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Une semaine pour découvrir le Conseil d’Etat, Jour 5 : Ses défis pour la Justice du 21ème siècle.
Parution : vendredi 11 juin 2021
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Le Conseil d’État porte-t-il bien son nom ? Oui, il est le conseiller du Gouvernement, et examine à ce titre notamment les projets de loi et d’ordonnance, avant que ceux-ci ne soient soumis au Conseil des ministres.
Mais le Conseil d’État est également une juridiction, le juge administratif "suprême" des contentieux - pour faire simple - liés à l’action publique.
Son nom est donc trompeur. Son image aussi, celle d’une institution distante des citoyens, recluse au Palais Royal. Et pourtant, il est évoqué quasi quotidiennement dans l’actualité. Les nombreux textes liés à l’état d’urgence sanitaire ont permis de rappeler que le Conseil d’État est sans doute avant tout le gardien de nos libertés.
Le Village de la Justice avait très envie d’aller à la rencontre de cette juridiction à la dualité complexe, en interviewant celui qui en assure la présidence, Bruno Lasserre. Une interview en plusieurs épisodes pour découvrir pas à pas le Conseil d’État.

« Bruno Lasserre, pour clore cette interview-fleuve : pour vous quels sont les grands défis du Conseil d’État et de la justice administrative dans les prochaines années ? »

Bruno Lasserre, Vice-Président du Conseil d’État.

"Le premier n’est pas nouveau : c’est celui de l’accroissement du contentieux. La juridiction administrative reçoit chaque année de plus en plus de requêtes, à juger dans des délais raisonnables et avec une rigueur sans faille. Pour relever ce défi quotidien et rendre une justice de qualité sans tarder, nous faisons sans cesse évoluer nos méthodes de travail.

Un autre défi, c’est de continuer à nous ouvrir à la société pour mieux la comprendre et la servir. C’est le sens de beaucoup d’initiatives lancées avec le secrétariat général du Conseil d’État pour accueillir plus de monde au Palais-Royal et nous faire connaître à l’extérieur – à l’université comme auprès du grand public.

Ce qui m’amène à un troisième défi : celui de se faire comprendre par les citoyens. J’en ai déjà parler et je n’y reviens pas. (Voir Jour 4).

Un autre défi tient à la nécessité pour le juge administratif d’adapter son office aux nouvelles modalités de l’action publique. Je pense en particulier à l’usage de plus en plus répandu que font les administrations du droit souple. Les recommandations, les avis, les mises en garde ou encore les foires aux questions publiées sur leurs sites internet ne sont pas des décisions au sens traditionnel, mais influent sur les comportements des administrés et portent parfois atteinte à leurs droits et libertés. Le juge doit pouvoir les contrôler.

"Le juge administratif est pris dans une course avec le temps – le temps court de l’urgence et le temps long des grands défis de demain."

Pour cela, il doit faire évoluer son logiciel. Il doit également pouvoir contrôler les engagements de long terme que l’État est de plus en plus amené à prendre, en matière de protection de l’environnement notamment. Car les grandes annonces ne suffisent plus : le juge doit pouvoir vérifier qu’elles sont mises en œuvre et obliger les décideurs à rendre des comptes.

En 2020, l’affaire de la commune de Grande Synthe [1] a inauguré ce contrôle de l’action de l’État dans le temps long, qui devra être précisé à l’avenir. Plus que jamais, le juge administratif est pris dans une course avec le temps – le temps court de l’urgence et le temps long des grands défis de demain. Dès aujourd’hui, il doit réfléchir à son office, aux moyens dont il dispose et à sa place dans nos institutions.

Il y a enfin un défi plus conjoncturel mais qui n’en est pas moins important pour notre institution : il tient à la réforme de la haute fonction publique sur le point d’être adoptée. Cette réforme voulue par le Président de la République affecte en profondeur le Conseil d’État. En particulier, le grade d’auditeur et l’accès direct à la sortie de l’INSP (institut national du service public) qui remplacera l’ENA vont être supprimés. Auditeur ne sera plus qu’un emploi que pourront exercer des anciens élèves de l’école ou des membres de corps comparables après une expérience professionnelle d’au moins deux ans. Et leur intégration dans le grade de maître des requêtes ne sera plus automatique mais subordonnée à la décision d’une commission d’intégration composée paritairement de membres du Conseil d’État et de personnalités extérieures. C’est un bouleversement du système mis en place en 1945 qui, en dépit de ses défauts, nous a garanti la jeunesse et l’excellence, mais aussi la diversité des recrutements et, sur les dernières années au moins, la parité.

Je m’interroge donc sur cette réforme qui touche à deux valeurs essentielles sur lesquelles je n’ai cessé d’insister. L’indépendance d’une part, qui est la clé de notre légitimité et rend impossible que notre carrière dépende de ceux dont nous jugeons les décisions. Nous serons ainsi très vigilants sur le fonctionnement de la commission d’intégration. La jeunesse d’autre part, car notre capacité à accueillir chaque année des jeunes qui apportent avec eux le vent d’une société qui change sont depuis toujours l’une de nos plus grandes forces. Le nouveau dispositif ne nous privera pas de ces jeunes, mais il ne faudrait pas que le parcours d’obstacles qu’il instaure ne décourage certains, notamment les internes, et les femmes. Nous y veillerons.

"L’enjeu est de définir un logiciel de gestion de mettre en œuvre une politique de ressources humaines qui nous permette de continuer à attirer des profils d’excellence."

La réforme est donc un défi. Mais c’est aussi une chance. Car le Conseil d’État va retrouver une grande marge de manœuvre dans son recrutement : le vice-président fixera chaque année le nombre d’auditeurs, le tour extérieur du gouvernement au grade de maître des requêtes disparaît, une fongibilité est créée pour le recrutement des maîtres des requêtes qui n’auront pas été auditeurs. Nous aurons dorénavant la main pour recruter selon nos besoins.

L’enjeu est maintenant de définir un logiciel de gestion pour mettre en œuvre une politique de nos ressources humaines qui nous permette de continuer à attirer des profils d’excellence, qui ont le goût du droit mais aussi de l’action, indispensables pour exercer nos métiers de haute technicité. La meilleure réponse, ici, c’est l’action, et nous sommes déjà au travail."

(Crédit photos : Conseil d’État)

Retrouvez les autres épisodes dans les articles liés, en haut à gauche du chapeau de l’article sous le guide de lecture !

Interview de Bruno Lasserre, Vice-président du Conseil d’État, par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice.

[1Pour la première fois, le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer sur une affaire portant sur le respect des engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Voir le communiqué de presse et la décision ici.