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Le statut des travailleurs de plateformes au Royaume-Uni : l’arrêt « Uber » de la Cour Suprême britannique. Par Claire Marzo, Maître de Conférences.
Parution : jeudi 3 juin 2021
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L’arrêt « Uber » (Uber BV and others (Appellants) v Aslam and others (Respondents) [2021] UKSC 5 case on 19 February 2021) de la Cour suprême britannique du vendredi 19 février 2021, décision très attendue, a permis de poser un jalon important concernant le statut des travailleurs plateformes.

Elle a décidé que les chauffeurs Uber, en d’autres termes des chauffeurs VTC qui proposent leurs services par le biais d’une application smartphone du même nom (ci-après l’application Uber), pouvaient être considérés comme des ‘workers’ (statut anglais intermédiaire entre le salarié et l’indépendant).

La plus haute juridiction du pays rejette ainsi le recours du géant américain de réservation de voitures. Cette décision remet en question la qualification de travailleurs indépendants des chauffeurs Uber et par voie de conséquence le modèle économique d’Uber au Royaume-Uni, voire de l’ensemble des plateformes numériques.

L’économie collaborative et les plateformes digitales font partie de notre quotidien, elles sont de nouveaux intermédiaires entre consommateurs et fournisseurs ou agents qui peuvent être des particuliers, des travailleurs indépendants ou des salariés. Ces travailleurs commencent tout juste à faire l’objet de régulations étatiques dont l’étude est opportune et nécessaire.

En l’espèce, les demandeurs, Messieurs Aslam et Farrar, étaient titulaires, au moment de l’affaire, d’une licence VTC pour conduire à des clients autour de Londres via l’application Uber. Ils ont intenté un recours devant un tribunal anglais (‘employment tribunal’) afin de définir leur statut d’emploi. Les défendeurs étaient Uber BV, une entreprise néerlandaise qui possède la technologie de l’application Uber, et Uber London Ltd, une filiale britannique qui possède ladite licence à Londres.

Le tribunal avait jugé que les demandeurs des ‘workers’ dotés de contrat de ‘workers’ passés avec la filiale Uber London. Le tribunal avait condamné la compagnie Uber et la Cour d’Appel a, à la majorité, rejeté l’appel de celle-ci. Uber s’est pourvu en cassation devant la Cour Suprême britannique, qui a également rejeté le recours.

Sur le fond, trois points doivent être soulignés :

Un chauffeur est un ‘worker’.

La principale question est de savoir si un chauffeur est un ‘worker’. La définition de ‘worker’ apparaît à la section 230(3) de la loi de 1996 dite Employment Rights Act 1996. En vertu de ce texte, un ‘worker’ est un individu qui travaille en vertu d’un contrat de travail ou un contrat « selon lequel l’individu entreprend de faire ou d’exécuter personnellement un travail ou un service pour une autre partie au contrat dont le statut n’est pas, selon ledit contrat, celui d’un client exerçant une profession similaire à celle exercée par l’individu » (traduction de l’auteur). La loi lui accorde ainsi, le salaire minimum, le bénéficie de congés payés et l’accès à certaines autres protections. On notera que ce statut est un troisième statut intermédiaire par rapport à ceux plus répandus de « salarié » et de « travailleur indépendant ».

En l’espèce, la Cour suprême refuse de prendre en compte le contrat écrit en vigueur, soulignant sa volonté de se concentrer sur la réalité de la relation de travail entre la société et les chauffeurs. Elle indique que la nature des relations juridiques entre chauffeurs et Uber doit être déduite de leurs comportements. La Cour propose une interprétation téléologique originale passant par la prise en compte de l’objectif de la loi dans la lignée de l’arrêt Autoclenz (Autoclenz Limited (Appellant) v Belcher and others (Respondents). [2011] UKSC 41, case on 27 July 2011).

Le Employment Rights Act 1996 a pour objet

« de protéger les personnes vulnérables qui n’ont pas ou peu de contrôle sur leurs salaires et leurs conditions de travail parce qu’ils sont dans une position de dépendance et de subordination face à une personne ou une organisation qui exerce un contrôle sur leur travail » (traduction de l’auteur).

Cette législation, selon la Cour, vise à empêcher les employeurs d’externaliser l’octroi des protections à accorder. La Cour conclut à l’existence de deux types de contrats : d’abord des contrats implicites de transport entre Uber London et les clients/passagers et ensuite des contrats implicites de travail entre Uber London et les chauffeurs qui sont des ‘workers’ engagés par Uber pour transporter les passagers.

Cinq critères pour identifier un contrat de travail entre un chauffeur et Uber London.

Le jugement met en lumière cinq aspects identifiés par le tribunal qui justifient sa conclusion selon laquelle les demandeurs avaient des contrats de travail avec Uber London.

D’abord, lorsqu’une course est réservée par le biais de l’application Uber, la plateforme en détermine le prix et les chauffeurs ne peuvent obtenir davantage que le montant calculé par l’application. C’est donc Uber qui décide du salaire des chauffeurs en fonction de leur travail.

Deuxièmement, les termes du contrat des chauffeurs sont imposés par Uber sans y associer les chauffeurs.

Troisièmement, une fois qu’un chauffeur est sur la plateforme Uber, son choix d’accepter ou de refuser une demande de course est limité par Uber. En effet, Uber monitore le taux d’acceptation et de refus des courses proposées et impose ce qui correspond à des pénalités ou des sanctions si trop de courses sont refusées par le biais d’une exclusion de dix minutes de l’application qui empêche le chauffeur de travailler.

Quatrièmement, Uber exerce un contrôle significatif sur la façon dont les chauffeurs fournissent leurs services. L’une des méthodes mentionnées par le jugement est l’utilisation de notation (rating systems) par lesquelles les passagers doivent noter le chauffeur sur une échelle de 1 à 5 après chaque course. Un chauffeur qui ne réussit pas à obtenir et garder une certaine note moyenne recevra une série d’avertissements et sera finalement exclu de l’application.

Un cinquième facteur tient à ce que Uber limite les communications entre passager et chauffeur au strict nécessaire et prend des mesures actives pour empêcher les chauffeurs d’établir une relation qui pourrait aller au-delà de la seule course.

En prenant en compte ces différents facteurs, la Cour considère que le service de transport fourni par les chauffeurs et offert aux passagers par l’application Uber et très strictement défini et contrôlé par Uber. Les chauffeurs sont dans une position de subordination et de dépendance vis-à-vis d’Uber si bien qu’ils n’ont pas ou peu de possibilité d’améliorer leur situation économique (par des compétences professionnelles ou entrepreneuriales). En pratique, la seule façon pour eux d’augmenter leurs gains est de travailleur plus longtemps en se pliant aux exigences d’Uber. C’est à l’issue de ce raisonnement détaillé que la Cour suprême conclue que les chauffeurs sont des ‘workers’.

Les conséquences du jugement.

Les conséquences de ce jugement pourraient être majeures en particulier en ce qui concerne l’interprétation de la réalité d’une relation de travail, la définition d’un employeur, de la vulnérabilité d’un travailleur et l’accès à des protections sociales. La portée de cet arrêt pour d’autres plateformes au Royaume-Uni et ailleurs pourrait être considérable comme l’indique la multiplication de décisions et de législations, dans le sens d’une régulation, à travers le monde.

« Le premier webinaire du projet CEPASSOC sur la protection sociale des travailleurs de plateformes a été l’occasion de discuter en anglais de l’arrêt « Uber » rendu le 19 février 2021 par la Cour suprême britannique et de sa réception internationale. Cette manifestation scientifique s’est déroulée en anglais le jeudi 31 mars de 18h00 à 19h30. Elle a pris la forme d’un webinaire organisé par l’Université Dauphine London PSL.

Sont intervenus Luke Mason, Professeur de droit du travail et de philosophie et Doyen de l’Université de Birmingham City au Royaume-Uni et Bruno Mestre, juge au Portugal et auteur d’un article comparatif sur le travail de plateformes en Europe intitulé ‘Les métamorphoses de la subordination juridique’ (As Metamorfoses Da Subordinação Jurídica : Algumas Reflexões, Prontuário De Direito Do Trabalho, Ii, 2020 : 185-223) » [1].

Claire Marzo Maître de Conférences à l'Université Paris Est (UPEC)

[1Le webinaire était présenté par Claire Marzo, Maître de Conférence à l’Université Paris Est -UPEC et coordinatrice du projet CEPASSOC (N°ANR-20-CE26-001-01). Plus d’informations concernant cet événement et le programme des autres webinaires du projet CEPASSOC sont accessibles sur le site du projet https://cepassoc.hypotheses.org/.