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Reconnaissance faciale et procédure pénale : ne souriez pas ! Par Patrice Le Maigat, Maître de conférences.
Parution : mardi 7 septembre 2021
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Votre visage vous rend unique... pour la police ?
Depuis quelques années, avec le développement de plus en plus important des algorithmes et de l’intelligence artificielle, les nouvelles technologies contribuent de façon très importante à la recherche de la vérité dans le procès pénal. Elles constituent même aujourd’hui pour les enquêteurs un moyen de preuve privilégié et particulièrement efficace.
Mais, entre protection de l’ordre public, recherche de l’efficacité judiciaire et sauvegarde des droits et des libertés, le point d’équilibre est difficile à trouver.

De toutes les technologies biométriques, la reconnaissance faciale qui permet d’analyser, grâce à des algorithmes [1], les traits de visages de personnes filmées ou photographiées et de les comparer à des images stockées dans une base de données, est certainement celle qui fascine et inquiète le plus.

Autrefois sujet de fiction dystopique, la reconnaissance faciale constitue désormais un véritable enjeu éthique et social, car même si cette technologie présente de nombreux avantages pour lutter efficacement contre les nouvelles formes de délinquance et de criminalité, elle comporte également un certain nombre de risques pour la protection des données et le respect de la vie privée, et son utilisation, notamment dans le cadre de la procédure pénale, est devenue une question particulièrement sensible.

Techniquement, la reconnaissance faciale permet à partir des traits du visage d’authentifier une personne, c’est-à-dire, vérifier qu’une personne est bien celle qu’elle prétend être (par ex. dans le cadre d’un contrôle d’accès), ou d’identifier une personne, c’est-à-dire, de retrouver une personne au sein d’un groupe d’individus, dans un lieu, une image ou une base de données. Les plus récentes technologies permettent également d’évaluer les traits d’un individu et de catégoriser les personnes en fonction de leur caractères biométriques (système de reconnaissance d’émotions par ex.). Cette dernière utilisation de la reconnaissance faciale, permet aussi, comme c’est le cas en Chine, de noter socialement les citoyens et de profiler racialement certaines catégories de la population (Ouighours).

De fait, la technologie de la reconnaissance faciale modifie la nature même de la démocratie, car pour le moment, il n’existe aucun paramètre de confidentialité permettant à une personne de soustraire son visage aux algorithmes et l’enregistrement du visage d’un individu dans une base de données, le place inévitablement dans « une file d’attente perpétuelle » qui nie le principe fondamental de la présomption d’innocence.

La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) pu relever à plusieurs reprises, que les traitements de données biométriques ne sont jamais tout à fait anodins [2]. Ils peuvent en effet porter gravement atteinte au respect de la vie privée. C’est pourquoi la CNIL préconise avant tout recours à cette technologie, une analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD), afin de construire des traitements de données respectueux de la vie privée, mais aussi à démontrer leur conformité au Règlement général sur la protection des données (RGPD). Qualifiées de « sensibles », l’utilisation de données biométriques aux fins d’identification d’une personne physique, est, conformément à l’article 9.1 du RGPD, en principe interdite, et dès lors, la reconnaissance faciale devrait en principe être interdite.

Toutefois, la réglementation française permet cette utilisation dans certains cas. Il s’agit notamment des cas dans lesquels la personne concernée a donné son consentement, lorsque ce traitement est rendu nécessaire pour des motifs d’intérêts public ou lorsque le traitement porte sur des données à caractère personnel mais qui sont manifestement rendues publiques par la personne concernée (Voir l’article Reconnaissance faciale : quelle réglementation ? Par Arnaud Dimeglio, Avocat. )

Ainsi, ce type de traitement peut être autorisé en cas de lorsqu’il est mis en œuvre à des fins policières, en vertu de dispositions issues de la directive PoliceJustice [3].

En France, comme dans de nombreux pays, le débat sur l’interdiction ou l’encadrement éthique de la reconnaissance faciale divise, mais son utilisation reste largement envisagée par les pouvoirs publics, notamment en matière de procédure pénale. Pour certains, la reconnaissance faciale serait même la nouvelle arme du XXIème siècle et constituerait le moyen le plus efficace pour considérablement réduire la criminalité au sein de la société.

C’est pour cette raison qu’une matière pénale, cette technologie échappe (pour le moment) à l’interdiction de l’utilisation des données biométriques. Mais ce traitement des données n’est cependant licite qu’en cas de nécessité absolue, ou quand elle vise à protéger les intérêts vitaux d’une personne physique, ou porte sur des données manifestement rendues publiques par la personne concernée.

La procédure pénale est en effet particulièrement concernée par ce débat sur l’utilisation éthique et règlementée de la reconnaissance faciale, et doit nécessairement s’adapter en répondant à l’objectif à valeur constitutionnel de protection de l’ordre public face à l’évolution de la délinquance, tout en respectant la sauvegarde des droits et les libertés des personnes impliquées. Sans développer l’analyse, il est évident que l’appropriation des nouvelles technologies biométriques par les services de police et de justice, peut facilement méconnaître les principes directeurs fondamentaux du procès pénal.

Il est donc indispensable que le droit pénal assure la promotion de ces nouvelles technologies dans un sens favorables aux droits et libertés des personnes impliquées dans une procédure pénale.

Néanmoins, on ne peut que constater qu’en matière de reconnaissance faciale, la réglementation française est encore parcellaire, imprécise et ambiguë, et le cadre juridique est toujours aussi inadapté aux pratiques et aux possibilités technologiques. Le législateur semble ne pas avoir le courage de prendre cette thématique dans toutes ses dimensions.

La récente loi « pour une sécurité globale » promulguée le 25 mai 2021, en est une illustration. Elle n’apporte pas beaucoup de précisions, et contient au contraire de nombreuses zones d’ombre. Ainsi, si le principe de l’interdiction du traitement des images captées par des drones par des logiciels de reconnaissance faciale est posé, le volet technologique de cette loi maintient la reconnaissance faciale dans ses dispositions textuelles antérieures, et renvoie notamment vers le très controversé article R40-26 du Code de procédure pénale qui permet explicitement à la police et à la justice d’utiliser la reconnaissance faciale pour identifier les personnes fichés dans le Fichier des Antécédents Judiciaires (TAJ) [4].

Ce texte, en permettant « de comparer à la base des photographies signalétiques du traitement, les images du visage de personnes impliquées dans la commission d’infractions captées via des dispositifs de vidéoprotection », constitue déjà pour certains [5], une surveillance biométrique de masse, d’autant plus que d’autres fichiers pourraient être concernés, comme celui des Titres Electroniques sécurisés (TES), résultant de la récente fusion des fichiers des cartes d’identités et des passeports.

Par ailleurs, au niveau européen, la question de l’utilisation de la reconnaissance faciale est également tout aussi clivante et complexe. Ainsi, le Conseil de l’Europe préconise l’interdiction de certaines applications de reconnaissance faciale et la mise en place de mesures strictes de protection de la vie privée lors du déploiement de cette technologie, tandis que le Contrôleur européen de protection des données (CEPD) et le Comité européen de la protection des données (EDPB) ont demandé conjointement l’interdiction des systèmes de reconnaissance faciale dans les lieux publics au sein des pays de l’Union européenne.

A noter également que la Commission européenne a dévoilé le 21 avril 2021, le premier cadre européen sur l’intelligence artificielle, dans lequel il est précisé que : « les systèmes d’identification biométrique à distance fondés sur l’IA sont considérés comme à haut risque et sont donc soumis à des exigences strictes ». Leur utilisation en temps réel dans l’espace public aux fins du maintien de l’ordre doit être en principe interdite, sauf exceptions restreintes strictement définies et réglementées (par exemple, lorsque cela est strictement nécessaire pour rechercher un enfant disparu, prévenir une menace terroriste spécifique et imminente ou détecter, localiser, identifier ou poursuivre l’auteur ou le suspect d’une infraction pénale grave). Par ailleurs, l’utilisation de ces systèmes doit être autorisée par une instance judiciaire ou un autre organe indépendant et être soumise à des limitations appropriées concernant la durée, la portée géographique et les bases de données consultées.

C’est au Parlement européen qu’il reviendra prochainement de trancher ces délicates questions, et l’avenir de la reconnaissance faciale n’est donc pas encore écrit. Il est néanmoins certain que tant que cette technologie biométrique ne sera pas correctement encadrée et règlementée, il sera difficile d’éviter les abus et les dérives.

Patrice Le Maigat maître de conférences à l'Université de Rennes 1 Expert sectoriel justice et droits humains

[1Avec une utilisation combinée de la cartographie 3D et du deep learning. En règle générale, les logiciels de reconnaissance faciale actuels analysent environ 80 caractéristiques du visage que l’on appelle aussi points nodaux. Parmi ces caractéristiques, on compte la distance entre les yeux, la longueur du nez, la forme des joues, la profondeur des orbites, ou encore la largeur de la mâchoire.

[2CNIL, « Reconnaissance faciale : pour un débat à la hauteur des enjeux », 2019.

[3Directive 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil. C’est-à-dire lorsque ces traitements ont lieu aux fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, y compris la protection contre les menaces pour la sécurité publique et la prévention de telles menaces.

[4Le Taj est un fichier de police judiciaire très utilisé qui recense notamment les personnes mises en cause ainsi que les victimes dans les affaires pénales, et celles faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction pour recherche des causes de la mort, de blessures graves ou d’une disparition. Il contient environs 8 millions de portraits.

[5Lettre ouverte du 7 juin 2021 signée par 170 associations dans le monde appelant à l’interdiction de la reconnaissance faciale.