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Les crises économiques et la revendication des traités d’investissement. Par Inas Serhrouchni, Juriste.
Parution : jeudi 1er juillet 2021
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En période de crise économique qui peut être la conséquence d’une instabilité politique ou d’une crise sanitaire, les gouvernements doivent souvent adopter des mesures. Ces mesures qui sont souvent d’intérêt public, qu’elles soient liées à la santé, au commerce ou aux finances, peuvent être remises en cause par les investisseurs en recourant à l’arbitrage investisseur-État prévu par les dispositions relatives au règlement des différends entre investisseurs et États figurant dans la plupart des traités bilatéraux d’investissement et dans les chapitres sur les investissements des accords commerciaux.

Un investisseur étranger peut donc déposer une plainte en faisant valoir que la mesure prise par un État a violé une ou plusieurs des protections qu’elle doit garantir à l’investisseur en vertu du traité bilatéral d’investissement les liant.
Les précédentes crises financières que le monde a connu ainsi que les récentes périodes d’instabilité économique dues au COVID-19 illustrent la manière dont les investisseurs étrangers peuvent utiliser certaines normes en temps de crise.

I-L’utilisation des principales normes de fond des traités d’investissement comme fonder les revendications.

1- Les normes du « traitement juste et équitable » et de « la protection et la sécurité intégrale ».

La norme de traitement juste et équitable est l’une des normes de fond les plus invoquées dans les arbitrages de traités d’investissement, et elle englobe à la fois des éléments de procédure et de fond.

Sur le plan de la procédure, le traitement juste et équitable exige d’un État qu’il accorde une procédure régulière aux investissements. Bien que le contenu de la norme ne soit pas facilement définissable, des tribunaux d’arbitrage d’investissement précédents l’ont interprétée, par exemple dans l’affaire Tecmed c. Mexique comme exigeant d’un État qu’il "agisse de manière cohérente, sans ambigüité et en toute transparence" à l’égard des investisseurs étrangers.

Dans une optique aussi stricte, les réponses des États qui minimisent les risques de la COVID-19 et qui, par la suite, imposent des mesures drastiques pourraient violer la norme de traitement juste et équitable. Par exemple, dans l’affaire Azurix c. Argentine, la fausse déclaration de l’État concernant son incapacité à éliminer les algues a contribué à une crise de la qualité de l’eau et a été prise en considération pour conclure à une violation de la norme de traitement juste et équitable .

Sur le fond, les tribunaux diffèrent sur le degré de déférence qu’ils accordent aux États lorsqu’ils évaluent les mesures visant à protéger les intérêts publics. Dans une approche de proportionnalité, la conduite de l’État pourrait violer la norme de traitement juste et équitable si le tribunal détermine comme dans l’affaire de l’occidental c. Équateur que l’intervention de l’État dans l’investissement n’était pas proportionnée à la lumière de l’intérêt public poursuivi par la politique de l’État. En outre, un tribunal est plus susceptible de conclure qu’une mesure discriminatoire, telle que toute fermeture arbitraire de frontière, viole la norme de traitement juste et équitable.

Les investisseurs étrangers peuvent également porter plainte pour violation de la norme de protection et de sécurité totale. La norme juridique a été interprétée dans plusieurs affaires tel AMT c. Congo ou Wena Hotels c. Égypt comme obligeant les États à "prendre toutes les mesures de précaution pour protéger l’investissement" sur son territoire. Bien que cette norme ait traditionnellement été associé aux obligations d’un État d’assurer la sécurité physique des investissements, les tribunaux ont, au fil du temps, donné du poids au terme "pleine" et indiqué que la "sécurité" ne peut se limiter à la seule sécurité physique ca été rappelé dans plusieurs affaires tel que Biwater Gauff c. Tanzanie.

Dans les circonstances actuelles de la COVID-19, les investisseurs étrangers pourraient, par exemple, chercher à faire valoir que l’incapacité d’un État à prendre des mesures en temps utile pour contenir la propagation du virus viole la norme de protection et de sécurité totale si cette incapacité a conduit à des mesures étatiques drastiques à un stade ultérieur, ce qui a causé un préjudice important à des investissements qui auraient pu être évités.

Comme l’a expliqué le Tribunal dans l’affaire CME c. République tchèque, l’obligation d’un État d’assurer une protection et une sécurité totales découlent non seulement des mesures qu’il prend, mais aussi de son inaction.
Les investisseurs peuvent donc choisir de s’appuyer sur cette norme pour faire valoir que le préjudice causé à leurs investissements a été causé par l’inaction de l’État.

2- La protection contre l’ « expropriation » et la garantie du « traitement national ».

Les États sont également vulnérables à des réclamations fondées sur l’expropriation. Les tribunaux des investissements ont interprété les normes des traités pertinents comme offrant une protection dans les cas d’expropriation ou de réquisition traditionnels, mais aussi comme exigeant des États qu’ils s’abstiennent de prendre des mesures qui, individuellement ou cumulativement, "équivalent à une expropriation" ou qui détruisent effectivement la valeur d’un investissement (parfois appelée expropriation "indirecte" ou "rampante").

Alors que l’expropriation directe qui est la saisie pure et simple par l’État ou la prise en charge de la propriété juridique des actifs sans indemnisation adéquate est relativement rare, les mesures de l’État ayant un effet équivalent, entraînant un contrôle effectif ou une interférence avec l’utilisation, la valeur ou le bénéfice de l’investissement, peuvent constituer une expropriation indirecte.

Pour déterminer si une expropriation indirecte a eu lieu, certains tribunaux comme dans l’affaire Metalclad c. Mexique adoptent une approche "à effets uniques", en examinant si l’investisseur est privé de "l’utilisation ou de l’avantage économique raisonnablement escompté d’un bien". Même dans le cadre de cette approche relativement large, la perte de valeur doit " équivaloir à une privation de propriété " avant qu’une demande d’expropriation indirecte puisse être établie cette analyse a été adopté dans l’affaire Charanne c. Espagne.

En outre, si la privation " éphémère " de la propriété ne constitue pas une expropriation indirecte, et si cette détermination est probablement liée au contexte, les tribunaux ont jugé dans les affaires Middle East Cement c. Égypte et Wena Hotels c. Égypte que la suspension d’une licence d’exportation pendant quatre mois, et la perte de contrôle de la propriété par l’investisseur pendant un an peuvent constituer une expropriation indirecte. Si la saisie d’une chaîne de production privée pour produire du matériel médical, comme le gouvernement espagnol est désormais habilité à le faire pendant ce temps de crise sanitaire et comme les États-Unis l’ont fait en vertu de la loi sur la production de défense, dure pendant une période suffisamment longue sans indemnisation adéquate, les investisseurs pourraient avoir une réclamation pour expropriation indirecte illégale.

Alors que de plus en plus de pays suivent l’exemple de l’Espagne en prenant le contrôle d’hôpitaux et de cliniques privés, les investisseurs dans le secteur de la santé pourraient également avoir des demandes d’expropriation indirecte si le transfert du contrôle était involontaire. De même, si les investisseurs ne reprennent pas le contrôle après la fin de l’épidémie ou si le contrôle de l’État a laissé un préjudice permanent à l’investissement, les investisseurs pourraient également avoir une demande d’expropriation indirecte. Une série de mesures prises par l’État sur une période de temps équivalant à un tel résultat peut également constituer une expropriation indirecte sous la forme d’une "expropriation rampante".

Par conséquent, selon cette approche, si une série de mesures COVID-19, telles que des fermetures de frontières ou des ordres de verrouillage, entraîne l’arrêt définitif de l’investissement, l’investisseur pourrait avoir une demande d’expropriation indirecte.

Les investisseurs peuvent aussi se baser sur la norme de traitement national pour leurs demandes cette norme concerne les situations dans lesquelles l’État d’accueil accorde un traitement moins favorable, de fait ou de droit, à un investisseur étranger par rapport à un investisseur national dans des situations similaires. L’analyse au regard de cette norme dépend généralement de l’interprétation qu’un tribunal fait des "situations similaires".

Pour déterminer des investissements comparables, les tribunaux peuvent se pencher sur les relations de concurrence de différents produits ou industries. Par conséquent, les mesures de sauvetage qui ne soutiennent que certaines industries nationales mais pas les industries ayant des investissements étrangers importants et ayant une relation de concurrence peuvent constituer une violation de la norme de traitement national.

II - Les moyens de défense des états et leurs impacts sur les investissements étrangers.

Un certain nombre de moyens de défense peuvent également être offerts aux États en vertu du droit international coutumier pour répondre aux demandes d’indemnisations faites par les demandeurs contre les mesures prises par l’état en temps de crise économique. Parmi les moyens les plus utilisé est celui de la défense de nécessité.

1- La défense de l’ordre public.

Le seuil de la défense de nécessité est très élevé, exigeant que l’acte de l’État soit "le seul moyen pour l’État de sauvegarder un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent". Cet élément de la défense exige que le tribunal examine toute la gamme des mesures alternatives dont dispose l’État dans les circonstances, même celles qui peuvent être plus couteuses ou gênantes. Il appartient ensuite au tribunal de déterminer si l’une de ces mesures aurait pu produire le même effet sans violer les obligations de l’État envers l’investisseur.

La défense de nécessité de l’Égypte par exemple a été rejetée par le tribunal dans l’affaire du gaz naturel, en partie au motif que l’État n’avait pas établi que les mesures prises étaient le "seul moyen" de prévenir une menace contre un "intérêt essentiel".

La défense de nécessité a été appliquée de manière incohérente dans plusieurs affaires par les tribunaux d’investissement considérant des circonstances factuelles très similaires. On peut ainsi citer l’exemple des demandes de l’Argentine contre les mesures prises par l’état en temps de crise financière de 2001, les tribunaux du CIRDI avaient statué sur quatre affaires et l’Argentine a présenté la même défense dans chaque cas, en faisant valoir qu’elle n’avait pas violé les termes du et Aucun de ces quatre tribunaux n’a jugé que la défense de l’"état de nécessité" de l’Argentine était suffisante pour rejeter totalement les demandes des investisseurs.

Un autre tribunal a confirmé la défense de nécessité de l’Argentine dans des circonstances très similaires. Il s’agit d’une affaire concernant une société financière américaine Casualty Company qui suite a la chute de ses valeurs elle a engagé une procédure d’arbitrage contre l’Argentine elle a allégué que l’effet des mesures prises par l’État pendant la crise financière équivalait à une expropriation, privant la société des deux tiers de ses revenus escomptés.

En réponse, l’Argentine a fait valoir que les mesures qu’elle avait instituées étaient essentielles pour la survie de l’État. Elle a formulé son argument dans les termes de l’article XI du TBI qui précise que : "Le traité n’empêche pas l’application par l’une ou l’autre partie des mesures nécessaires au maintien de l’ordre public ... ou à la protection des intérêts essentiels de sa propre sécurité" .... Selon l’Argentine, "La crise [économique] est devenue une situation d’urgence lorsqu’elle s’est transformée en un effondrement institutionnel, social et économique d’une gravité et d’une profondeur sans précédent". Sur cette base, a fait valoir l’Argentine, la loi d’urgence et les mesures règlementaires qui l’accompagnent sont nécessaires pour établir l’ordre et la sécurité publics et, par conséquent, constituent une défense contre les actes répréhensibles en vertu du traité. Ce qui a été accepté par le tribunal.

Dans la situation actuelle, Les États dispose donc de moyens de défense juridique dans les demandes d’arbitrage des investisseurs étrangers pour contester les mesures prises pendant et après la pandémie COVID-19 et la crise économique mondiale qui en a résulté.

Cependant, les cas passés montrent que ces défenses peuvent être difficiles à utiliser par les gouvernements pour éviter d’être jugés en violation d’un traité et de devoir payer des compensations. La doctrine de la nécessité en droit international coutumier, qui peut être utilisée pour justifier la violation par un État de ses obligations internationales dans des situations de péril grave et imminent pour les intérêts essentiels de l’État, est particulièrement pertinente.

2-Les Conséquences des défenses des États sur les investissements étrangers.

Ces mesures de défense dont peuvent se prévaloir les états ont certaines conséquences puisque comme évoqué dans les affaires certains états l’ont accepté et d’autres dans des situations similaires l’ont refusé.

Le tribunal de Continental Casualty a en effet estimé que la défense de l’Argentine l’emportait sur les demandes d’expropriation de la société. Tout d’abord, la perte de Continental Casualty présente des implications vastes et sérieuses pour les investisseurs. La définition large de la "nécessité" telle qu’elle découle de la sentence du GATT/OMC donne aux États une grande latitude pour abuser des relations avec les investisseurs étrangers. Laisser Continental sans recours viable à la récupération n’est pas de bon signe pour les investisseurs qui cherchent à investir dans des pays en développement dont la trajectoire économique est imprévisible.

La décision met en cause le traité en interdisant tout recours aux investisseurs dans les États où une crise imprévue se produit. Cela est contre-productif alors que le but du traité est d’encourager l’investissement dans les pays en développement. Ainsi, la décision pourrait avoir des conséquences imprévues pour ces pays et pour l’investissement international en général, obligeant les investisseurs potentiels à reconsidérer leurs options.

Deuxièmement, la décision soulève des questions sur les moyens de défense et les documents d’appui qui constituent des "règles du jeu équitables" pour le règlement des différends en matière d’investissement en temps de crise économique. La jurisprudence en matière d’investissement sur la crise argentine a laissé peu d’indices pour les arbitrages CIRDI à venir. Alors qu’un raisonnement cohérent et une jurisprudence constante sont particulièrement importants pour les États lorsqu’il s’agit de définir la portée du traitement qu’ils réservent aux investisseurs". Ce faisant, elle ouvre des perspectives inquiétantes pour le monde de l’investissement.

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