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Elargir la saisine du Conseil constitutionnel en passant par la "porte étroite". Par Bénédicte Rousseau, Avocate.
Parution : lundi 26 juillet 2021
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La Constitution limite à quelques personnes seulement la faculté de saisir le Conseil constitutionnel afin que celui-ci contrôle la constitutionnalité d’une loi avant sa promulgation.

Une « contribution extérieure » ou « porte étroite » (expression employée par le Doyen Vedel en 1991) est un document informel par lequel tout citoyen ou personne morale, voire un groupement informel, n’ayant pas la possibilité de le saisir officiellement avant la promulgation d’une loi, peut lui soumettre de manière officieuse, mais néanmoins publique, une note argumentée visant à défendre ou critiquer le texte voté par le Parlement.

Une première saisine vient d’être enregistrée par le Conseil constitutionnel sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire, définitivement adoptée ce 25 juillet 2021 par le Parlement.

D’autres saisine lui ont d’ores et déjà été annoncées sur ce même texte.

Le Conseil constitutionnel précise qu’il rendra sa décision dès le 5 août prochain, ce qui laisse quelques jours aux personnes et groupements intéressés pour lui adresser des contributions extérieures.

I. Le dépôt d’une contribution extérieure subordonné à deux conditions impératives.

Le dépôt d’une contribution extérieure est principalement subordonné à deux conditions impératives, relatives aux modalités de saisine a priori du Conseil constitutionnel.

Privilégiant leur caractère officieux, le Conseil constitutionnel a refusé de modifier son règlement intérieur pour y intégrer une procédure régissant les modalités de dépôt des contributions extérieures [1].

Il n’en demeure pas moins que leurs auteurs sont soumis aux impératifs procéduraux liés aux conditions de saisine du Conseil constitutionnel.

1. D’une part, le dépôt d’une contribution extérieure est conditionné par la saisine du Conseil par les autorités compétentes avant la promulgation de la loi.

Suivant les termes du second alinéa de l’article 61 de la Constitution :

« […] les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs ».

Conformément à ce texte, le déclenchement du contrôle appartient uniquement au Président de la République, au Premier ministre, aux Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ou bien encore au groupement de soixante députés ou soixante sénateurs.

Ce n’est donc qu’à la condition que l’une de ces autorités ait saisi le Conseil constitutionnel avant la promulgation de la loi que le dépôt d’une contribution extérieur peut être envisagé.

2. D’autre part, les auteurs d’une « porte étroite » doivent impérativement l’adresser au Conseil constitutionnel dans les tous premiers jours suivant la fin des débats parlementaires.

En effet, des délais d’instruction extrêmement brefs sont imposés au Conseil constitutionnel par le troisième alinéa de l’article 61 de la Constitution, aux termes duquel

« […] le Conseil constitutionnel doit statuer dans le délai d’un mois. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s’il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours ».

Par suite, sauf à prendre le risque de ne pas être lus, les auteurs d’une « porte étroite » doivent donc l’avoir préparée en amont, au fil des débats parlementaires, afin d’être certains que leur argumentation sera connue du Conseil constitutionnel avant que ce dernier se prononce sur la constitutionnalité de la loi soumise à son contrôle.

II. L’intérêt de déposer une contribution extérieure.

C’est la possibilité pour les membres de la « société civile » de critiquer l’inconstitutionnalité d’une loi avant sa promulgation.

L’objet d’une contribution extérieure peut être de défendre une loi ou bien, au contraire, de critiquer les dispositions inconstitutionnelles du texte déféré à la censure du Conseil constitutionnel avant sa promulgation.

1. Certes, rien ne permet de garantir que l’argumentation développée au soutien d’une « porte étroite » sera examinée ni a fortiori retenue par le Conseil constitutionnel.

Contrairement à l’intervention des tiers intéressés dans le cadre de l’instruction d’une QPC (v. le Règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité), les contributions extérieures ne disposent d’aucun statut procédural.

Le Conseil constitutionnel décide par conséquent de manière tout à fait discrétionnaire de tenir compte ou non des contributions officieuses qui lui sont adressées.

Il s’en déduit qu’il est libre d’examiner ou non les moyens articulés par leurs auteurs.

2. Toutefois, le dépôt de contributions extérieures permet assurément d’influencer l’examen de la loi par le Conseil constitutionnel.

Il est important de garder à l’esprit que si le Conseil constitutionnel ne peut pas s’auto-saisir d’une loi, il lui appartient « de relever toute disposition de la loi déférée qui méconnaîtrait des règles ou principes de valeur constitutionnelle » [2].

Le Conseil constitutionnel élargit systématiquement son contrôle à l’ensemble des dispositions des lois qui lui sont déférées pour, le cas échéant, soulever d’office tout autre question de conformité à la Constitution que celles qui lui ont été soumises par les saisissants.

Dès lors, il est particulièrement opportun de lui adresser une contribution extérieure dans la perspective d’attirer l’attention du Conseil constitutionnel sur les dispositions que les auteurs de la saisine n’auraient pas critiquées ou bien encore sur des moyens d’inconstitutionnalité qui n’auraient pas été suffisamment développés, voire pas même soutenus.

La multiplication des « portes étroites » renforce encore leur influence sur le Conseil constitutionnel.

Au vu du délai très court dont celui-ci dispose pour instruire la saisine, il semble ainsi fort utile de lui proposer une argumentation juridiquement étayée et convaincante, qu’il sera susceptible de reprendre à son compte.

III. Les modalités pratiques du dépôt d’une contribution extérieure.

Des conditions de forme très souples permettent à toute personne ou groupement intéressé de s’exprimer avant la promulgation d’une loi soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.

En raison à la fois de leur caractère officieux mais aussi de la possibilité pour tout membre de la société civile, par définition non formé à l’argumentation juridique, de formuler des observations auprès du Conseil constitutionnel, la pratique des « portes étroites » présente peu de contraintes.

1. D’abord, toute personne intéressée, individuellement ou de manière collective, est libre de déposer une contribution extérieure auprès du Conseil constitutionnel.

L’envoi d’une « porte étroite » est libre.

En pratique, il suffit d’écrire au Conseil constitutionnel, à son Président, à son Secrétaire général ou à l’un ou l’autre de ses membres pour faire connaître ses griefs sur la loi dont la constitutionnalité est examinée (ou bien, au contraire, une opinion favorable).

Sont susceptibles de le faire non seulement les parlementaires, les avocats à la Cour et aux Conseils, les maîtres de conférence et professeurs de droit, les juristes, mais aussi les entreprises, les associations ou bien encore des citoyens qui estiment qu’une loi mérite d’être défendues ou bien, au contraire, comprend des dispositions entachées d’inconstitutionnalité.

Il mérite d’être noté que, récemment, le Conseil national des barreaux a déposé une contribution extérieure à l’occasion de l’examen de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises [3]. De nombreuses contributions extérieures sont rédigées par des cabinets d’avocats ou par des universitaires, engagés par des industriels, des associations ou des syndicats pour défendre leurs intérêts.

Aucun texte ni aucun principe n’interdit à un collectif, même dépourvu de personnalité juridique, de déposer une contribution extérieure. Le caractère officieux, indépendant de la procédure de saisine prévue par l’article 61 de la Constitution, autorise une telle liberté.

2. Ensuite, si la forme des contributions extérieures est libre, la production d’un mémoire écrit argumenté en droit présente les meilleures garanties pour être pris en compte par le Conseil constitutionnel.

En l’absence de textes déterminant leur régime, les contributions extérieures peuvent prendre différentes formes, principalement écrites : un document d’information technique en rapport avec l’objet de la loi déférée, une note, un courrier, une consultation juridique ou bien encore un mémoire proche de conclusions contentieuses, etc.

Si des éléments factuels, économiques ou sociétaux peuvent être développés au soutien d’une contribution extérieure, ce sont les seuls moyens de droit, pris de la méconnaissance des règles, principes et objectifs de valeur constitutionnelles qui sont susceptibles d’emporter la conviction du Conseil et d’influer sur sa décision.

Les contributions extérieures présentées sous la forme de mémoires tendant à démontrer la méconnaissance de différents dispositions et principes à valeur constitutionnelle sont donc celles qui ont le plus de chances d’emporter la conviction du Conseil et d’affecter le sens de sa décision.

IV. La portée des contributions extérieures adressées au Conseil constitutionnel.

1. Le caractère officieux des « portes étroites » …

L’article 18 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit que dans l’hypothèse d’une saisine par soixante députés ou sénateurs, le Conseil constitutionnel

« avise immédiatement le Président de la République, le Premier ministre et les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ces derniers en informent les membres des assemblées » (alinéa 2).

Un dialogue s’engage alors entre les membres du Conseil constitutionnel, le Secrétariat général du gouvernement et les auteurs de la saisine, lesquels échangent des observations écrites.

Ensuite, une réunion d’instruction est organisée avec les représentants du Secrétariat général du Gouvernement et des administrations intéressées. Cette réunion est préparée par l’envoi d’un questionnaire au Gouvernement, qui y répond sous forme de fiches rédigées par son Secrétariat général.

Selon une doctrine bien informée, les « portes étroites » ne lui sont en principe pas communiquées comme telles et n’apparaissent qu’indirectement dans le cadre de l’instruction

En toute hypothèse, si leur lecture conduit le Conseil à s’interroger spécialement sur un point de droit, il s’approprie le moyen développé par les contributeurs en soulevant d’office, le cas échéant, l’inconstitutionnalité de la disposition en cause.

Au vu du caractère quasiment officieux de leur intervention et du délai très court accordé au Conseil constitutionnel pour instruire les saisines formées sur le fondement de l’article 61 de la Constitution (entre une semaine et un mois), les auteurs de contributions extérieurs ne sont pas invités à répondre aux observations formulées au cours de cette instruction.

2. … Une portée de plus en plus importante grâce à la publicité des contributions extérieures sur le site du Conseil constitutionnel.

En 2017, dans une optique de transparence, le Conseil constitutionnel a fait évoluer sa pratique en rendant publique, sur son site internet, la liste des « contributions extérieures » qui lui étaient adressées à l’occasion de son contrôle a priori des lois (v. communiqué du 23 février 2017).

Il n’était alors aucunement question de publier leur contenu en raison, notamment, de la protection des droits des auteurs des saisines.

Soumis à des critiques de plus en plus nombreuses en lien avec le rôle des lobbies dans la prise de ses décisions, le Conseil a finalement annoncé dans un communiqué en date du 24 mai 2019 que :

« Dans le cadre de son examen a priori des lois sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, sont publiés, depuis 1983, les textes des saisines à l’origine des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. Depuis 1995, la même transparence existe pour les observations en réponse présentées devant celui-ci par le Gouvernement. Sur le site internet du Conseil constitutionnel, ces éléments sont traditionnellement accompagnés d’un communiqué de presse, d’un commentaire, d’un dossier documentaire, ainsi que de liens vers les dossiers législatifs des assemblées parlementaires.
En février 2017, le Conseil constitutionnel a en outre pris la décision de rendre publique sur son site internet la liste des “contributions extérieures”, autrefois appelées “portes étroites”, qui lui sont parfois adressées par des personnes physiques ou morales concernées par la loi soumise à son contrôle.
Il est apparu opportun au Conseil constitutionnel de porter désormais à la connaissance du public non seulement la liste de ces contributions mais aussi le texte même de celles-ci. Ces “contributions extérieures” seront ainsi consultables dans le dossier accompagnant sur le site internet du Conseil les décisions qu’il rend dans le cadre de son contrôle a priori. La seule réserve concernera les documents qui revêtiraient un caractère ordurier ou injurieux. Les contributions adressées spontanément au Conseil constitutionnel n’ayant pas le caractère de documents de procédure, le Conseil constitutionnel ne sera, comme antérieurement, pas tenu d’y répondre. Mais la nouvelle pratique retenue désormais par le Conseil constitutionnel s’insèrera bien dans la logique d’ouverture qu’il a choisie […]
 ».

Désormais, les « contributions extérieures » sont donc des documents communicables, sous réserve de celles revêtant un caractère ordurier ou injurieux.

Malgré leur caractère officieux, les développements exposés au soutien des contributions extérieures sont dorénavant portés à la connaissance du public, ce qui exclut d’y inclure des informations sensibles ou supposées demeurer confidentielles.

En toute hypothèse, leur objet étant de démontrer la méconnaissance de règles ou de principes constitutionnels, leur publicité permet assurément d’enrichir le débat juridique puisque le Conseil constitutionnel se trouve de fait contraint de justifier sa décision en tenant compte, notamment, des moyens d’inconstitutionnalités qui y sont formulés.

Bibliographie indicative.

- G. Vedel, « L’accès des citoyens au juge constitutionnel, La porte étroite », La vie judiciaire 11-17 mars 1991.

- Marc Guillaume, « Le traitement des saisines parlementaires par le Conseil constitutionnel depuis la QPC », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 48, juin 2015, p. 127.

- Denys de Béchillon, « Réflexions sur le statut des “portes étroites” devant le conseil constitutionnel », Les notes du club des juriste, janvier 2017.

Bénédicte ROUSSEAU Avocate en droit public et droit social

[1Le Conseil d’État a considéré qu’il s’agissait là d’une décision qui ne relevait pas de son contrôle : CE, 11 avril 2019, no 425.063, mentionné aux Tables.

[2V. les décisions n°95-360 DC, n° 95-361 DC et n° 95-362 DC du 2 février 1995.

[3Décision n° 2019 - 781 DC.