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Spoliations d’oeuvres d’art : le renforcement de la protection des droits des propriétaires légitimes. Par François Buthiau, Avocat.
Parution : lundi 30 août 2021
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La question de la restitution des œuvres d’art spoliées pendant la Seconde Guerre Mondiale a trouvé une actualité récente d’une importance majeure avec le prononcé par la Cour de cassation d’un arrêt validant les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945 au regard du droit de propriété et de celui d’un procès juste et équitable des sous-acquéreurs de ces œuvres.

Une telle décision, renforçant les droits des propriétaires spoliés ou de leurs ayants droits, ouvre de nouvelles perspectives dans ce contentieux historique.

Après quasi 80 années, la douloureuse problématique des spoliations intervenues sous l’Occupation conserve une vive actualité par l’effet des actions courageuses entreprises par les héritiers de collectionneurs ou de marchands d’art victimes de ces spoliations.

Il convient de rappeler qu’une ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 a institué une nullité spéciale permettant aux personnes spoliées ou à leurs ayants droit d’agir en revendication de leurs biens contre ceux qui les détiennent. Cette ordonnance prévoit notamment en son article 4, al.1, que

« l’acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé ».

Or, parfois tombée dans l’oubli, cette ordonnance a été l’objet d’applications récentes de grande portée.

Tout particulièrement, les héritiers du collectionneur Simon Bauer, dont la collection lui avait été confisquée en octobre 1943 en application des lois instituant le statut des Juifs, ont localisé en France courant 2017 une gouache dite « La Cueillette des pois », peinte en 1887 par l’impressionniste Camille Pissarro, qui dépendait de la collection de leur aïeul confisquée illicitement. Ils ont dès lors engagé une action en restitution à l’encontre des propriétaires du tableau, un couple de collectionneurs américains qui l’avait acquis dans les années 1990 auprès de la célèbre maison de ventes aux enchères Christie’s.

Les propriétaires de l’œuvre ont alors fait valoir toute une série d’arguments en défense.

Ils ont ainsi notamment excipé de ce que l’indivision Bauer ayant été indemnisée par la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) au titre de cette œuvre, ils n’étaient plus recevables à se prévaloir des dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945. Ils ont également argué que la présomption de mauvaise foi ressortant de l’article 4 précité de l’ordonnance porterait atteinte non seulement au droit de propriété mais également aux droits de la défense et à une procédure juste et équitable au sens de la Déclaration des droits de l’homme et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ils alléguaient au surplus que la décision rendue par la Cour d’appel de Paris en 1951 par laquelle avait été mise à la charge de l’auteur de la spoliation initiale une obligation de restitution ne leur était pas opposable.

Confirmant pleinement les décisions rendues par les juges du fond (en particulier, CA Paris, 2 oct. 2018, n° 17/20580), la Cour de cassation a, par un arrêt de première importance, rejeté l’ensemble de cette argumentation [1].

Elle a ainsi jugé, pour la première fois, que les sous-acquéreurs ne peuvent utilement exciper de leur bonne foi à l’égard des personnes victimes de spoliation ou de leurs héritiers.

L’ordonnance du 21 avril 1945 s’applique en outre aux reventes successives sans limitation de durée, permettant ainsi aux héritiers d’agir à toute époque dès lors que les conditions d’application de l’ordonnance sont réunies, et ce peu important qu’ils aient été ou non indemnisés par la CIVS (indemnisation qu’ils pourraient toutefois être amenés à rembourser en cas de succès de leur action en restitution).

Toutes décisions antérieurement rendues caractérisent en outre un fait juridique opposable aux tiers et ainsi aux acquéreurs successifs des biens litigieux, ce qui est plus classique.

L’impossibilité pour les sous-acquéreurs de faire valoir leur bonne foi au titre de la détention du bien préalablement spolié est donc l’apport majeur de cette décision.

Comme le rappelle la Cour de cassation, les sous-acquéreurs ne sont en revanche pas démunis de moyens d’actions. Ils peuvent en effet rechercher auprès de leur vendeur, en particulier de la maison aux enchères, la nullité de l’acte par lequel ils ont acquis le bien et obtenir ainsi la restitution du prix payé, comme d’ailleurs les rédacteurs de l’ordonnance du 21 avril 1945 l’avaient déjà envisagé (article 5). Ils peuvent également, naturellement, contester l’existence même de la spoliation qui leur est opposée ou arguer que les conditions d’application de l’ordonnance ne seraient pas caractérisées.

Une telle décision assoit ainsi les droits des propriétaires légitimes des œuvres spoliées, tout en préservant ceux des sous-acquéreurs. Elle expose en revanche les vendeurs, en particulier les acteurs du marché de l’art, qui ne se seront pas suffisamment enquis de la provenance au fil des ans de l’œuvre qu’ils vendent ou, pire, qui auront agi de mauvaise foi.

Cette jurisprudence à portée historique redonne en tout cas une grande vitalité à ce contentieux qui, malgré le temps passant, n’en a probablement pas fini de se développer.

François Buthiau Avocat à la Cour Barreau de Paris https://bsavocats.net/2022/09/01/avocat-successions/ https://bsavocats.net www.buthiau-simoneau.com

[1Cass. 1re civ., 1er juill. 2020, n°18-25.695.