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La digitalisation croissante des compagnies d’assurance : risque ou opportunité ? Par Yvan Carineau, Etudiant.
Parution : jeudi 10 juin 2021
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Aux termes de l’enquête de Lifray sur la transformation digitale des compagnies d’assurance « Pour 27% des assureurs participants, la course vers la transformation digitale commence à peine, tandis que seuls 3% ont indiqué avoir presque terminé leur transformation » [1].

L’auteur de cet article est étudiant en Master 2 droit des assurances à l’université paris 2 Panthéon Assas.

Selon Philippe Baillot, enseignant [2], la digitalisation croissante du secteur de l’assurance représente un changement de paradigmes majeur de ce secteur d’activité.

Selon ses termes, la digitalisation constitue une lourde contrainte « et en même temps », une exceptionnelle opportunité pour les compagnies d’assurance. Leurs comptes d’exploitation souffrent, en effet, des conséquences d’une réglementation toujours plus consumériste (chronophage et très coûteuse dans sa mise en œuvre), de taux longs proches de zéro et des évolutions induites par le web.

A cet égard, Philippe Baillot observe que leur salut appelle une contraction massive de leurs coûts, doublée d’une productivité nouvelle de leur back et front office, que seule une parfaite maîtrise et une intégration de la révolution digitale permettent d’envisager.

On peut par exemple voir dans le numérique l’opportunité de baisser drastiquement les coûts de gestion et la possibilité de solutionner les problèmes liés à la réglementation toujours plus lourde pour ces compagnies [3].

En ce sens, les données représentent, pour les compagnies d’assurance, un patrimoine formidable permettant de maîtriser les risques inhérents aux contrats d’assurance en collectant massivement des informations qui seront traitées par les actuaires.

Ainsi, la réalité du « Big Data » et de « l’Open Data » s’inscrivent comme des ressources au service d’une activité qui dépend largement de sa capacité à collecter des informations. « l’Open Data » des décisions de justice en matière de dommages corporels pourrait, par exemple, permettre une meilleure gestion de l’indemnisation au profit d’une économie de coûts. De même, la mise en œuvre de la plateforme Healthdatahub destinée à faciliter le partage des données de santé représente un outil de gestion du risque formidable pour les assurances santé et prévoyance, leur permettant de répondre au défi de l’usage des traitements algorithmiques (dits d’« intelligence artificielle ») pour une meilleure prise en charge du sinistre.

Matériellement, il est aussi possible de voir dans la digitalisation une source de risques tels que l’incursion des GAFAM sur le marché de l’assurance. Si, « ce n’est pas parce que Google et Facebook sont capables de devenir des assureurs que c’est pertinent économiquement pour eux » [4], il est certain que ces entreprises bénéficient d’une quantité de données suffisante pour proposer des produits d’assurance sur mesure et ainsi rendre la concurrence sur le marché de l’assurance plus rude.

Un second risque d’envergure découle de la blockchain. En effet, ce nouvel outil, qui s’est développé depuis 2009, est une technologie de stockage et de transmission d’informations transparentes, sécurisées et décentralisées. Elle a vocation à permettre la transmission de données sans passer par un tiers de confiance alors même que ce rôle est au cœur de l’activité des assureurs : l’assureur est bien le tiers auquel on transfert un risque car on lui fait confiance pour le prendre en charge en cas de sinistre. Cette évolution pourrait conduire à une remise en cause de l’existence même de cette profession.

Les compagnies d’assurance ont fait le choix de saisir cette opportunité en faisant de la blockchain Etherum, un accessoire novateur de leur activité permettant de proposer des « smart contracts », qui peuvent automatiser l’indemnisation sans intermédiaires et accélérer le processus de traitement des sinistres. On pourrait par exemple imaginer une assurance agricole paramétrique, dont l’indemnisation se déclencherait automatiquement en raison d’un indice comme la vitesse du vent ou l’absence de pluie pendant une certaine durée et qui ne nécessiterait pas l’intervention d’un expert car le « smart contract » serait alimenté par des données externes fiables permettant le traitement du sinistre. Cette nouvelle technologie n’est toutefois pas encore bien intégrée dans la pratique des assureurs, comme le démontre l’expérience « Fizzy », conçu pour permettre l’indemnisation automatique des assurés en cas d’annulation de vol sans déclaration de sinistres puisqu’un transfert d’information sécurisées s’opère entre l’assureur et la compagnie aérienne par le biais de la blockchain, mais qui n’a pas prospéré en raison de la réglementation.

En outre, la blockchain Etherum porte en elle le germe d’une technologie plus respectueuse de l’environnement alors que les mécanismes actuels sont très coûteux en énergie [5], rendant leur utilisation moins pertinente [6].

La quantité de données accessibles n’est néanmoins pertinente que dans la mesure où les compagnies d’assurance disposent d’algorithmes permettant leur utilisation efficiente.

La mise en œuvre d’une automatisation complète en interne est entravée par des difficultés spécifiques au secteur de l’assurance, qui conduisent à un taux d’erreur plus important et rendent impossible le recours à des processus entièrement digitalisés.

Un premier exemple est tiré de la prévoyance qui nécessite d’articuler l’indemnisation des tiers payeurs en matière de dommages corporels avec celle de l’assureur et conduit à un taux d’erreur de près de 15%, rendant complexe l’automatisation totale de la gestion du sinistre [7].

Un second exemple tient à la difficulté liée de concevoir des algorithmes qui permettent de lutter contre la fraude car en effet, chaque fraudeur a sa propre manière d’opérer, ce qui rend l’automatisation plus complexe [8].

La conception d’outils qui permettent d’optimiser l’activité de l’assureur en conservant un avantage concurrentiel face à ses concurrents est devenue essentielle, notamment en raison des difficultés spécifiques de certaines branches et on comprend dès lors mieux la médiatisation de la question portant sur la propriété intellectuelle des algorithmes [9].

En matière de prospection, les technologies de ciblage et de segmentation permettent un marketing digital efficace, le processus de souscription se trouve accéléré, les algorithmes entraînent une tarification plus fine, le processus de contrôle des sinistres s’optimise et la rétention des clients ainsi que la résiliation se trouvent mieux traitées.

On comprend dès lors l’observation de Marc Thomas Marotel, enseignant [10], selon laquelle « la considération des compagnies d’assurances pour le droit est largement conditionnée par les moyens techniques dont elles disposent ».

En outre, on ne saurait négliger le fait que, si le numérique a également pour objet de faciliter la mise en œuvre de la réglementation en interne, le digital subit aussi une hausse de la réglementation qui lui est applicable avec la loi pour une république numérique de 2016 et le Règlement général sur la protection des données, qui s’impose depuis le 25 mai 2018. De même, la loi PACTE et la prise en considération des actifs numériques (permettant notamment aux contrats d’assurance vie de proposer des cryptos actifs en unité de compte [11]) conduit à penser que le choc réglementaire touche aussi le numérique et rend son recours moins pertinent.

Cette hausse de la réglementation induite par le numérique s’exprime par une documentation très stricte des procédures de traitement à travers la rédaction d’un registre des activités [12] et d’une analyse d’impact lorsque le traitement porte sur des données dites sensibles [13]. Or, la diversité des couvertures d’assurance conduit à collecter de nombreuses données sensibles en matière pénale par exemple, pour les infractions routières permettant la tarification du risque automobile ou en matière de santé pour permettre la mise en œuvre d’une couverture de prévoyance complémentaire, ce qui a pour effet de multiplier la production de documents. Le RGPD impose aussi le recours à un délégué à la protection des données en cas de traitement à grande échelle de données ou de traitement à grande échelle de données sensibles [14], ce qui représente un coût supplémentaire tout comme la mise en œuvre de procédures en cas de violation des données.

Très concrètement, la CNIL a eu l’occasion de prononcer des sanctions pécuniaires à l’encontre de certains acteurs de l’assurance pour avoir insuffisamment protégé les données des utilisateurs de leur site web [15]. Elle a aussi mis en place des procédés d’accompagnement des assureurs en proposant des normes simplifiées, dans l’attente de la mise en œuvre de référentiels, permettant de guider les entreprises d’assurance dans l’encadrement de certains traitement comme par exemple avec la gestion commerciale des prospects et des clients (norme simplifiée 56), avec la passation, la gestion et l’exécution des contrats d’assurance (norme simplifiée 16) ou alors avec l’autorisation unique 39 relative à la lutte contre la fraude.
On notera en outre, la diversification des produits avec les assurances cyber et RGPD qui apparaissent sur le marché, ce qui met en exergue une digitalisation des produits proposés en externe aux assurés afin de garantir les contraintes réglementaires liées aux nouvelles technologies.

Il semble donc certain que, si les compagnies d’assurance prennent le pli de la digitalisation, de nombreux efforts sont encore à faire pour améliorer l’expérience client et pour permettre une industrialisation du processus digital au sein des compagnies d’assurance, sous la menace et/ou en collaboration avec les startups (reg Tech etc.) dans le monde digital.

Au-delà de la réalité pratique, l’apparition de ces nouveaux outils permet de s’interroger sur l’avenir même du concept d’assurance.

En effet, si des outils comme les objets connectés peuvent permettre de lutter contre la fraude et de réduire les coûts d’expertise pour les compagnies d’assurance, la digitalisation permettra peut-être aux assureurs de sélectionner le risque de telle manière que l’aléa n’existera plus ou que la mutualisation se fasse en distinguant les bons et les mauvais risques, conduisant non plus à une mutualisation mais à une segmentation du risque, qui pourrait mettre à mal l’équilibre financier des compagnies d’assurance utilisant plus ou moins la segmentation [16].

Enfin, le risque que l’imprévisibilité de l’événement dommageable disparaisse grâce aux nouvelles technologies (on pense par exemple aux véhicules intelligents et à l’assurance obligatoire en matière automobile) mettrait à mal l’activité d’assurance.
En tout état de cause, l’assurance du futur devra mettre en place des procédures propres à garantir les droits et libertés fondamentaux des acteurs concernés par ces nouvelles technologies pour éviter les dérives pouvant conduire à des atteintes à la vie privée [17].

Yvan Carineau, Etudiant Master 2 droit des assurances à l'université paris 2 Panthéon Assas [->https://www.u-paris2.fr/fr/formations/offre-de-formation/master-2-assurances] https://www.linkedin.com/in/yvan-carineau-85a868209/

[1Lifray « l’assurance à l’ère du digital » enquête France 2018.

[2Philippe Baillot enseignant à l’université Paris II Panthéon-Assas.

[3Philippe Baillot, Revue trimestrielle CGP octobre 2020 : « Le CGP doit apporter une nouvelle valeur ajoutée à son client ».

[4Bernard Spitz, ancien Président de la Fédération française des assurances de 2016 à 2019.

[5Rapport Sénat : « Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies » 20 juin 2018 -Selon le professeur Jean-Paul Delahaye, « le problème de la consommation électrique des cryptomonnaies est celui de la preuve de travail », c’est pourquoi des alternatives sont développées et ont vocation à la remplacer. Toutefois, la preuve d’enjeu est difficile à mettre en place et même Etherum, pour laquelle le passage à la Preuve d’enjeu est en revanche prévu depuis l’origine a été repoussé à plusieurs reprises depuis deux ans.

[6LCI 14 mai 2021 : « Tesla et Elon Musk lâchent le bitcoin, pour quelles conséquences ? »

[7Conférence CNAM ENAS 15 octobre 2019 « digitalisation des compagnies d’assurance » 53min17.

[8Argus de l’assurance webinaire « fondamentaux de la data science et applications dans l’assurance » 7 mai 2020 31min50.

[9Les échos, 8 juin 2018 « La protection intellectuelle à l’heure des algorithmes et du numérique ».

[10Marc Thomas Marotel, enseignant à l’université Paris 2 Panthéon-Assas

[11Article 131-1-1 du Code des assurances/Article L214-60 II al2 du code monétaire et financier modifiés par la loi PACTE du 22 mai 2019 .

[12Article 30 du RGPD.

[13Article 35 du RGPD.

[14Article 37 du RGPD.

[15Délibération de la formation restreinte n° SAN - 2019-007 du 18 juillet 2019 prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de la société Active Assurances.

[16La CNIL rappelle d’ailleurs dans un rapport de 2014 sur Le corps, nouvel objet connecté, que « l’analyse prédictive a ouvert un âge d’or de l’assurance, mais en détruisant à rythme accéléré ce qui fait l’essence même de cette industrie : la confiance et la mutualisation ».

[17Par exemple, la proposition de loi N° 1603 visant à interdire l’usage des données personnelles collectées par les objets connectés dans le domaine des assurances : « Dans le but de remédier aux abus dans le champ de l’assurance vie et de l’assurance maladie, la proposition de loi suggère d’interdire aux compagnies d’assurance d’utiliser et de traiter de telles informations, et ce, même si elles recueillent en amont le consentement contractuel de l’utilisateur ».