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Violences conjugales : la peur doit changer de camp. Par Karine Vartanian, Professeure de Droit.
Parution : jeudi 6 mai 2021
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La triste actualité [1] nous ramène encore et toujours aux violences conjugales et à la sempiternelle question du classement sans suite de plaintes déposées par les victimes, quelques mois voire quelques semaines avant un passage à l’acte.
Pourtant, la lutte contre les violences conjugales a été déclarée grande cause nationale et indéniablement les dernières réformes vont contribuer à endiguer ce fléau.
Il nous faut cependant rappeler que les principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale sont, avant toutes les autres mesures, les premières à devoir être respectées et appliquées afin que notre édifice législatif ne se transforme pas en un « colosse aux pieds d’argile ».

Faisant suite au Grenelle contre les violences conjugales qui s’est déroulé du 3 au 25 novembre 2019, la loi n°2020-936 en date du 30 juillet 2020 comporte différents volets visant à appréhender et à agir contre les violences intra-familiales dans leur globalité.

Parmi les mesures adoptées, notons avec intérêt les avancées suivantes :
- la jouissance du logement familial et l’éloignement du conjoint violent [2] ;
- la mise en place de peines privatives ou restrictives de droit, en plus ou à la place d’une peine d’emprisonnement ;
- le signalement systématique par le JAF des ordonnances de protection au procureur de la République ;
- la cessation du devoir d’aliment et d’assistance en cas de condamnation du créancier pour un crime commis sur la personne du débiteur, sur l’un de ses ascendants, descendants ou sur l’un des collatéraux privilégiés ;
- le maintien de certains titres de séjour lorsque la communauté de vie a été rompue en raison de violences familiales ou conjugales ;
- l’interdiction du recours à la médiation familiale et à la médiation pénale ;
- l’indignité successorale élargie aux auteurs de violences conjugales ;
- la suspension du droit de visite et d’hébergement du parent, auteur de violences, même sans agression directe des enfants [3] ;
- la création de la notion de « suicide forcé » désormais reconnue comme circonstance aggravante du délit de harcèlement moral au sein du couple ;
- L’élargissement des exceptions au secret professionnel avec la possibilité de levée du secret médical lorsque les violences mettent la vie de la victime en danger immédiat et que celle-ci se trouve sous l’emprise de son auteur. Le médecin ou le professionnel de santé devra s’efforcer d’obtenir l’accord de la victime majeure et, en cas d’impossibilité d’obtenir cet accord, il devra l’informer du signalement fait au procureur de la République (entrée dans le Code pénal de la notion d’emprise).

Incontestablement, cette loi fera date dans la prise en charge globale des violences conjugales, à laquelle il convient d’ajouter les mesures préconisées pendant le Grenelle pour mieux « prévenir protéger et punir ».
La France s’est d’ailleurs largement inspirée du modèle espagnol fondé sur deux lois dont la première en date de 2004 est intitulée : « Mesure de protection intégrale contre les violences conjugales » et la seconde adoptée en 2017 dite loi « Pacte d’État ».

Et pourtant… Si le chiffre des féminicides a diminué en 2020 (90 femmes tuées en 2020 contre 146 en 2019 selon les chiffres du Ministère de la Justice), la hausse des violences conjugales est considérable et cette progression inquiétante ne s’explique pas que par les confinements successifs et les signalements plus nombreux.
Force est alors de constater que si les lois réforment les textes, elles peinent à réformer certaines pratiques policières et judiciaires qui protègent davantage, encore aujourd’hui, l’auteur présumé des violences que la victime.
Afin de rétablir l’équilibre des droits qui appartiennent tant à l’auteur de l’infraction qu’à sa victime et dans le respect des principes fondamentaux de notre droit pénal, quatre points doivent être réaffirmés sans ambiguïté.

1 – La plainte n’est pas le préalable nécessaire à la poursuite judiciaire.

Sur le site Violence conjugale/www.service-public.fr, nous pouvons lire l’information suivante :
« Pour que l’auteur des violences conjugales que vous avez subies soit poursuivi en justice, et qu’il soit condamné pour son acte, vous devez porter plainte. »

Dès lors, comment s’étonner d’entendre des policiers ou gendarmes se désoler de l’absence de dépôt de plainte par la victime de violences conjugales ou de son retrait de plainte, en laissant penser que les suites judiciaires reposeraient sur les frêles épaules de la victime.
Outre le fait qu’humainement, il est intolérable de justifier, même en partie, l’absence de réponse pénale par l’inaction des victimes, juridiquement il s’agit d’une lecture erronée des textes de loi.
En effet, la plainte est un acte par lequel une personne signale à la police, à la gendarmerie ou au procureur de la République, des faits dont elle estime être victime. Il est possible de retirer une plainte à tout moment de la procédure et jusqu’au jugement, mais le retrait de celle-ci n’entraîne pas automatiquement l’arrêt des poursuites pénales sauf dans de rares cas (atteintes à la vie privée, injure ou diffamation).
Rappelons si besoin, qu’une fois informé des plaintes et des résultats de l’enquête policière, seul le procureur de la République est détenteur de l’opportunité des poursuites, ce qui signifie qu’il prend la décision de déclencher les poursuites ou de classer sans suite.
En conséquence et réaffirmons-le avec vigueur, le dépôt d’une plainte par la victime n’est pas la condition sine qua non au déclenchement des poursuites.

2 – La procédure pénale est inquisitoire.

En aucun cas, la plainte ne saurait se substituer aux éléments de preuves que peut rassembler l’autorité judiciaire afin de déclencher les poursuites : constat médical ; procès-verbal des forces de l’ordre, signalement par des professionnels (à cet égard, la levée du secret professionnel en cas d’emprise de la victime constitue un véritable progrès), par des agents de l’Etat ou des collectivités territoriales, témoignages de l’entourage familial, enquêtes de voisinage, traces écrites ou orales, recherches numériques…
En cette période de lutte résolue contre les violences conjugales, il est inenvisageable de ne pas accompagner la victime dans la recherche de la preuve, conformément au caractère inquisitorial de la procédure pénale et afin d’éviter les classements sans suite encore trop nombreux (et aux conséquences parfois dramatiques).

3 – La réponse pénale adaptée à l’auteur des violences conjugales doit être impérative.

A la crainte que ressent la victime, l’autorité judiciaire doit opposer la crainte d’une répression adaptée mais impérative à l’encontre de l’auteur des faits répréhensibles.
L’auteur des violences conjugales ne doit pas douter un seul instant que les faits qu’il commet seront signalés, si ce n’est pas la victime, par l’un des maillons de la chaine pénale, qu’ils feront l’objet d’une poursuite systématique dès lors que les faits sont avérés et recevront une réponse pénale appropriée mais obligatoire.

4 – La réponse sociale adaptée à la victime des violences conjugales doit être immédiate.

A l’instar des mesures sociales mises en œuvre en Espagne, les victimes doivent pouvoir immédiatement bénéficier d’une assistance policière (si besoin), juridictionnelle et psychologique afin de ne pas être freinées par les contraintes financières ou administratives (demandes d’allocations, accès prioritaire aux logements sociaux, démarches auprès de l’employeur pour un aménagement du temps de travail ou une mobilité géographique…). De l’agilité des institutions, dépendra la détermination des victimes à réagir.

Pour que la peur change de camp, selon une expression consacrée, l’engagement est politique, législatif et judiciaire, sociétal, sûrement financier, mais avant tout il doit être inflexible et irréversible.

Karine Vartanian Professeure de Droit Rédactrice juridique

[1Le corps de Magali Blandin a été retrouvé vendredi 19 mars 2021 à Montauban-de-Bretagne, à quelques kilomètres de la commune où elle habitait ; elle est décédée sous les coups de batte de baseball de son mari duquel elle était séparée et en instance de divorce. Une plainte déposée par la victime en septembre 2020 a été classée sans suite.

[2le dispositif électronique anti-rapprochement a été instauré par la loi du 28 décembre 2019 et son décret d’application du 23 septembre 2020.

[3Cette loi élargit par ailleurs le retrait possible de l’autorité parentale ou de son exercice à tous les cas de violences conjugales et plus seulement en cas de crimes.