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Une redéfinition extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle. Par Flavien Ferrand, Etudiant.
Parution : jeudi 29 juillet 2021
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Par une récente décision qui aura les honneurs du rapport annuel, la Cour de cassation revient sur les contours de l’incidence professionnelle. Désormais, ce poste de préjudice inclut « la dévalorisation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail ».

Initialement articulée comme préjudice de nature patrimoniale au regard de la nomenclature Dintilhac [1], l’incidence professionnelle vise les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle de la victime [2]. Or, dans l’arrêt rendu le 6 mai 2021 par le deuxième chambre civile [3], les hauts magistrats retiennent une conception extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle en acceptant d’indemniser la victime des conséquences de l’arrêt définitif de toute activité professionnelle.

La solution est heureuse puisqu’elle tient compte de l’acception sociale du travail, ce qui permet une meilleure prise en compte de l’état de la victime lorsqu’elle cesse toute activité professionnelle. En revanche, l’extension de l’incidence professionnelle à la dévalorisation sociale vient perturber l’articulation des préjudices ainsi que leur indemnisation.

1. La redéfinition opportune de l’incidence professionnelle.

L’incidence professionnelle se divise en six sous-postes [4] :
- La dévalorisation sur le marché du travail,
- La perte d’une chance professionnelle,
- L’augmentation de la pénibilité de l’emploi,
- L’abandon de l’emploi ou du poste de travail au profit d’un autre,
- Les frais de reclassement professionnel, de formation ou de changement de poste,
- La perte de retraite.

Ces différents sous-postes de préjudices doivent être entendus dans un sens patrimonial si l’on s’en tient à l’articulation effectuée par la nomenclature.

Néanmoins, cette remarque doit être nuancée pour deux raisons.

D’une part, l’incidence professionnelle ne comprend pas les répercussions pécuniaires comme la perte ou la diminution de revenus pour la victime, lesquelles relèvent des pertes de gains professionnels futurs.

D’autre part, certains sous-postes comme l’augmentation de la pénibilité de l’emploi et l’abandon de l’emploi que la victime occupait peuvent être considérés comme personnels [5]. Sous l’angle actuel, l’incidence professionnelle désigne la valeur économique de la victime sur le marché du travail.

Pourtant, force est de constater que le travail n’a pas seulement une valeur économique, mais possède aussi une fonction sociale [6]. Si l’on s’attache à la théorie de Maslow, l’exercice professionnel permet une estime de soi ainsi qu’une reconnaissance et une intégration sociale. L’arrêt définitif de toute activité professionnelle peut donc être lourd de conséquences pour la victime.

La Cour d’appel de Paris a d’ailleurs reconnu des éléments plus subjectifs à intégrer à l’incidence professionnelle comme notamment le regard de l’employeur et des collègues ainsi que le désœuvrement lié à la cessation de l’activité professionnelle [7]. Cette décision ne fut cependant reprise que bien plus tard par la chambre criminelle, laquelle admit une anomalie sociale en cas d’impossibilité de reprendre toute activité professionnelle [8].

Nombreuses furent ensuite les décisions des juges du fond reconnaissant un désœuvrement ou une dévalorisation sociale en cas d’arrêt définitif de l’exercice professionnel [9]. L’arrêt du 6 mai 2021 s’inscrit dans ce mouvement en consacrant explicitement une approche extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle.

Toutefois, la dévalorisation sociale telle qu’indemnisée par la décision en question ne concerne que la victime exclue définitivement du monde du travail. C’est-à-dire que la victime pouvant reprendre une activité professionnelle ne devrait pas pouvoir être indemnisée d’une dévalorisation sociale. Cette réflexion peut être appliquée à la victime qui ne pourra jamais travailler, la formule utilisée par la Cour de cassation n’étant pas très claire sur ce point.

Pourtant, la dévalorisation sociale peut aussi bien être ressentie par une personne ne pouvant pas travailler pendant une période déterminée, comme par une autre qui ne pourra jamais travailler. Quelques décisions ont à raison accordé une indemnité aux victimes pouvant retravailler [10] ou qui ne pourront jamais travailler [11] au titre de l’incidence professionnelle. Reste à savoir si la Haute cour adoptera le même raisonnement.

2. La redéfinition perturbatrice de l’incidence professionnelle.

Par cette décision, l’incidence professionnelle est devenue un poste de préjudice mixte, intégrant un nouveau sous-poste extrapatrimonial à un ensemble originellement patrimonial. Néanmoins, la rédéfinition de l’incidence professionnelle pose le problème de l’articulation des préjudices entre ce qui relève du patrimonial et de l’extrapatrimonial. La dévalorisation sociale aurait dû être indemnisée au titre du déficit fonctionnel permanent qui vise les incidences du dommage qui touchent exclusivement à la sphère personnelle de la victime [12]. La Cour de cassation avait d’ailleurs adopté ce raisonnement s’agissant d’une victime mineure qui ne pourra jamais travailler [13].

Certes la dévalorisation sociale répond plus au contenu du déficit fonctionnel permanent, mais l’intégrer à l’incidence professionnelle permet de mieux prendre en compte les conséquences pour les victimes tout en reconnaissant la fonction sociale du travail. Effectivement, le déficit fonctionnel permanent est un poste de préjudice hétéroclite regroupant toutes les souffrances psychologiques de la victime, quelles qu’elles soient. La dévalorisation sociale aurait été englobée dans le déficit fonctionnel permanent, sans pour autant être certain qu’elle ait été prise en compte et appréciée en tant que telle.

L’inclure dans l’incidence professionnelle permet de donner un sens aux répercussions sociales de tout arrêt d’activité professionnelle. Cependant, l’incidence professionnelle comporte déjà six sous-postes de préjudices. Introduire la dévalorisation sociale comme le fait la Cour de cassation à travers la décision du 6 mai 2021 tend à une globalisation de ces sous-postes et finalement à une indemnisation qui n’est pas à la hauteur du préjudice subi.

Le problème ne se pose pas pour la victime qui ne pourra jamais travailler ainsi que pour celle qui ne pourra plus travailler. Leur valeur économique sur le marché de l’emploi étant nul, elles ne peuvent pas prétendre à être indemnisées des sous-postes économiques de l’incidence professionnelle, mais seulement du sous-poste extrapatrimonial qu’est la dévalorisation sociale.

La victime ne pouvant plus travailler pourra cependant être indemnisée d’une perte de chance de promotion [14] ou de progression professionnelle [15], et en ce qui concerne la perte de retraite, elle sera incluse aux pertes de gains professionnelles futurs uniquement en cas d’indemnisation sur la base d’une rente viagère [16].

A l’inverse, le problème se rencontre à l’égard de la victime encore apte à travailler. Cette dernière connaît des postes patrimoniaux de l’incidence professionnelle, mais peut également connaître une dévalorisation sociale [17]. Il aurait été souhaitable, comme le proposait d’ailleurs un projet de décret [18], que les hauts magistrats scindent l’incidence professionnelle en deux : l’une pour les sous-postes patrimoniaux et l’autre pour la dévalorisation sociale, voire pour l’ensemble des conséquences psychologiques lié à l’arrêt de l’exercice professionnel. Par cela, les répercussions psychologiques, dont fait partie la dévalorisation sociale, peuvent être appréciées à leur plus juste valeur.

Seule une méthode appréciant l’ensemble des répercussions sur la victime permettra de réparer tout le préjudice, rien que le préjudice [19].

Flavien Ferrand Etudiant du Master 1 Justice, procès et procédures Université de Tours

[1Dintilhac (dir.), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels.

[2ibid., p. 35.

[3Civ. 2ème, 6 mai 2021, n° 19-23.173.

[4Dintilhac (dir.), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 35-36.

[5S. Hocquet-Berg, « L’ambivalence de l’incidence professionnelle », Responsabilité civile et assurances, n° 1, Janvier 2019, étude 1.

[6J.-B. Prevost, « Travail et sociabilité : une analyse de la valeur travail », Gaz. Pal. 6-10 août 2010, p. 32.

[7Paris, Pôle 2, ch. 4, 11 janvier 2011, n° 10/05409.

[8Crim. 28 mai 2019, n° 18-81.035.

[9Paris, Pôle 2, chambre 3, 24 février 2020, n° 18/05919 ; 29 juin 2020, n° 18/19499 ; Versailles, 3e chambre, 2 juillet 2020, n° 19/06357 ; Nîmes, 1re chambre civile, 16 juillet 2020, n° 18/02417 ; Douai, 3e chambre, 10 septembre 2020, n° 15/04895.

[10Paris, Pôle 2, chambre 3, 5 novembre 2018, n° 17/03611 ; Toulouse, 3e chambre, 11 juin 2021, n° 20/00878.

[11Angers, Chambre civile A, 29 juin 2021, n° 19/00341.

[12Dintilhac (dir.), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 38.

[13Civ. 2ème, 7 mars 2019, n° 17-25.855.

[14Civ. 1ère, 11 juillet 2018, n° 17-22.756 ; Civ. 2ème, 23 mai 2019, n° 18-17.560 (retour au travail aléatoire).

[15Crim. 28 mai 2019, préc.

[16Civ. 2ème, 13 septembre 2018, n° 17-26.011 ; 13 décembre 2018, n° 17-28.019.

[17Paris, Pôle 2, chambre 3, 5 novembre 2018, préc. ; Toulouse, 3e chambre, 11 juin 2021, préc.

[18D. Arcadio, « Préjudice professionnel : du noir et blanc à la couleur… », Responsabilité civile et assurances n° 1, Janvier 2013, dossier 2 ; A. Hacene, « Dommage corporel : cumul de la perte de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle », Dalloz actualité, 14 juin 2019.

[19Durry, in Le préjudice : questions choisies, RCA mai 1998, hors-série, p. 32 s.