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La Santé publique dans l’arbitrage Investisseur/Etat. Par Issiaka Guindo, Juriste.
Parution : jeudi 2 septembre 2021
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Le règlement de différends investisseur/Etat a-t-il une incidence sur la capacité de l’État d’adopter des mesures protégeant la santé publique ? Cette question mérite amplement d’être posée dans le contexte de la pandémie de Covid-19. La santé publique est de plus en plus importante pour l’élaboration des politiques d’investissement nationales et internationales [1].

La pandémie de Covid-19 met en évidence l’importance de réformer les Accords d’investissements pour équilibrer la promotion et la protection des investissements avec la flexibilité réglementaire pour répondre aux défis d’aujourd’hui, ainsi, de son côté, la Commission européenne a publié en mars 2020 des orientations concernant le filtrage de l’IDE.

Trop souvent dans le droit international de l’investissement, l’économique a l’avantage sur toute autre valeur, et restreint indûment la marge de manœuvre dont l’État dispose pour agir dans l’intérêt public, particulièrement en matière de protection de la santé publique, les investisseurs se fondant des instruments juridiques dont nous avons dans un article récent, il s’agit des clauses de stabilisation, d’intangibilité et des clauses de l’expropriation indirecte etc.

Selon la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED), au total, au moins 33 affaires [2] connues de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) directement liées à la santé publique ont été engagées contre des pays développés et en développement. Ces affaires couvrent une variété de questions et leur lien avec la santé publique peut découler de l’investissement lui-même, de l’action réglementaire prise par le défendeur (Etats) ainsi que des arguments soulevés par les deux parties. Les investisseurs se sont le plus souvent appuyés sur les normes d’expropriation directe ou indirecte et le traitement juste et équitable.
Cet état de fait est illustré par un patchwork des affaires arbitrales, certaines ont énormément créé de frustration dans l’opinion publique internationale, un cas mérite une attention particulière. Il s’agit de l’affaire Ethyl Corporation C. Canada.

Ethyl Corporation [3], le 14 avril 1997, elle a soumis une notification d’arbitrage alléguant que le Canada aurait contrevenu aux dispositions prévues au chapitre 11 avec l’introduction d’une loi interdisant l’importation et le commerce interprovincial du MMT, dont les dommages réclamés est d’ordre de 201 millions de dollars américains.
En l’espèce, le 25 avril 1997, le Parlement du Canada a adopté la Loi sur les additifs à base de manganèse (la « Loi ») qui est entrée en vigueur le 24 juin 1997 qui interdit l’importation et le commerce interprovincial de l’additif MMT [4] à des fins commerciales. Cette loi est une réponse aux préoccupations sanitaires liées aux émissions des véhicules et d’autres considérations comprenaient les effets toxiques potentiels du manganèse en suspension présent dans les gaz d’échappement des automobiles.
Cet arbitrage a été régi selon le règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Le Canada a contesté la compétence du Tribunal au motif que la demande a été déposée moins de six mois après l’entrée en vigueur de la Loi et que le consentement et les renonciations exigés par l’article 1121 de l’ALÉNA [5] n’ont été déposés qu’après la soumission de la notification d’arbitrage. Le Tribunal ayant rejeté les objections du Canada, toutefois en soulignant que la demanderesse aurait pu éviter ces problèmes en envoyant sa notification d’intention après la sanction royale, et en attendant six mois avant de déposer sa notification d’arbitrage avec les consentements. Le Tribunal a par conséquent décidé que la demanderesse devait assumer les coûts de la procédure sur la juridiction concernant ces questions. Par la suite, le Canada et Ethyl ont réglé tous les points en litige, y compris la plainte au titre du Chapitre 11 de l’ALENA, tout en abrogeant les dispositions législatives contestées. Or, les résultats des travaux récents du professeur Zayed et de ses collaborateurs confirment que la question de l’impact potentiel du MMT sur la santé publique et l’environnement ne peut pas être écartée. En 1998, l’affaire S.D. Myers Inc. c. le Gouvernement du Canada s’inscrit également dans cette problématique.

Tout de même, un certain nombre de cas [6] concernent des investissements dans des infrastructures publiques essentielles à la santé de la population locale, telles que l’approvisionnement et le traitement de l’eau. L’affaire Biwater c. Tanzanie [7] sur le fondement du Traité bilatéral d’investissement (TBI) République-Unie de Tanzanie - Royaume-Uni (1994), le cas d’espèce concernait un investissement dans un projet d’infrastructure d’approvisionnement en eau et d’assainissement. Le gouvernement tanzanien a fait valoir que son ingérence dans l’investissement, la saisie d’actifs et la reprise de l’entreprise était nécessaire pour protéger la santé et le bien-être publics. Selon l’État, la prise de contrôle de l’investissement était nécessaire pour assurer la fourniture de services d’eau et d’assainissement d’une importance vitale. Dans une sentence rendue en 2008, le tribunal a décidé en faveur d’aucune des parties (responsabilité constatée mais pas de dommages et intérêts accordés). D’autres cas concernent des investissements dans des services liés à la santé publique. Par exemple, le litige dans Achmea c. Slovaquie [8] concernait un investissement dans l’assurance maladie. L’investisseur a allégué des violations du traité en réponse à des mesures réglementaires concernant ce secteur des services. En sus, la commercialisation des médicaments était en jeu Dans l’affaire Servier c. Pologne. Dans l’affaire Eli Lilly c. Canada [9] , l’investisseur a soulevé des réclamations en réponse à l’invalidation de certains brevets de produits pharmaceutiques.

Généralement, ces affaires concernent des mesures réglementaires visant à protéger les individus contre des atteintes imminentes et futures à leur santé. Par exemple, les fameuses affaires Philip Morris c. Uruguay et Philip Morris c. Australie impliquaient une contestation par un investisseur de mesures visant à réduire la prévalence du tabagisme.
Il est remarqué que les TBI de l’ancienne génération [10] ne font pas explicitement de place à des mesures réglementaires dans l’intérêt public, y compris pour la protection de la santé publique. Une réforme globale des AII de l’ancienne génération est donc nécessaire pour sauvegarder le droit de réglementer dans tous les domaines de la politique publique. Par exemple, plus de 92 % des traités conclus depuis 2018 contiennent au moins une référence explicite à la santé dans le dispositif du traité. Les aspects liés à la santé sont couverts dans ces AII principalement dans les dispositions relatives à l’expropriation ; exceptions générales ; le préambule ; droit de réglementer les clauses ; et ne pas abaisser les clauses des normes.
Les dispositions relatives à l’expropriation indirecte dans les TBI récents précisent souvent directement que les mesures d’application générale adoptées dans le cadre de la poursuite de la santé publique ne constituent pas des prélèvements réglementaires. Les clauses de responsabilité sociale des entreprises se référant à la santé imposent généralement une obligation de « meilleur effort » aux investisseurs de s’abstenir de rechercher ou d’accepter des exceptions spéciales au cadre réglementaire de l’État d’accueil relatif à la santé.
Certains Accords d’investissements contiennent déjà des dispositions RSE avec des procédés différents quant au caractère contraignant de celles-ci, on peut citer entre autre le modèle Brésilien, les Accords de coopération et de facilitation de l’investissement (ACFI), le Protocole de facilitation des investissements intra-MERCOSUR de 2017, le code panafricain des investissements et ceux de certains Etats africains, le modèle de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) ; certains traités Indiens et Australiens, le TBI Argentine-Qatar de 2016, TBI Maroc-Nigeria de 2016, depuis l’affaire Ethyl Corporation c. le Gouvernement du Canada, ce pays a élaboré plusieurs modèles de TBI dont le dernier en date mai 2021, dans son article 3 portant sur le droit de règlementer, dispose ainsi : « Les Parties réaffirment le droit de chaque Partie de réglementer sur son territoire en vue de réaliser des objectifs légitimes en matière de politique, tels que la protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique ; la protection sociale ou des consommateurs ; ou la promotion et la protection de la santé, de la sécurité, des droits des peuples autochtones, de l’égalité des sexes et de la diversité culturelle ».
Cette disposition-type se trouve dans la quasi-totalité des nouveaux TBI, va-t-on assister à un établissement de l’équilibre de droit et devoirs des parties prenantes pour la contribution aux objectifs du développement durable ? Notamment, la question de la santé publique sera désormais prise en compte dans l’interprétation de tribunaux arbitraux ?

Issiaka Guindo, Juriste International investment law, Stagiaire au Cabinet Act05.

[1Voir le Rapport de la CNUCED de 2020 : “At least 18 countries – Australia, Austria, Canada, Czechia, France, Germany, Hungary, India, Italy, Japan, Malta, New Zealand, Poland, the Russian Federation, Slovakia, Slovenia, Spain, and the United Kingdom – as well as the EU have in place some type of investment screening mechanism that allows them to block foreign acquisitions specifically in the health and life science sectors” : https://unctad.org/system/files/official-document/WIR2021_ch03_en.pdf .

[2Résultat de la procédure. Les résultats des cas liés à la santé ne diffèrent pas significativement de ceux des cas non liés à la santé. Les autorités nationales ont obtenu gain de cause, soit sur le plan de la compétence, soit sur le fond, dans 18 cas sur 33 (55 pour cent). Les investisseurs ont réussi dans 13 cas (39 pour cent). Dans deux cas, la responsabilité a été reconnue mais aucun dédommagement n’a été accordé (figure 4). Dans les cas qui ont été tranchés en faveur de l’investisseur (13 cas sur 33), les tribunaux ont accordé des indemnisations d’une valeur moyenne de 108 millions USD.

[3Ethyl Corporation ou Ethyl Corp ou Ethyl Gasoline Corporation est une société industrielle américaine d’additifs pour carburants.

[4Méthylcyclopentadiényle tricarbonyle de manganèse.

[5Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Mexique, 17 décembre 1992.

[6Cnuced : International Investment Policies and Public Health, Voir le PDF https://unctad.org/system/files/official-document/diaepcbinf2021d5_en.pdf

[7Biwater Gauff (Tanzania) Limited c. République-Unie de Tanzanie(Affaire CIRDI n° ARB/05/22

[8Achmea BV c. La République slovaque (II) (Affaire PCA n° 2013-12)

[9Eli Lilly and Company c. Canada(Affaire CIRDI n° UNCT/14/2)

[10Selon la CNUCED, Plus de 3000 AII signés, plus de 90% de ceux-ci ont été signés entre 1959 et 2011.