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Discrimination : recevabilité de l’action si la discrimination perdure jusqu’à une période non prescrite. Par Frédéric Chhum, Avocat et Claire Chardès, Elève-Avocat.
Parution : vendredi 14 mai 2021
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Une discrimination syndicale perdurant pendant 30 ans n’empêche pas la salariée qui s’en estime victime d’agir en justice, sur le fondement de ceux des faits qui ne sont pas couverts par la prescription. C’est ce qu’affirme la Cour de cassation dans un arrêt du 31 mars 2021 (n° 19-22557).

1) Le parcours professionnel et syndical de la salariée.

Une salariée avait été engagée en 1976, par le Groupe Drouot, en qualité d’employée de restaurant.

Par suite, elle avait exercé en tant qu’employée administrative au sein du service Groupe Central Particuliers. En dernier lieu, elle occupait le poste de rédacteur polyvalent de gestion recouvrement/contentieux.

Un an après son embauche, la salariée a été désignée déléguée syndicale, à la suite de quoi elle devenait « permanente syndicale à partir du 1er janvier 1997 ».

Après 35 ans de carrière au sein de cette société, elle partait à la retraite le 1er décembre 2011.

Dans les premiers mois de sa retraite, Madame X. a intenté une action contre son ancien employeur devant la juridiction prud’homale le 10 avril 2012. Elle agissait alors aux fins que soit établie la discrimination syndicale dont elle estimait avoir été victime pendant quasiment l’intégralité de sa relation de travail.

Les syndicats CGT Axa-Marly-le-Roi et l’union locale CGT de Clays-sous-Bois se sont joints à l’instance volontairement.

2) La discrimination alléguée par la salariée.

A l’appui de ses prétentions, Madame X. avançait qu’elle avait été victime de discrimination dès sa désignation en tant que délégué syndicale en septembre 1977.

En 1981, elle avait constaté cette discrimination et avait manifesté son souhait de changer de poste. L’inspecteur du travail d’alors l’avait soutenu dans sa réclamation, dans un courrier en date du 5 novembre 1981.

L’intervention de ce dernier avait fini par porter ses fruits puisqu’elle avait effectivement été nommée au poste de « rédacteur polyvalent gestion recouvrement et/ou contentieux », poste qu’elle occuperait donc jusqu’à la fin de sa carrière.

Et pour cause, après ce changement intervenu en septembre 1982, la salariée n’avait plus connu d’évolutions.

En effet, elle arguait « n’avoir effectué que des tâches administratives sans rapport avec ses compétences sur le poste sur lequel elle a été affectée », en plus de « n’avoir jamais été augmentée même lors de ses changements de poste ».

Elle estimait avoir subi « une stagnation de sa classification au poste de rédacteur en dépit de l’obtention d’une capacité en droit », en plus d’être privée « d’entretien annuel d’appréciation à partir de 1997 ».

Enfin, la salariée retenait également « la non application d’un avenant à un accord-cadre dont ont pourtant bénéficié d’autres délégués permanents syndicaux qui ont été promus cadres classe 5 et qui se sont vus accordés une formation d’une année ».

Forte de l’ensemble de ces arguments, Madame X. versait au débat des éléments laissant présumer l’existence d’une discrimination.

Toutefois, les juges du fond ne l’avaient pas entendu de cette façon.

3) La cristallisation du débat autour de la prescription.

La Cour d’appel de Versailles s’est désintéressée de ces éléments pour se concentrer sur l’argument de la prescription, soulevé par la partie adverse.

En effet, selon elle, la salariée « avait eu "connaissance de faits susceptibles de revêtir la qualification de discrimination syndicale" à compter de la réception de la lettre de l’inspection du travail du 5 novembre 1981 ».

Ainsi, en application du délai de 30 ans applicable en la matière avant la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, l’action de la salariée était prescrite depuis le 5 novembre 2011 au moment où elle a effectivement saisi le Conseil de Prud’hommes en avril 2012.

La salariée et les syndicats ont donc formé un pourvoi sur cette question.

D’après eux, le raisonnement de la Cour d’appel « au mieux prescrivait les faits antérieurs à cette date mais n’interdisait nullement à la salariée de faire reconnaître les faits de discrimination allégués commis postérieurement jusqu’à sa mise à la retraite le 1er décembre 2011 sur la période non prescrite ».

De fait, les juges du fond auraient dû rechercher « si les faits de discrimination syndicale allégués subis par la salariée dans le déroulement de sa carrière postérieurement à l’intervention de l’inspection du travail jusqu’à son départ à la retraite le 1er décembre 2011 étaient également prescrits à la date de saisine de la juridiction prud’homale ».

4) L’action en justice toujours ouverte, selon la Cour de cassation.

Les juges de la Haute Cour ont suivi les syndicats et la salariée dans leur argumentation.

Ils se sont fondés sur l’article L1134-5 du Code du travail, lequel dispose que l’action se prescrit par 5 ans à compter de la révélation de la discrimination, ainsi que sur les dispositions de l’article 26 de la loi précitée du 17 juin 2008 (L1134-5 du Code du travail) (Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008).

Cet article contient les règles transitoires s’appliquant consécutivement à la réforme de la prescription, faisant passer cette dernière de 30 ans à 5 ans en matière civile, dont celle de l’action en discrimination.

Après le rappel de ces dispositions, la Cour de cassation a conclu que, si effectivement la salariée se prévalait d’une discrimination syndicale « ayant commencé dès l’obtention de son premier mandat en 1977 et dont elle s’est plainte en 1981 », soit une période « couverte par la prescription trentenaire », la prescription n’était pas acquise pour les faits postérieurs dont elle se plaignait.

En effet, « elle faisait valoir que cette discrimination s’était poursuivie tout au long de sa carrière en terme d’évolution professionnelle, tant salariale que personnelle, ce dont il résultait que la salariée se fondait sur des faits qui n’avaient pas cessé de produire leurs effets avant la période non atteinte par la prescription ».

Le fait qu’une partie des éléments soulevés par la salariée soit couverte par la prescription ne faisait donc pas tomber l’intégralité de l’action, puisque d’autres événements, non prescrits, méritaient d’être examinés.

Ainsi, la réitération, voire la continuité de la discrimination, fait que la salariée est encore fondée à demander réparation, y compris lorsque les premiers agissements de cette nature datent d’il y a 30 ans auparavant et qu’ils sont prescrits.

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum