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La servitude de « tour d’échelle » : une autorisation temporaire nécessaire à la réalisation d’un projet immobilier. Par Marie-Laure Bernasconi et Aurore Lafaye, Avocats.
Parution : mardi 6 juillet 2021
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Si l’Ancien droit tolérait ce que l’on appelle communément la « servitude de tour d’échelle », le Code civil a délaissé la possibilité d’accorder légalement au voisin, propriétaire d’une construction édifiée, l’accès au fonds d’autrui afin d’effectuer des travaux indispensables, comme des travaux d’entretien, ou de réparation.

Le tour d’échelle consiste dans le droit, pour le propriétaire d’un mur (non mitoyen) ou d’un bâtiment contigu au fonds voisin, de poser, le long de ce mur ou de ce bâtiment, les échelles nécessaires à la réparation, et généralement de faire au long et en dehors de ces ouvrages, tous les travaux indispensables en introduisant sur le fonds voisin les ouvriers avec leurs outils, échelles ou échafaudages, et contourner d’éventuelles difficultés d’accessibilité.

Cette servitude de tour d’échelle a ainsi été supprimée lors de la promulgation du Code civil, ce qui prive depuis cette notion de toute assise légale. En conséquence, il serait impossible, en principe, d’obliger un voisin récalcitrant à laisser passer sur son sol les moyens de la réalisation des travaux qui s’imposent.

Les juridictions ont été régulièrement sollicitées pour se prononcer sur la situation juridique de celui qui revendique le droit de pénétrer sur le fonds de son voisin, face à des circonstances des plus fréquentes (pose d’un échafaudage pendant le temps nécessaire à la réalisation de travaux de réfection d’une toiture, de travaux de ravalement, de démolition d’un mur non mitoyen).

Si ce droit de pénétrer temporairement sur le fonds d’une propriété contiguë à la sienne profite aux immeubles déjà construits, qui nécessitaient des travaux de conservation ou d’entretien [1], il peut être plus délicat à mettre en place lors de la construction d’un immeuble futur en limite de parcelles.

En effet, le maître d’ouvrage devra obtenir l’accord préalable du voisin afin d’obtenir cette autorisation provisoire de « tour d’échelle » sur le fonds voisin. Or, ce voisin peut craindre le passage d’engins de chantier, ainsi que toute détérioration de son bâtiment (ravalement, gouttières, toiture), et pénétration d’individus tiers sur son fonds par l’intermédiaire de l’échafaudage, ou en cas de dépose temporaire d’un mur de clôture par exemple.

L’enjeu est de premier ordre pour un maître d’ouvrage qui malgré les autorisations et précautions nombreuses - permis de construire, référé préventif, tentative amiable - se trouverait entravé dans la réalisation de son programme immobilier car la configuration des lieux impose de s’adosser à un mur non mitoyen, de le démolir et de le reconstruire, d’avoir un accès temporaire à un chemin.

L’enjeu est de taille tant pour les propriétaires que pour les syndicats de copropriétaires qui, au regard de la construction d’un bâtiment à proximité immédiate, sont exposés à des troubles de voisinage et veulent préserver leur tranquillité et faire respecter leur droit de propriété.

Ce sont autant de craintes et de désagréments que le maître d’ouvrage doit prendre en compte dans la mise en œuvre de la servitude de tour d’échelle et la recherche d’un arrangement amiable (I).

Cependant, en cas d’opposition irrémédiable du voisinage, une procédure en référé s’imposera et l’autorisation de pénétrer sur le fonds d’autrui sera laissée à la libre appréciation du juge (II), tout comme les modalités de réalisation (III).

I. Comment établir une servitude de tour d’échelle ?

La servitude de tour d’échelle peut être établie par voie contractuelle ou par autorisation judiciaire en cas de désaccord.

Du fait des aléas liés à l’engagement et le temps d’une procédure contentieuse dont le coût grèvera le budget de la construction, qui perturbera la poursuite des travaux, il est recommandé de privilégier la recherche d’une solution amiable.

Il doit alors être démontré au voisin concerné que les travaux ne peuvent s’effectuer par un autre moyen qu’en passant par son fonds en explicitant les contraintes particulières liées à la réalisation des travaux.

a. Des précautions nécessaires pour la mise en œuvre de la servitude de tour d’échelle.

Les parties peuvent parvenir à un accord afin d’établir une servitude de tour d’échelle et il sera recherché, aux termes de cet accord :
La mise en œuvre des précautions nécessaires pour protéger le bâtiment voisin,
La sécurisation de la propriété en empêchant toute pénétration de tiers,
L’indemnisation du riverain du trouble de jouissance résultant des désagréments liés à l’installation de l’échafaudage sur son fonds, et des dommages qu’il pourrait subir à cette occasion.
Il est recommandé que le maître d’ouvrage fasse établir par son maître d’œuvre ou toute entreprise intervenant sur le chantier, une note technique récapitulant les points précités.

b. Les points clés du protocole d’accord.

1°) Préciser la zone d’implantation de l’échafaudage en communiquant un plan détaillant la période d’utilisation de l’emprise au sol (temps du montage, de l’exploitation, du démontage puis du nettoyage) ;

2°) Préciser les mesures prises afin d’éviter toute dégradation chez ce riverain, et un engagement de remettre en état les lieux après démontage de l’échafaudage.

Les riverains peuvent craindre le passage d’engins de chantier sur leur fonds, et de dégradations à cette occasion. Le maître d’ouvrage devra prendre des précautions à cet égard en prévoyant que l’entreprise n’utilisera pas de pelle mécanique par exemple.

Il est en tout état de cause vivement conseillé de faire établir un constat d’huissier avant travaux et/ou après travaux afin que les désordres puissent être correctement imputés ;

3°) L’indemnisation du riverain à hauteur de l’ensemble des désagréments et préjudices occasionnés : à titre d’exemple, la privation de l’usage d’un parking, d’une bande de terrain pendant une période déterminée donnera lieu à un dédommagement. En effet, une telle privation ne doit pas porter une atteinte disproportionnée au droit de la propriété du voisin [2].

II. Que faire si mon voisin s’oppose à ce que j’accède à son fonds pour réaliser mes travaux ?

a. La procédure de référé : une autorisation qui demeure momentanée.

Dans l’état actuel du droit, le seul recours qui peut permettre de pénétrer sur la propriété du voisin récalcitrant qui refuse de laisser l’accès à certaines parties de son terrain est d’agir devant le Juge des référés et de se voir reconnaître une servitude de tour d’échelle judiciaire.

Le tour d’échelle accordé par le juge reste une autorisation temporaire qui ne pourra être accordée que dans les strictes limites de la nature, de l’objet et de l’importance des travaux à effectuer.

Le juge se fonde ainsi sur l’abus de droit pour sanctionner le voisin qui refuserait de laisser un accès à sa parcelle lorsqu’aucun autre moyen n’est possible pour réaliser les travaux, à partir du moment où les modalités techniques utilisées sont, soit les seules envisageables, soit les moins dommageables.

Néanmoins, la jurisprudence est venue encadrer les conditions dans lesquelles une servitude de tour d’échelle peut être reconnue.

b. Les conditions posées par la jurisprudence.

Ainsi, trois conditions cumulatives peuvent permettre d’autoriser judiciairement le demandeur à accéder au fonds voisin et de lui imposer les sujétions « ponctuelles » liées à la réalisation du projet de construction :

1° Les travaux doivent être indispensables et avoir été imposés par une décision administrative ou une règlementation d’urbanisme, ou revêtir un caractère de nécessité afin d’éviter une dégradation grave. Certes, la délivrance d’un permis de construire un bâtiment en limite de propriété peut rendre nécessaire l’usage de cette pratique, mais cette autorisation administrative ne dispense pas de respecter les conditions ordinaires d’institution de ce droit, telles que définies par les règles du droit civil [3] ;

2° Les travaux ne doivent pouvoir être réalisés qu’à partir du fonds voisin. Il ne doit alors ni s’agir d’une simple commodité, ni de réaliser une économie. A cet égard, le juge peut notamment conclure à l’absence de méthode alternative de réalisation, lorsque toute autre solution aurait présenté un coût disproportionné par rapport à la valeur des travaux à effectuer [4]. En effet, à défaut d’autre possibilité, un propriétaire ne peut, sans abus de droit, refuser à son voisin de passer sur son fonds pour réaliser des travaux ;

3° Les travaux à entreprendre ne doivent pas causer au voisin une gêne ou un préjudice disproportionné par rapport à l’intérêt de celui qui les envisage. La remise en état ne doit donc pas engendrer une sujétion intolérable et excessive.

Le juge peut octroyer, en même temps que l’autorisation de passage, des dommages-intérêts au profit du propriétaire du fonds dominant, à la condition que le refus que lui opposait le propriétaire du fonds servant soit constitutif d’un abus [5].

III. Les critères d’institution d’une telle servitude de passage judiciaire.

Ainsi à défaut d’accord entre les parties et une fois ces conditions vérifiées, les modalités d’un tel passage seront laissées à la libre appréciation du juge qui fixera :

La fréquence de passage ;
L’assiette de passage, c’est-à-dire la largeur dudit passage et les moyens techniques (outillage, véhicules) qui traverserons le fonds ;
La durée de la servitude ;
L’entretien du passage afin de se prémunir contre tout encombrement ;
L’indemnisation, s’il y a lieu afin de réparer tout trouble de jouissance ou sinistre ayant pu intervenir. A cet égard, il y a lieu d’attirer l’attention sur le point suivant : si le refus d’indemnisation du riverain a bloqué la négociation amiable, le versement d’un éventuel dédommagement pourra être obtenu devant le juge.
Une fois les modalités de la servitude de tour d’échelle ainsi fixées, le juge accordera l’autorisation de passage, le cas échéant sous astreinte. Lorsque les travaux auront été achevés, si cela se révèle nécessaire, une expertise viendra constater les dommages éventuellement causés aux biens. Il appartient en tout cas au bénéficiaire de l’accès de remettre les lieux en l’état où ils se trouvaient avant l’exécution des travaux [6].

Néanmoins, il convient de rappeler que cette autorisation est toujours provisoire et reste limitée à la seule réalisation des travaux prévus.

L’utilité sociale du tour d’échelle n’est plus à démontrer tant le contentieux croît, et c’est la raison pour laquelle certains auteurs ont déjà préconisé son intégration dans le Code Civil à la faveur d’une éventuelle réforme du droit des biens.

Recommandations.

1°) Tenter dans un premier temps une approche amiable avec le voisin pour anticiper et éviter un retard trop important dans la réalisation du programme : le maître d’ouvrage devra, à cette fin, constituer un dossier solide afin que le voisin concerné comprenne les raisons techniques qui poussent aujourd’hui le constructeur à solliciter pareille autorisation. Les contraintes particulières liées à la réalisation des travaux devront être explicitées. Le voisin récalcitrant pourra se voir rappeler qu’en cas de résistance abusive, il pourrait être réclamé par le constructeur des dommages et intérêts ;

2°) Formaliser un protocole d’accord prévoyant la fréquence de passage, l’assiette et l’entretien et la durée du passage et une éventuelle indemnisation à verser au voisin. Si ce voisin exige le versement d’une indemnité complémentaire en cas de dépassement du délai indiqué dans cet accord, il conviendra d’être vigilants sur les conditions d’exigibilité de cette indemnité en prévoyant des causes légitimes de suspension des délais inscrits dans cet accord ;

3°) En cas de refus du voisin, solliciter auprès du juge des référés une autorisation de passage ponctuelle en faisant valoir les sujétions techniques liées à la réalisation du projet et l’impossibilité d’envisager une solution alternative (pour un coût proportionné à la valeur des travaux).

Article rédigé par Maître Marie-Laure Bernasconi et Maître Aurore Lafaye

[1Civ. 1ère,14 déc. 1955 : D. 1956, jurispr. p. 283 ; Gaz. Pal. 1956, 1, p. 153.

[2Cass. 3ème civ., 12 nov. 2020, 19-22.106.

[3Rép. Min. n°1216, JO Sénat Q, 28 févr. 2008, p. 387.

[4Cass. 3ème civ., 15 févr. 2012, n°10-22.899.

[5Civ. 3e, 20 janv. 1999, n° 96-18.200.

[6Cass. 3ème civ., 31 mai 2011, n°10-17.287.