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Réception tacite et volonté équivoque du maître d’ouvrage. Par Eugénie Criquillion, Avocate.
Parution : lundi 7 juin 2021
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Commentaire de l’arrêt de la Troisième Chambre civile de la Cour de cassation du 1er avril 2021 N°20-14975.

Préambule.

En matière de construction, la réception de l’ouvrage constitue l’acte unilatéral par lequel le maître d’ouvrage accepte les travaux, les refuse, ou les accepte avec des réserves en raison de la présence de non-conformités, de non-façons, de malfaçons ou de désordres.

La réception est prévue à l’article 1792-6 du Code civil, et constitue le point de départ des garanties légales incombant au constructeur (garantie de parfait achèvement, garantie décennale, garantie de bon fonctionnement).

Elle doit être réalisée au contradictoire des parties, présentes ou convoquées.

En règle générale, les parties dressent un procès-verbal de réception, avec ou sans réserve.

Toutefois, la réception tacite, qui est une création jurisprudentielle [1], offre une réponse aux situations pour lesquelles la réception classique n’a pas été réalisée ou rendue possible.

La réception tacite suppose alors que soit requis une volonté non équivoque du maître d’ouvrage de recevoir l’ouvrage.

L’appréciation du caractère univoque de cette volonté relève du pouvoir souverain du juge du fond, et repose sur deux critères cumulatifs fondamentaux posés par la Cour de Cassation [2] :
- La prise de possession de l’ouvrage,
- Le paiement de l’intégralité des travaux.

La Cour de Cassation, de façon constante, juge que la réception tacite n’est pas caractérisée dès lors que le maître d’ouvrage conteste la qualité des travaux [3].

En l’espèce.

Il s’infère de l’exposé des faits et de la procédure tels que retranscrits à l’arrêt de la Cour de Cassation qu’un couple de particuliers, Mr B et Mme D, a confié la réfection de son système de chauffage ainsi que l’installation d’une pompe à chaleur, en plus de la modification du réseau existant, à une société spécialisée en travaux d’installation d’équipements thermiques et de climatisation.

Les travaux relatifs à l’installation de la pompe à chaleur ont été réalisés et payés par le couple, qui convient avec l’entrepreneur que ceux relatifs à la modification du réseau existant soient finalement effectués ultérieurement.

La pompe à chaleur quant à elle fonctionne, mais sans donner entière satisfaction, et les parties concluent alors un accord pour résilier les travaux restants.

Le couple, ayant préalablement fait constater l’état des travaux par huissier de justice, a adressé à l’entreprise une sommation de procéder à l’adaptation du système de chauffage et, après expertise judiciaire, a assigné le mandataire liquidateur de l’entreprise en liquidation et l’assureur de ce dernier, en indemnisation de ses préjudices.

Le couple a ainsi entendu voir déclarer responsable l’entreprise sur le fondement de la responsabilité décennale des constructeurs prévue aux articles 1792 et suivants du Code civil, et bénéficier de la mobilisation de la police d’assurance décennale obligatoire souscrite par l’entreprise.

Le Tribunal a donné raison aux maîtres d’ouvrage, et l’assureur a interjeté appel du jugement.

Par arrêt du 3 février 2020, la Cour d’appel d’Orléans, a infirmé le jugement de première instance.

La Cour a rejeté l’action des maîtres d’ouvrage fondée sur la responsabilité décennale du constructeur et les a débouté de leurs demandes à l’encontre de l’assureur décennal au titre de sa police d’assurance décennale.

La Cour, après avoir constaté que les maîtres de l’ouvrage ont pris possession de la première partie des travaux réalisés, mais qu’ils ont contesté de manière constante la qualité des travaux exécutés et demandé une expertise judiciaire, a retenu souverainement que la volonté des maîtres d’ouvrage de prendre réception de celui-ci, fût-ce avec réserves, était équivoque et en a déduit l’absence de réception tacite à la date du paiement des premières factures.

Un pourvoi a été formé à l’encontre de cet arrêt.

En leur premier moyen, les maîtres d’ouvrage faisaient notamment deux griefs :
- La prise de possession jointe au paiement quasi-intégral des travaux permet de caractériser la réception tacite, indépendamment de l’achèvement des travaux et de l’abandon du chantier ; qu’en refusant de retenir l’existence d’une réception tacite après avoir constaté que les maîtres d’ouvrage s’étaient acquittés de deux factures en 2012 représentant 80% du prix, que Mme D... et M. R... avaient bien réglé les factures émises par la société CVC 37 à l’exception de celle afférente à un devis « superfétatoire » et que l’installation avait fonctionné durant l’hiver 2012-2013, la Cour d’appel a violé l’article 1792-6 du Code civil ;
- L’achèvement des travaux n’est pas une condition de la prise de possession et de la réception d’un ouvrage ; qu’en ayant déduit de l’abandon du chantier par l’entrepreneur, avant la fin des travaux, que le règlement du montant du devis à hauteur de 80% et la prise de possession par le maître de l’ouvrage étaient insuffisants pour caractériser une réception tacite, la Cour d’appel a de nouveau violé l’article 1792-6 du Code civil.

La problématique et la portée de l’arrêt.

Cet arrêt rappelle la jurisprudence constante en matière de réception tacite des travaux et de présomption de réception tacite laquelle suppose d’être non équivoque. Présomption simple qui peut être renversée et est soumise à l’appréciation des juges.

La qualification judiciaire de la réception tacite était déterminante pour les maîtres d’ouvrage : en effet, la réception constitue l’un des critères cumulatifs permettant de conditionner la mise en œuvre de la responsabilité décennale du constructeur, et par voie de conséquence, la mobilisation de l’assurance décennale obligatoire.

Et l’enjeu était ici de taille :

L’entreprise ayant été placée en liquidation judiciaire, les maîtres d’ouvrage avaient tout intérêt à faire reconnaître l’existence d’une réception, pour pouvoir rechercher, auprès de la compagnie d’assurance du constructeur, qui demeurait donc la seule solvable, la mise en jeu de la police d’assurance décennale.

Or, confirmant l’analyse souveraine de la Cour d’appel, la Haute juridiction, dans son arrêt du 1er avril 2021, relève que :
- Les maîtres de l’ouvrage avaient pris possession de la première partie des travaux réalisés ;
- Les maîtres de l’ouvrage avaient contesté de manière constante la qualité des travaux exécutés et demandé une expertise judiciaire pour établir les manquements de l’entrepreneur.

Ainsi, elle approuve la juridiction de second degré et considère que

« Ayant retenu souverainement que la volonté des maîtres d’ouvrage de prendre réception de celui-ci, fût-ce avec réserves, était équivoque, elle a pu en déduire l’absence de réception tacite à la date du paiement des premières factures de 2012 ».

Les maîtres d’ouvrage ne pouvaient donc, en l’absence de réception, solliciter la condamnation de l’assurance responsabilité civile décennale à les indemniser de leurs préjudices.

De la lecture de cet arrêt, il convient de tirer la conclusion qui suit :

Indépendamment de toute prise de possession de l’ouvrage ou du paiement des factures du constructeur, la volonté équivoque des maîtres d’ouvrage à recevoir les travaux peut être déduite des contestations constantes sur la qualité de ces derniers pour lesquels ils ont notamment demandé une expertise judiciaire afin que soient fixés les manquements de l’entreprise.

Le maître d’ouvrage sera donc vigilant en ses critiques (quand bien même seraient-elles fondées) émises à l’encontre du constructeur.

En effet la persistance des griefs invoqués peut caractériser une volonté équivoque du maître d’ouvrage de réceptionner l’ouvrage ; la contestation systématique et continue de la qualité des travaux peut alors constituer un obstacle à la réception tacite.

Or en l’absence de réception, les garanties légales du constructeur (parfait achèvement, biennale et décennale), et les assurances de responsabilité légales obligatoires subséquentes ne peuvent être mobilisées.

Le maître d’ouvrage ne peut alors prétendre à l’indemnisation de ses préjudices, sauf à ce qu’agisse sur d’autres terrains de responsabilité quand cela lui est ouvert, et sous réserve de pouvoir faire exécuter ensuite la décision qui serait rendue en sa faveur, en fonction de la solvabilité, ou plutôt de l’insolvabilité, du constructeur.

A l’inverse, pour le constructeur et/ou son assureur, l’analyse du comportement du maître d’ouvrage en cours de chantier ou à l’issue de celui-ci, peut se révéler être constitutive d’un moyen d’échapper à sa responsabilité et/ou à la mobilisation de sa garantie assurancielle.

Eugénie Criquillion Avocat au barreau de Bordeaux https://www.criquillion-avocat.com/

[1Civ. 3ème., 12 octobre 1988, N° 87-11174 : PB.

[2Civ. 3ème., 18 avril 2018, N° 18-13734 : PB ; Civ. 3ème., 30 janvier 2019, N° 18-10197 et 18-10699 : PB

[3CIv. 3ème., 12 septembre 2012, N° 09-71189 : PB ; Civ. 3ème., 24 mars 2016, N°15-14830 : PB ; Civ. 3ème., 4 avril 2019, N° 18-10412 : NPB