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Procès des attentats du 13 novembre et aide juridictionnelle : « il n’est pas question de prendre de l’argent aux victimes ».
Parution : jeudi 2 septembre 2021
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Le 20 juillet 2021, le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris a adopté une décision exceptionnelle dans le cadre du procès des attentats du 13 novembre 2015. Sur fond de solidarité confraternelle, elle consiste en une répartition dérogatoire de l’indemnisation due aux avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle. Maître Guillaume Martine, membre du Conseil de l’Ordre, qui a notamment porté cette modification, répond aux questions de la Rédaction du Village de la Justice sur les raisons et les conséquences de cette décision.

Village de la Justice : En quoi consiste cette décision du Conseil de l’Ordre ?

Guillaume Martine : "Il s’agit d’un mécanisme modifiant le mode de répartition de l’enveloppe globale de la contribution versée par l’État au titre de l’aide juridictionnelle. Mais je veux d’emblée être très clair sur un point : il n’est pas question de prendre de l’argent aux victimes pour le donner aux accusés. Cette mesure n’aura absolument aucun impact financier sur les parties civiles.
En revanche, effectivement, nous modifions le mécanisme de répartition de l’aide juridictionnelle versée par l’État, aboutissant à ce que certains avocats de parties civiles perçoivent une indemnisation un peu moindre que celle qu’ils auraient pu percevoir selon le mécanisme de droit commun, au bénéfice des avocats de la Défense.

« Cette mesure n’aura absolument aucun impact financier sur les parties civiles. »

Concrètement, les avocats intervenant à l’aide juridictionnelle et représentant au moins 3 parties civiles ne recevront dans un premier temps que 90 % de l’enveloppe d’indemnisation qu’ils auraient dû percevoir selon le mode de rémunération classique. Cette contribution de 10 % doit permettre de constituer une réserve qui servira à verser un complément de rétribution à chacun des avocats intervenant en défense d’un accusé. Une fois ce complément versé à la Défense, le solde sera reversé aux avocats de parties civiles ayant été soumis à contribution.

Appliqué au procès des attentats du 13 novembre 2015 qui doit s’ouvrir en septembre prochain, ce mécanisme concernerait un peu moins de la moitié des avocats parisiens assistant des parties civiles et nous estimons que ces derniers verraient leur indemnisation finalement réduite de 5 à 9 % au maximum."

V.J : Pourquoi une telle dérogation au régime de droit commun a-t-elle été décidée ?

G.M : "Dans certains procès, s’étalant sur une très longue période et impliquant de très nombreuses parties civiles, il existe un décalage extrêmement important entre l’indemnisation que peuvent percevoir les avocats intervenant en partie civile et ceux intervenant en Défense, ces derniers étant particulièrement mal indemnisés. La situation est à ce point défavorable qu’elle est susceptible d’entraver l’exercice normal des droits de la Défense, et de remettre en cause le caractère équitable de ce type de procès. Le mécanisme de mutualisation partielle adopté par le Conseil de l’Ordre doit permettre d’atténuer cette situation.

« La situation actuelle était susceptible d’entraver l’exercice normal des droits de la Défense. »

Le système de rémunération des avocats intervenant à l’aide juridictionnelle tel qu’il existe est mal adapté à certains procès criminels que nous allons connaître dans les prochains mois, qui sont hors normes à tous points de vue. Le procès des attentats du 13 novembre 2015 par exemple va durer 8 à 9 mois, il portera sur un dossier de plus d’un million de pages, avec 14 accusés d’un côté, et de l’autre, au moins 1700 parties civiles constituées.

Dans le système actuel, afin de tenir compte du travail plus important fourni en Défense, un avocat d’un accusé perçoit à l’ouverture du procès criminel une indemnité de base un peu plus élevée que celui qui assiste une partie civile. Ensuite, pour chaque demi-journée supplémentaire d’audience, l’avocat, qu’il soit en défense ou en partie civile, perçoit la même indemnité, qui n’est d’ailleurs pas très élevée. Cette indemnisation paraît encore plus faible dans ces dossiers hors normes qui nécessitent un travail colossal.

Cependant, alors qu’un avocat en partie civile peut représenter plusieurs victimes et cumuler ainsi les indemnités d’aide juridictionnelle, l’avocat en Défense ne peut défendre qu’un seul accusé et ne percevra donc qu’une seule indemnité. De plus, dans un procès aussi long et complexe, afin de garantir une défense de qualité, le bâtonnier a dû commettre 2, voire 3 avocats par accusé. Or, le système actuel fait que ces avocats doivent se partager entre eux cette seule et unique indemnité, ce qui réduit d’autant plus la rémunération qu’ils vont finalement percevoir…"

V.J : Le système « classique » de l’aide juridictionnelle n’était donc pas du tout adapté…

G.M : "Oui, le système est en effet structurellement inadapté à ces procès. À cela s’ajoute une décision de la Chancellerie totalement déconnectée de la réalité du procès des attentats du 13 novembre 2015. Pour des raisons de logistique et de sécurité, les audiences commenceront chaque jour à 12h30, et se finiront généralement vers 20h, soit en moyenne 7h30 d’audience quotidiennes. Si l’on prend en compte le fait que, là encore pour des raisons de sécurité, les avocats tant en défense qu’en partie civile devront se présenter à la cour bien plus tôt pour pouvoir y accéder dès l’ouverture de l’audience, ce procès mobilisera en réalité ces confrères la journée entière.

« Nous avons alerté la Chancellerie sur ces différentes problématiques, qui est restée sourde. »

Or, la Chancellerie considère que le procès s’ouvrant chaque jour après midi, une rémunération correspondant à une demi-journée seulement devait être accordée aux avocats. Cette décision, uniquement guidée par des considérations budgétaires, n’est pas du tout à la hauteur de ce procès historique. Elle ne fait qu’aggraver une situation qui n’était pas tenable, notamment pour les avocats de la Défense. Nous avons alerté la Chancellerie sur ces différentes problématiques, qui est restée sourde. À l’approche de l’ouverture du procès, le Conseil de l’Ordre était contraint de trouver une solution. C’est ce que nous avons fait avec ce mécanisme de mutualisation partielle."

V.J : La décision du Conseil de l’Ordre suscite également des interrogations « sur la forme ». Les comprenez-vous ?

G.M : "Ces interrogations sont parfaitement compréhensibles, et le Conseil de l’Ordre avait naturellement conscience que cette décision pouvait en susciter. Je sais que certains s’interrogent d’abord sur la forme : pourquoi prendre une telle décision en plein mois de juillet, la veille des vacances estivales, à quelques semaines de l’ouverture du procès des attentats du 13 novembre 2015 ?

Il est évident que le calendrier n’était pas idéal, mais il nous a été imposé. Comme je l’ai dit, cela faisait plusieurs mois que nous avions alerté la Chancellerie sur les difficultés qu’allait poser ce procès en matière d’indemnisation pour la Défense comme pour les parties civiles, en vain. Ce n’est finalement que fin juin que nous avons obtenu une réponse rejetant globalement nos différentes revendications.

Nous avons donc dû trouver en urgence une solution qui soit à la fois légale, susceptible d’améliorer la situation de la Défense, sans trop impacter celle des avocats de parties civiles. Un groupe de travail s’est constitué afin d’explorer toutes les solutions possibles, et le Conseil de l’Ordre a consacré deux séances sur le sujet, pour finalement adopter ce mécanisme le 20 juillet. Il y a eu une mobilisation exceptionnelle du Conseil de l’Ordre, qui a su prendre ses responsabilités sur un sujet évidemment très sensible.

« L’écart entre la responsabilité des confrères en Défense et leur rémunération n’est ni digne, ni acceptable. »

Pour revenir un instant sur le fond, je tiens à souligner qu’il n’est pas non plus question de stigmatiser les avocats de parties civiles et le montant des indemnisations que certains vont percevoir. Nous savons qu’il est légitime, car proportionnel à l’implication qui sera celle de ces confrères tout au long de ces 9 mois de procès. Mais l’écart entre la responsabilité des confrères en Défense, qui sont tenus d’être présents chaque jour du procès, le travail qu’ils fourniront dans cette procédure colossale, et la rémunération dérisoire qu’ils auraient dû percevoir n’est ni digne, ni acceptable. Ce procès ne peut avoir de sens, y compris pour les victimes, que si la Défense est en capacité de jouer pleinement son rôle. Ce constat fait d’ailleurs l’unanimité parmi l’ensemble des avocats intervenant dans ce procès historique."

V.J : La mesure est exceptionnelle et circonstancielle, mais pourrait-elle avoir vocation à s’appliquer dans le cadre d’autres contentieux (malheureusement) ?

G.M : "En effet, cette dérogation a vocation à être mise en œuvre dans des cas très particuliers : des affaires criminelles, de nature terroriste, en présence d’un grand nombre de parties civiles… L’objectif est de résorber le déséquilibre très important au préjudice de la Défense qui existe dans ce type de procédures. À ce jour, cette disposition ne pourrait être mise en œuvre que dans le procès des attentats du 13 novembre 2015, ou celui de l’attentat de Nice. Nous espérons bien sûr que l’avenir ne nous offrira pas d’autres occasions…

Surtout, je veux insister sur ce point : le Conseil de l’Ordre a été contraint d’adopter ce mécanisme dérogatoire du fait de la défaillance de l’État, et il ne tient qu’à l’État qu’il ne soit pas mis en œuvre en répondant favorablement aux demandes légitimes de la profession. Nous espérons d’ailleurs que les discussions avec la Chancellerie, qui sont toujours en cours, puissent aboutir à une modification des textes, afin que la rémunération de l’ensemble des avocats intervenant à l’aide juridictionnelle, en défense comme en partie civile, soit améliorée. Il s’agirait d’une décision à la hauteur du moment de Justice et d’Histoire auxquels ces centaines d’avocats vont contribuer."

Interview de Guillaume Martine, Avocat par Aude Dorange, Rédaction du Village de la Justice