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La SPE, vers une nouvelle forme de collaboration entre les métiers du droit et du chiffre ?
Parution : jeudi 8 juillet 2021
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Anne-Charlotte Kervoelen est officiellement devenue Docteur en droit en juin 2021 grâce à sa thèse intitulée "La société Pluri-professionnelle d’Exercice, vers une nouvelle forme de collaboration entre les métiers du Droit et du Chiffre."
Parce que le thème de son travail de recherche est résolument un des sujets phare de la transformation des métiers du droit pour les années à venir (et qui sera évidemment évoqué lors du Grand rendez-vous des Transformations du droit en octobre 2023), le Village de la Justice a souhaité en savoir plus.

Village de la Justice : Pourriez-vous dégager trois idées fortes de votre thèse ?

Anne-Charlotte Kervoelen : "Très simplement, ma thèse porte sur l’aspect juridique de la SPE et la pratique professionnelle vue sous cet angle.

Dans le cadre de la première partie de celle-ci, il est procédé à une analyse poussée de son régime de constitution et de son fonctionnement : c’est donc la première idée forte. En effet, la SPE répond à un régime juridique très complexe, et le fait est, très difficile à appréhender. Pour cause, celui-ci comprend d’abord, des dispositions légales et règlementaires générales applicables à toutes les SPE ; en suivant, les dispositions réglementaires spécifiques aux professions qu’elle exerce ; enfin, les dispositions légales et réglementaires propres à sa forme sociale.

Anne-Charlotte Kervoelen

Si cette approche juridique de la structure s’est imposée comme un préalable nécessaire, c’est essentiellement parce qu’elle permet aux professionnels exerçant en son sein de mieux appréhender leur exercice en commun « sur le terrain ». D’où mon choix d’avoir orienté la seconde partie de ma thèse vers le côté pratique : c’est ici la seconde idée forte.
Plus précisément, j’ai centré mon intérêt à deux niveaux.
- Le premier niveau concerne le fonctionnement structurel de la SPE, qui m’a permis de lever le voile sur les différentes imperfections de la structure juridique, les défis organisationnels, comme les enjeux stratégiques auxquels elle était confrontée.
- Le second niveau concerne l’activité professionnelle étudiée au prisme de chacune des professions de la SPE, qui m’a permis de réaliser un état des lieux sur les diverses problématiques rencontrées par les professionnels au sujet de ce nouveau mode d’exercice. Ainsi, ces mises en lumière m’auront permis d’apporter aux praticiens des solutions concrètes et adaptées à leurs différents problèmes, qu’ils soient d’ordre déontologique ou d’ordre professionnel.

La conclusion de ma thèse porte un message positif et d’espoir pour la SPE.

La conclusion de ma thèse est ici le troisième point fort, car celle-ci porte un message positif et d’espoir pour la SPE. L’heure est aujourd’hui à l’union des professions. Bien-sûr, ses premiers pas ont été très difficiles, mais les obstacles auxquels elle est confrontée ne sont certainement pas insurmontables. Désormais, seul son avenir importe, mais il ne dépendra que des professionnels du Droit et du Chiffre, qui sont les seuls à pouvoir lui donner l’élan nécessaire pour exister pleinement et se développer."

V.J : Pourquoi le choix de ce sujet ?

A-C. K : "Je souhaitais un sujet qui soit d’actualité. La SPE est dans l’ère du temps.
Sans contredit, la loi « Macron » du 6 août 2015 bouscule et bouleverse les travaux précédents comme les codes solidement implantés, et donne un nouvel élan à l’interprofessionnalité. La réforme est profonde. La réforme est d’importance. La réforme va résolument s’inscrire dans le temps. La SPE consacre l’interprofessionnalité d’exercice et s’impose avec force dans l’histoire du droit des sociétés. Elle s’inscrit pleinement dans la modernité de notre société contemporaine comme de son économie, faite de rapprochements de plus en plus prégnants du fait de la globalisation.
C’est essentiellement pour cela que j’ai choisi ce sujet.

Aussi, je souhaitais un sujet porté sur la pratique des professions juridiques et judiciaires, notamment.
Avec la SPE, ce n’est pas une ou deux professions qui sont considérées, mais bien dix professions réglementées du Droit (considérant les avocats, les avocats aux conseils, les notaires, les huissiers de justice, les commissaires-priseurs judiciaires, ou encore les mandataires de justice…) ou les professionnels du Chiffre (considérant les experts-comptables et les commissaires aux comptes), dont chacune d’elle dispose de sa propre déontologie et de ses propres règles professionnelles. Dès lors que l’exercice en commun suppose l’harmonisation, il en suffit de peu pour mesurer la complexité de ce sujet particulièrement ambitieux, mais tout aussi passionnant.

La SPE a dû être affinée pour que les professionnels puissent concrétiser leur projet dans des conditions optimales.

Je souhaitais enfin un sujet utile. En effet, telle que la SPE a été conçue par les textes, celle-ci n’était pas satisfaisante, ce qui m’a amené à traiter une structure juridique « à parfaire ». Des ajustements se sont avérés nécessaires. Des solutions ont dû être apportées à des problématiques « de terrain ». La SPE a dû être affinée à plus d’un titre pour que les professionnels puissent envisager de concrétiser leur projet dans des conditions optimales."

V.J : A qui en conseillerez-vous la lecture ?
 
A-C. K : "Ma thèse s’adresse principalement aux professionnels du Droit et du Chiffre. Par le biais de ce « guide opérationnel » de la SPE, l’ensemble des praticiens concernés sauront trouver des réponses concrètes et adaptées aux principales problématiques qu’une telle structure est susceptible d’engendrer et/ou rencontrer.

Aussi, les étudiants en droit et/ou en comptabilité trouveront un intérêt non négligeable à cette thèse professionnelle, qui est une mine d’informations s’agissant des professions réglementées du Droit et du Chiffre que recouvre la SPE. Elle est d’autant plus lisible et très accessible, qu’elle peut tout à fait s’adresser à un public élargi et parfois même novice."

V.J : Sur le fond, en quoi selon-vous la SPE est-elle adaptée aux métiers du Droit et du Chiffre ?

A-C. K : "La SPE a été conçue par le législateur de telle façon à être adaptée aux besoins spécifiques des différentes professions auxquelles elle s’adresse ; celles des secteurs du Droit, et du Chiffre donc. A cette fin, les particularités dont elle est dotée sont remarquables au regard du droit commun des sociétés, depuis sa constitution et tout au long de sa vie sociale.

Parce que, quelle que soit la forme sociale choisie (société civile ou société commerciale), les sociétés créées dans ce contexte, par les professionnels concernés pour l’exercice de leurs professions, vont nécessairement obéir à une réglementation intégrant les particularités de leur activité.
Deux choses sont importantes ici. La première – ces professions sont obligatoirement soumises à un contrôle de l’ordre professionnel qui interviendra dans les différentes étapes de la vie sociétaire. La seconde - les dispositions particulières instaurées dans les sociétés constituées pour l’exercice d’une profession réglementée doivent forcément préserver l’indépendance des professionnels qui en sont associés. C’est notamment cela qui lui confère un caractère inédit. "

V.J : Quelle différence faites-vous entre l’interprofessionnalité et la pluriprofessionnalité ?

A-C. K : "Alors que la loi du 6 août 2015 fait référence au concept d’interprofessionnalité, c’est celui de pluriprofessionnalité que retient l’ordonnance du 31 mars 2016 créant ainsi la SPE.

La pluriprofessionnalité traduit l’idée d’un parallélisme des professions et non d’une fusion.

Pour certains, le virage est inattendu et peut légitimement interroger. Pour d’autres, il n’est que l’affaire de mots sur lesquels on joue et peu significatif au demeurant. En réalité, ce choix n’a rien d’anodin. Parce qu’il renvoie à la déontologie des différentes professions, son importance est même fondamentale. L’idée est très simple, mais encore faut-il la rendre lisible. Il s’agit de faire coexister les règles propres aux différentes professions qui existent déjà, au lieu de créer de nouvelles règles pour les besoins d’une société nouvelle. Il n’a jamais été supposé que les différentes professions soient interchangeables ou remplaçables. Cette fongibilité qui ne les caractérise pas fait que leurs missions diffèrent nécessairement d’un point de vue déontologique, mais également au regard du pacte social à l’origine de la création de leur société. En cela, la pluriprofessionnalité traduit l’idée d’un parallélisme des professions et non d’une fusion."

V.J : Quel est selon vous l’avenir de la pluriprofessionnalité ? Que faudrait-il faire pour qu’elle se développe plus et mieux ?  

A-C.K : "D’abord, un avenir ne peut véritablement être envisagé que si et seulement certains blocages sont déverrouillés. Le mariage entre le Droit et le Chiffre - deux pans d’activité que tout semble initialement opposer - s’élève effectivement à l’encontre de la SPE. C’est un fait. Que ce soient les professionnels du Droit ou les professionnels du Chiffre, force est d’admettre qu’ils restent profondément attachés à la tradition de leur indépendance d’activité ; une tradition qui s’inscrit dans le prolongement de l’écriture fondamentale des textes des professions libérales. C’est un problème majeur.

La SPE bouleverse les codes et appelle les professions réglementées à changer et se réinventer.

Alors que la SPE bouleverse les codes, les traditions, appelle les professions réglementées à changer et se réinventer, on peut bien-sûr comprendre que ce changement soit brutal. Mais il n’y a pas de fatalité. Les temps changent. Les mentalités et les comportements évoluent. Si les professionnels ne sont pas prêts aujourd’hui, rien n’exclut qu’ils ne le soient pas demain.

En fait, si la pluriprofessionnalité est une véritable aubaine pour le client, les professionnels n’ont pas encore mesuré qu’ils avaient - eux aussi - certainement tout à y gagner. C’est précisément sur ce point que le problème se pose. Bien-sûr, avec sa palette globale de services variés dans un endroit unique, la SPE est une option toute trouvée pour apporter au client une réponse simplifiée, adaptée et de qualité.

Mais elle est également un excellent moyen de créer des synergies professionnelles, des complémentarités, et c’est là que la SPE doit être perçue comme une véritable force dans notre monde qui divise. Par le biais d’une telle structure, les professionnels du Droit et du Chiffre ont l’opportunité de s’unir pour rester les interlocuteurs privilégiés de leur client et ce, dans leur domaine respectif d’activité. C’est un atout majeur. Cette organisation « en silos » est fondamentale parce qu’elle cristallise bien souvent un certain nombre de discordes entre les professions. Si l’union doit fait la force entre les professions, cette force ne s’imposera que dans le respect de chacun, pour le bien de tous.

Aussi, l’avenir de la pluriprofessionnalité appartient probablement – et en grande partie aujourd’hui - aux générations futures, qui doivent à mon sens se saisir de cette belle opportunité. S’il faut être sacrément armé pour pouvoir intégrer le marché des prestations juridiques ; avec la SPE, les jeunes générations pourront présenter une offre de service globale en s’associant dès la création de leurs cabinets/études. Ce qui présente, pour elles, un intérêt non négligeable.

Par ailleurs, les professionnels ne doivent pas avoir peur de se l’avouer : la pluriprofessionnalité est un point fort dans notre monde en pleine mutation. Si les cabinets indépendants et réglementés du Droit et du Chiffre ont pris conscience qu’ils étaient de plus en plus exposés au phénomène de la digitalisation et s’inscrivaient de plus en plus dans l’ère de l’intelligence artificielle et collective, c’est tout simplement parce que de nombreuses opérations peuvent désormais être assurées sans l’intervention de l’Homme.

Le professionnel ne peut effectivement pas se permettre de rester seul face à la prédation des autres acteurs.

Pour sûr, la robotisation des professions juridiques et comptables n’est plus un tabou. Oui, certaines professions ont donc vocation à disparaître. Cette projection n’a rien d’un scénario catastrophe. Tout cela est très sérieux ! Et dès lors que les professionnels auront entendu ce message, pour sûr que la pluriprofessionnalité se développera…et peut-être plus fort qu’on ne le croit !

Oui, car la SPE répond à des impératifs d’ordre économique. L’important pour chaque professionnel est qu’il prenne conscience de cette réalité qui, chaque jour davantage, s’impose. Le professionnel ne peut effectivement pas se permettre de rester seul face à la prédation des autres acteurs puisqu’il ne fait tout simplement pas le poids. S’il a toutes les chances de croire qu’il peut tenir cette situation « isolé » pendant un temps, viendra le jour où il se rendra à l’évidence et l’intérêt d’un rapprochement se fera ressentir, ce qui l’amènera à penser à l’hypothèse de la SPE…"

A noter : Anne-Charlotte Kervoelen a publié en 2023 un guide de la SPE [1] inspiré de sa thèse, avec pour but "d’apporter des réponses concrètes et adaptées aux différentes problématiques que les professionnels peuvent rencontrer dans un contexte de pluriprofessionnalité."

Interview de Anne-Charlotte Kervoelen par Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la Justice

[1Le guide a été publié par Vérone Editions.

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