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"Patron incognito" et droit du travail : tel est pris qui croyait prendre ! Par Karine Vartanian, Professeure de Droit.
Parution : mercredi 9 juin 2021
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Dans la saga des émissions de téléréalité et dans la surenchère de l’intrusion dans la vie d’autrui, il est une émission qui se hisse dans les premiers rangs, tant par sa longévité que par son succès auprès du public.
« Patron incognito », comme son nom l’indique, filme des employeurs déguisés et sous prétexte de suivre un stage, font une incursion dans leur propre entreprise, afin disent-ils, de cerner au plus près les problématiques des salariés et d’améliorer la santé économique de leur entreprise.
Sans nous appesantir sur une telle assertion, peut-être faudrait-il indiquer aux employeurs en question, que cette émission se situe en dehors de la sphère du droit du travail et s’ils s’avisaient de l’oublier, ils seraient certainement rappelés à l’ordre par le juge.

« Patron incognito » est une émission de téléréalité diffusée en France depuis 2012. Elle est l’adaptation de l’émission britannique « Undercover Boss » diffusée pour la première fois en 2009 et qui a été déclinée dans plus d’une trentaine de pays.
Cette émission serait, semble-t-il, « La seule façon de plonger au cœur de son entreprise » lorsque l’on est un employeur consciencieux [1].

Le concept est le suivant : sous prétexte d’un documentaire filmé sur un demandeur d’emploi en période de réinsertion professionnelle, le chef de l’entreprise va intervenir dans sa propre structure en tant que « stagiaire » et en se grimant afin de ne pas être reconnu par ses salariés.
A l’issue de l’expérience, les salariés visés sont convoqués par l’employeur qui dévoile enfin sa véritable identité et porte un jugement sur les comportements qu’il a pu observer.

Notons au passage le cliché de la photo avant/après le grimage, qui fait apparaitre le chef d’entreprise en costume et le demandeur d’emploi/stagiaire se présentant dans une tenue rudimentaire pour ne pas dire négligée.

Si les salariés savent qu’ils sont filmés, ils n’en connaissent pas le véritable but qui n’est pas de guider les premier pas d’un stagiaire, mais à l’inverse d’être observés et jugés par un stagiaire qui n’est autre que leur employeur.

L’intérêt affiché de la participation à une telle émission, en tout cas pour le chef d’entreprise, est d’améliorer la compétitivité économique de la société à travers l’optimisation de la prestation salariale.

L’intérêt sous-jacent repose sur la publicité faite à l’entreprise et son gain en terme de notoriété.

L’intérêt pour le salarié, outre son « son quart d’heure de célébrité » [2], est plus discutable : une reconnaissance de la qualité du travail accompli ? Une augmentation salariale pour le salarié zélé ?
En tout état de cause, même s’ils n’en voient pas l’intérêt, rares sont les salariés qui refusent la diffusion de leur image, tant auprès de l’employeur tenu de requérir leur consentement exprès pour utiliser leur image dans le cadre d’un film tourné principalement aux heures et lieux de travail, que par la société de production qui doit s’assurer d’obtenir l’autorisation de diffuser l’image des salariés, pendant et après rupture du contrat de travail.

Qu’une telle émission puisse s’épanouir sur nos écrans nous donne l’occasion de rappeler les règles en matière de surveillance des salariés, afin de mesurer la distance qui sépare les principes du droit du travail et le concept de ce divertissement télévisuel.
Il faudra alors en tirer les conséquences, lesquelles ironiquement, aboutissent à l’effet inverse de celui recherché par ces employeurs prétendument stagiaires.

1 – L’employeur peut-il contrôler l’activité de ses salariés ?

Principe : l’information du salarié est nécessaire.

Le contrat de travail est la convention par laquelle une personne s’engage à mettre son activité à disposition d’une autre, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant rémunération.
En cas de doute, c’est bien le critère du lien de subordination qui emporte la qualification du contrat de travail. Et c’est à ce titre que l’employeur est en droit d’exercer son pouvoir de direction en surveillant et contrôlant l’activité de ses salariés pendant le temps de travail.
Toutefois, l’article L1121-1 du Code du travail énonce que :

« nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché ».

Aussi, l’employeur se doit-il de respecter un strict encadrement légal et jurisprudentiel :
- L’employeur doit respecter la vie privée du salarié, même pendant le temps et au lieu de travail et lorsqu’il est sous la subordination de son employeur [3].
- L’employeur doit informer les salariés de manière individuelle de l’existence d’un dispositif de surveillance, par application de l’article L1222-4 du Code du travail.
Cette obligation vise notamment les systèmes de vidéosurveillance, la mise en place de badges électroniques voire biométriques, la géolocalisation des véhicules, les contrôles téléphoniques, le traçage informatique…
- En vertu de l’article L2312-38 al 3 du Code du travail, le comité social et économique doit être informé et consulté sur les moyens ou techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés, préalablement à la décision de mise en œuvre d’une telle surveillance dans l’entreprise.
- Enfin, dès lors qu’un traitement automatisé d’informations personnelles a vocation à être mis en place au sein de l’entreprise, ce dispositif doit faire l’objet d’une déclaration préalable auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, sauf lorsque ce dispositif est destiné à surveiller un lieu non ouvert au public comme un entrepôt, un lieu de stockage ou une réserve, auxquels cas, les formalités auprès de la CNIL ne sont pas nécessaires.

Exception : l’information du salarié n’est pas indispensable.

En l’absence de la mise en place d’un dispositif spécifique de surveillance qui requiert le respect des conditions précitées, l’information préalable du salarié n’est pas requise.
Un employeur est effectivement autorisé à surveiller l’activité de ses salariés sans les en informer dès lors qu’il est clairement identifiable, comme l’a explicitement affirmé la Cour de cassation :

« la simple surveillance d’un salarié faite sur les lieux du travail par son supérieur hiérarchique, même en l’absence d’information préalable du salarié, ne constitue pas en soi un mode de preuve illicite » [4].

La Cour de Cassation a même validé la mise en place du contrôle de l’activité des salariés, au temps et au lieu de travail, par un service de l’entreprise, sans que les salariés aient été préalablement informés de l’existence de cet organe de contrôle interne [5].

Ainsi, en cas de surveillance d’un salarié à son insu, la Cour de cassation semble opérer une distinction entre d’une part, la surveillance interne réalisée par l’employeur ou des salariés de l’entreprise dans le cadre normal du travail au sein de l’entreprise et d’autre part, la surveillance externe ou externalisée effectuée par un tiers spécialement mandaté à cet effet par l’employeur [6], voire par des salariés de l’entreprise.
Dans cette dernière hypothèse et même si les procédés de surveillance ne sont pas issus d’un dispositif spécifique nécessitant l’accord préalable du salarié, l’employeur doit respecter son obligation contractuelle de loyauté à l’égard du salarié dans le contrôle de son activité.

D’ailleurs, la Cour de cassation s’est fréquemment prononcée sur l’irrecevabilité de preuves recueillies de manière déloyale.
Elle a jugé qu’une entreprise ne peut pas faire appel à l’insu du personnel, à une société de surveillance extérieure pour procéder au contrôle de l’utilisation par ses salariés des distributeurs de boissons et de sandwichs, au risque de voir qualifier le rapport de cette société de surveillance comme constituant un moyen de preuve illicite [7].

La Cour de cassation a également jugé irrecevable la preuve issue d’un stratagème mis en place par l’employeur par lequel il avait chargé des salariés de son entreprise de se rendre dans l’établissement tenu par l’épouse du salarié visé en se présentant comme de simples clients, sans révéler leur qualité et le but de leur visite et afin de vérifier l’activité parallèle dudit salarié [8].
Le même jour, la Cour de cassation jugeait que le constat d’un huissier établi à la suite d’une mise en scène visant à prouver les détournements d’espèces commis par un salarié, constituait également un stratagème [9].
Nul n’a oublié à cet égard, le célèbre arrêt relatif à la factrice suspectée d’ouvrir les lettres qu’elle était chargée de distribuer et qui avait été piégée en ouvrant certaines lettres qui n’avaient été mises en circulation que pour l’inciter à les décacheter et qui avaient pour particularité de diffuser une encre bleue au moment de leur ouverture [10].

En 2014, la Cour de cassation confirmait sa position dans une affaire où l’employeur avait recueilli les attestations de deux témoins faisant état de la défaillance de la salariée lors d’une procédure d’encaissement des produits vendus, et qui manifestement « n’étaient pas dans le magasin par hasard » du fait que « leur présence résultait d’un stratagème mis en place par l’employeur afin de contrôler à son insu les pratiques de la salariée » [11].

La Haute cour sanctionne donc inévitablement le comportement de l’employeur qui utilise des procédés destinés à piéger le salarié en l’incitant à commettre une faute ou à réitérer son comportement fautif.

2 – L’employeur « incognito » peut-il tirer les conséquences du contrôle qu’il a effectué ?

Illicéité d’une éventuelle sanction.

L’émission « Patron incognito », dont la finalité est d’observer le travail des salariés d’une entreprise en procédant au grimage de l’employeur afin qu’il ne soit pas reconnu par les personnes qui sont placées sous son autorité, ne fait aucun doute sur les aspects juridiques suivants :
- Elle permet une surveillance de l’activité des salariés ;
- Cette surveillance s’effectue à l’insu des salariés ;
- Cette surveillance s’appuie sur la mise en œuvre d’un stratagème ;
- Cette surveillance ne se trouve pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.

A défaut de respecter les prescriptions imposées par la loi, une sanction quelle qu’elle soit, fondée sur les conclusions d’une telle l’émission, serait jugée illicite.
Certes, la Cour de cassation a marqué un infléchissement quant à l’administration d’un mode de preuve illicite en jugeant qu’une telle preuve n’entrainait pas systématiquement son rejet et invitant les juges du fond à exercer un contrôle de proportionnalité entre l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié et la production indispensable d’une telle preuve par l’employeur [12].
Mais en l’espèce, le stratagème utilisé par l’employeur pour obtenir une preuve est tellement éloigné des principes du droit du travail qu’il interdirait tout contrôle de proportionnalité.

Illicéité de toute autre mesure prise par l’employeur.

La question essentielle qui se pose ici est de savoir si le stratagème interdit uniquement l’application d’une sanction au salarié – ce qui ne fait aucun doute – ou s’il interdit toute décision prise par l’employeur à l’égard du salarié.

Nous savons que la modification d’un élément essentiel du contrat, comme la rémunération, la qualification de l’emploi, la classification professionnelle, la durée du travail stipulée au contrat, le lieu de travail sauf dans certains cas, la qualification juridique et plus généralement les attributions du salarié, requiert l’accord exprès du salarié qui peut la refuser sans être fautif.

Mais qu’en serait-il d’un éventuel changement des conditions de travail du salarié ?
En effet, l’employeur qui parviendrait à identifier des dysfonctionnements, un manque d’efficacité de certains salariés et de certains procédés ou un non-respect des consignes, serait-il en droit, sur la seule base de l’émission, de :
- Réorganiser les fonctions des salariés et redistribuer les tâches à accomplir ?
- Modifier les horaires de travail ou le lieu de travail du salarié dans un même secteur géographique ?
- Modifier la cadence du travail ?
- Imposer une formation professionnelle à son salarié ?

Certes, le changement des conditions de travail peut être imposé par l’employeur dans le cadre de son pouvoir de direction et le refus du salarié, s’il n’entraîne pas à lui seul la rupture du contrat de travail, constitue cependant une faute professionnelle susceptible d’être sanctionnée par l’employeur, éventuellement par un licenciement.
Le salarié peut toutefois s’opposer à un tel changement de ses conditions de travail s’il parvient à démontrer qu’il porte une atteinte excessive à ses droits de salarié, notamment au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos, qu’il s’appuie sur un motif discriminatoire ou qu’il vise à nuire au salarié [13].

Or si un « patron incognito » s’avisait de changer les conditions de travail des salariés espionnés, il s’agirait certainement d’une mesure discriminatoire puisque fondée sur l’observation d’un salarié pris au hasard ou presque, pour servir de cobaye dans une émission de téléréalité.

Si l’employeur en profitait pour réorganiser les conditions de travail de l’ensemble des salariés du service concerné lors de l’expérience télévisuelle, y compris les salariés non filmés, une telle mesure serait vraisemblablement considérée également comme inapplicable du fait de son fondement hasardeux.

Enfin, rappelons que l’employeur qui entend changer les conditions de travail de ses salariés doit agir de bonne foi et dans l’intérêt de l’entreprise. En conséquence, si l’un des salariés ciblé dans l’émission ou tout autre salarié impacté par ricochet devait subir un changement de ses conditions de travail, il ne lui serait pas difficile d’apporter la preuve de la participation de son employeur à une telle expérience télévisuelle, laquelle à elle seule, jetterait le discrédit sur la bonne foi de l’employeur, c’est-à-dire sur son obligation de loyauté.

3 – Conclusion de « Patron incognito » : un contrôle illusoire du salarié mais un réel risque pour l’employeur.

S’il ne s’agit que d’une émission de pur divertissement, le contexte entrepreneurial n’est que le prétexte à une mise en scène caricaturale des relations employeur-salarié et sort de la sphère du droit du travail. L’employeur s’octroie une publicité à peu de frais en veillant à ne pas entacher la réputation de sa société.

S’il s’agit d’observer véritablement le travail des salariés d’une entreprise en procédant au grimage de l’employeur afin qu’il ne soit pas identifié par les salariés de son entreprise, alors force est de constater que le but n’est pas atteint et si l’employeur se servait de ce simulacre pour fonder une quelconque mesure, nul doute que les salariés pourraient s’en défendre.
Gageons même que l’effet inverse à celui escompté serait atteint : aucun juge ne pourrait valider ne serait-ce qu’un changement des conditions de travail d’un salarié qui ferait suite à l’émission et à fortiori une sanction, fût-elle déguisée.

Karine Vartanian Professeure de Droit Rédactrice juridique

[1Europe 1 ; Interview de Nicolas de Bronac par Alexis Patri : Saison 8 de Patron Incognito sur M6 : "La seule façon de plonger dans mon entreprise", 24 mai 2021.

[2Selon les propos d’Andy Warhol.

[3Le droit au respect de la vie privée s’applique également dans l’entreprise, lorsque le salarié est sous la subordination de son employeur : CEDH, 5 sept. 2017, affaire Bărbulescu c/ Roumanie, n° 61496/08.

[4Cour de cassation, chambre sociale, 26 avril 2006, n°04-43.582, Bull. 2006, V, n°145.

[5Cour de Cassation, chambre sociale, 5 novembre 2014, n°13-18.427, Bull. 2014, V, n°255.

[6Il peut s’agir d’un détective privé ou d’un cabinet d’audit dont l’intervention nécessitera l’information préalable des salariés.

[7Cour de cassation, chambre sociale, 15 mai 2001 n°99-42.219, Bull. 2001, V, n°167.

[8Cour de cassation, chambre sociale, 18 mars 2008 n°06-45.093, Bull. 2008, V, n°64.

[9Cour de cassation, chambre sociale, 18 mars 2008 n°06-40.852, Bull. 2008, V, n°65 et Il y avait déjà eu un arrêt dans ce sens s’agissant d’un constat d’huissier l’année précédente : Cour de cassation, chambre sociale, 6 décembre 2007, n° 06-43.392, Inédit.

[10Cour de cassation, chambre sociale, 4 juillet 2012, n°11-30.266, Bull. 2012, V, n°208.

[11Cour de cassation, chambre sociale, 19 novembre 2014, 13-18.749, Inédit.

[12Cour de cassation, chambre sociale, 25 novembre 2020, n°17–19.523, ECLI:FR:CCAS : 2020:SO00779.

[13Cour de cassation, chambre sociale, 12 mars 2002, pourvoi n° 99-46.034, Inédit et Cour de cassation, chambre sociale 3 novembre 2011 n°10-14.702, Bull. 2011, V, n°246.