxalement, les requérants pouvaient être satisfaits car, en fin de compte, ils obtenaient ce qu’ils recherchaient : que, près d’un an après le début de la crise sanitaire, l’ANSM « découvre » (et avec elle les autorités habilitées à la saisir d’une demande de RTU, comme le ministre de la Santé...) qu’il était pertinent d’étudier l’élaboration d’une éventuelle RTU pour l’Ivermectine. Ceci étant, après que l’OMS eut recommandé de ne pas utiliser cette molécule dans le traitement de la covid 19, là aussi dans des conditions controversées [5], l’ANSM faisait savoir le 1er avril 2021 qu’elle refusait d’établir la RTU sollicitée [6].

Enfin, plus récemment, le 22 février 2021, l’ANSM a accordé une ATU pour le Bamlanivimab, à la demande du laboratoire Lilly. Il s’agit d’un médicament aussi récent que novateur – donc sous brevet – à base d’anticorps monoclonaux (un procédé expérimenté sur un ancien Président des Etats-Unis) et déjà autorisé dans quelques Etats. De manière désormais habituelle, les conditions dans lesquelles cette ATU a été accordée ont suscité de vives polémiques [7].

En définitive, que penser de la position de l’ANSM sur ces quatre médicaments ? Disons qu’il est étonnant que deux molécules anciennes tombées dans le domaine public (donc non soutenues par leur laboratoire d’origine), peu coûteuses [8], prescrites massivement depuis de nombreuses années et dont les effets indésirables sont bien connus, n’arrivent pas à obtenir une simple RTU, ou ne l’obtiendront, le cas échéant, qu’après saisine du juge administratif. A l’inverse, des médicaments plus récents, sous brevet (donc soutenus par leur laboratoire), au prix non négligeable [9], peu prescrits et dont les éventuels effets indésirables sont moins connus, parviennent à obtenir une plus exigeante ATU.

Seul l’avenir dira si les choix de l’ANSM ont été judicieux sur le plan médical. Mais en attendant, ces apparentes contradictions, le cortège de controverses qui les accompagne et la récente condamnation de l’ANSM dans le scandale du Mediator ne facilitent guère la tâche de l’Agence sur un autre front : la délivrance, en toute sérénité, des ATU pour les vaccins...

Gilles Nougaret Avocat au Barreau de l’Essonne Docteur en droit public

[4Pour faire bonne mesure, l’IHU annonçait le dépôt d’une plainte pénale pour mise en danger de la vie d’autrui et prise illégale d’intérêts contre le Directeur général de l’ANSM... (https://www.leparisien.fr/faits-divers/un-recours-en-justice-contre-le-refus-d-autoriser-massivement-l-hydroxychloroquine-29-10-2020-8405639.php)

[8Environ 4 € et 8 € la boîte pour l’Hydroxychloroquine et l’Ivermectine.

[9La presse évoque plus de 320 € la dose pour le Remdisivir et près de 1 000 € la dose pour le Bamlanivimab.

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