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Gels des avoirs iraniens et droits des créanciers : confusion entre indisponibilité et insaisissabilité.
Parution : jeudi 23 septembre 2021
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CJUE, n°C-340/20, Bank Sepah / Overseas Financial Limited, Oaktree Finance Limited.

La publication des conclusions de l’avocat général de la CJUE dans cette affaire est l’occasion de réagir face au risque de voir gravement entachés les droits des créanciers de personnes ou entités dont les avoirs ont été gelés en application des règlements européens relatifs à l’Iran.

Alors que la question préjudicielle de la Cour de cassation française était fondée sur une probabilité et une confusion, l’avocat général ne saisit pas l’opportunité qui lui est offerte de rectifier l’erreur. Afin de préserver le droit à l’exécution des décisions de justice de ces créanciers, dont le droit de gage est déjà considérablement réduit en raison de ces sanctions, il est indispensable que l’arrêt à intervenir rétablisse la distinction entre indisponibilité et insaisissabilité des avoirs gelés et, par voie de conséquence, les rôles du juge de l’exécution et de l’autorité nationale compétente, respectivement en charge des autorisations de saisie et de dégel. Telle est la position de la Commission européenne qui estime qu’une autorisation préalable de l’autorité nationale compétente n’est pas requise pour pouvoir diligenter des mesures conservatoires sur des avoirs gelés.

Au début des années 2000, la République islamique d’Iran a été suspectée de violer le Traité de non-prolifération des armes nucléaires [1] dont elle est signataire. A la suite de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies [2], l’Union européenne a adopté plusieurs règlements [3] consacrant le gel des fonds et des ressources économiques (ci-après, « les avoirs ») des personnes et entités susceptibles de contribuer à de telles activités [4].

Un litige incluant une société soumise aux sanctions iraniennes, la société Bank Sepah [5] (ci-après, « la banque Sepah »), a donné l’occasion à la Cour de cassation de se pencher sur l’application de ces règlements. En l’espèce, les sociétés Overseas Financial Ltd et Oaktree Finance Ltd (ci-après, « les sociétés Overseas et Oaktree »), victimes d’agissements frauduleux de la banque Sepah [6], avaient attendu la levée des mesures de gel par la communauté internationale pour pratiquer des saisies à l’encontre de leur débiteur.

La Cour d’appel de Paris [7] avait considéré que rien n’empêchait les créancières d’engager plus tôt des mesures d’exécution, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, pour interrompre la prescription des intérêts. Ces dernières avaient formé un pourvoi soulevant la question de savoir si des mesures conservatoires ou d’exécution forcée pouvaient être diligentées sur des avoirs gelés en application des règlements relatifs à l’Iran.

Par un arrêt du 10 juillet 2020 [8], l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a considéré « comme probable que des mesures qui ont pour effet de faire sortir des biens du patrimoine du débiteur ne peuvent être mises en œuvre sur des avoirs gelés qu’avec l’autorisation préalable de l’autorité nationale compétente » (ci-après « l’ANC ») pour poursuivre qu’en revanche, « la question se pose de savoir si des mesures qui n’ont pas un tel effet attributif peuvent être diligentées sans autorisation préalable sur des avoirs gelés » [9]. Après avoir constaté qu’une telle question était inédite, la Cour de cassation a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, « la CJUE ») de questions préjudicielles d’interprétation du règlement (CE) N° 423/2007 et des règlements qui l’ont remplacé. A cet égard, l’avocat général a présenté ses propositions de réponse le 17 juin 2021.

En substance, l’avocat général invite à répondre par l’affirmative à la première question de savoir si ces règlements doivent « être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que soit diligentée sur des avoirs gelés, sans autorisation préalable de l’autorité nationale compétente, une mesure dépourvue d’effet attributif, telle une sûreté judiciaire ou une saisie conservatoire, prévues par le Code des procédures civiles d’exécution français » [10].

Au surplus, il propose de considérer en réponse à la deuxième question posée que « la circonstance que la cause de la créance à recouvrer sur la personne ou l’entité dont les avoirs sont gelés soit étrangère au programme nucléaire et balistique iranien et antérieure à la résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006 du Conseil de sécurité des Nations unies n’est pas pertinente aux fins de répondre à la première question » [11].

Si ces propositions venaient à être confirmées par la CJUE, celles-ci seraient très préjudiciables aux créanciers des entités visées par ces sanctions, en ce qu’elles soumettraient la procédure de saisie à une décision administrative préalable (du Trésor ou des tribunaux administratifs, ces derniers rendant leurs décisions publiquement), au mépris du principe de séparation des pouvoirs, de l’efficacité de telles mesures et de la nécessité de respecter des délais raisonnables. Et ce alors qu’aucune disposition du règlement précité ne prévoit que les avoirs gelés seraient insaisissables.

Ainsi, confronté à une question préjudicielle partant d’un postulat erroné, l’avocat général de la CJUE présente une interprétation du règlement particulièrement dangereuse pour les créanciers des personnes et entités visées par les sanctions (I).

Dès lors, il est indispensable que la Cour de Luxembourg clarifie les rôles respectifs affectés au juge de l’exécution et à l’ANC en matière de gel des avoirs iraniens, dans l’intérêt des créanciers (II).

I. Les dangers d’une lecture littérale en réponse à une question préjudicielle partant d’un postulat erroné.

La position suggérée par l’avocat général pour répondre à la Cour de cassation est particulièrement spécieuse (1) et manifeste une confusion entre les notions d’indisponibilité et d’insaisissabilité des avoirs gelés (2).

1. En amont une question erronée, en aval une lecture proposée des règlements particulièrement spécieuse.

En l’espèce, la Cour de Luxembourg se trouve saisie d’une étonnante question de la Cour de cassation en interprétation des règlements relatifs au gel des avoirs iraniens.

En effet, en amont, cette dernière avait estimé «  probable » (sic) que des mesures qui ont pour effet de faire sortir des biens du patrimoine du débiteur ne peuvent être mises en œuvre sur des avoirs gelés qu’avec l’autorisation préalable de l’autorité nationale compétente et uniquement dans les hypothèses visées [dans les règlements en cause] » [12].

Au contraire, les juges du fond avaient estimé, à juste titre, que « rien n’interdisait aux intimées, contrairement à ce qu’elles soutiennent, d’engager des mesures d’exécution, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, sur un actif ou une créance indisponible, cette indisponibilité n’ayant alors que suspendu l’effet attributif d’une éventuelle saisie-attribution » [13]. En d’autres termes, la saisie-attribution, bien qu’elle fasse effectivement sortir les biens saisis du patrimoine du débiteur, demeurait possible, la remise effective des fonds par la banque n’intervenant qu’une fois l’indisponibilité levée par l’ANC.

Or, c’est le présupposé erroné de la Cour de cassation qui a conduit au libellé de la question préjudicielle de l’espèce, étonnamment circonscrite au seul régime des mesures dépourvues d’effet attributif, là où il n’y avait aucune raison de postuler que la question ne se posait pas s’agissant des mesures définitives. Au contraire, les mesures de saisie, qu’elles soient conservatoires ou définitives, ayant pour objectif de préserver les droits des créanciers des entités visées par les sanctions pour les premières, et d’exécuter le droit de gage des créanciers pour les secondes, doivent pouvoir être diligentées même en cas de gel des avoirs au titre des règlements examinés.

Or, l’avocat général de la CJUE, certainement induit en erreur par la formulation de la demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation, se fourvoie en proposant une lecture des règlements relatifs au gel des avoirs iraniens qui contrevient tant à la pratique qu’aux objectifs des sanctions.

En effet, l’objet des mesures de gel est de proscrire sans autorisation préalable « tout mouvement, transfert, modification, utilisation ou manipulation de fonds, ou accès à ceux-ci, qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l’utilisation » [14]. S’il est exact que les notions de gel des fonds et des ressources économiques sont « définies d’une façon particulièrement large, de manière à figer au maximum les avoirs des personnes listées (…) », ces notions doivent être examinées à l’aune des objectifs des mesures de sanctions qui visent à prévenir toute utilisation des fonds par les entités et personnes visées par ces mesures, mais qui ne sauraient inclure à ces prescriptions les tiers de bonne foi, comme les créanciers de ces entités, qui ne sont pas eux-mêmes visés par ces mesures. Il est à souligner qu’une telle interprétation large n’avait concerné jusqu’alors que la mise à disposition des fonds aux personnes visées par les mesures de gel ou bien la mise en œuvre des dérogations au régime [15].

Ainsi, la position consistant à inclure les mesures de saisie dans le champ d’application des notions de gel des avoirs méconnaît l’objectif des règlements qui n’est pas d’interdire aux créanciers de recouvrer leurs créances. En outre, cette lecture conduit au résultat spécieux que des mesures de saisies, strictement encadrées par le Code des procédures civiles d’exécution, seraient soumises à une nouvelle condition de fond : une décision administrative préalable de l’autorité nationale compétente.

En définitive, la position proposée confond les notions d’indisponibilité et d’insaisissabilité des avoirs gelés, la seconde n’ayant nullement vocation à intégrer la première.

2. La confusion entre insaisissabilité et indisponibilité des avoirs gelés.

C’est donc en suggérant une appréhension particulièrement extensive de la définition du gel des fonds que la Cour de cassation en était venue à s’interroger sur la portée des termes de « destination des fonds » et d’« utilisation des fonds » au regard des mesures de saisie. Une saisie conservatoire aurait-t-elle pour conséquence une modification de la destination des fonds ou bien ne changerait-elle pas l’utilisation des fonds ?

Or, envisager que l’affectation spéciale des créances et le droit de préférence sur celles-ci générés par la saisie pourraient constituer une modification de la « destination  » des fonds ou qu’ils seraient de nature à inciter un opérateur à contracter avec l’entité dont les avoirs sont gelés, ce qui équivaudrait à leur « utilisation » par cette dernière, revient à confondre indisponibilité et insaisissabilité.

Ainsi que le rapporteur près la Cour de cassation, l’avait indiqué, « il ne saurait être contesté que le gel de leurs avoirs empêche les personnes ou entités concernées d’en disposer, les place notamment dans l’impossibilité de les céder. Il y a donc bien indisponibilité de ces avoirs » [16]. Le règlement (UE) N° 267/2012 instaure donc une indisponibilité des fonds gelés et non une insaisissabilité qui sont deux notions bien distinctes.

Concernant l’indisponibilité, elle constitue un obstacle à la libre disposition du bien [17] mais des biens indisponibles restent saisissables. A cet égard, la Cour de cassation confirme qu’une saisie-attribution peut porter sur une créance indisponible [18]. Des parallèles pourraient être établis avec des arrêts autorisant l’exercice de mesures conservatoires sur des biens objets d’une déclaration d’insaisissabilité [19]. La jurisprudence confirme ainsi que des mesures conservatoires sont susceptibles d’être diligentées sur des avoirs gelés. De même, J.D. Pellier [20] explique qu’« il est possible de considérer, à l’instar de la Cour d’appel de Paris, que le gel des avoirs bancaires ne paraît pas être un obstacle dirimant à une mesure conservatoire » [21]. Dernier exemple, l’indisponibilité des fonds en raison d’une saisie pénale, prévue notamment par l’article 706-145 du Code de procédure pénale. Par exception à cet article, une procédure civile d’exécution peut être diligentée sur lesdits biens, malgré la saisie pénale rendant indisponibles ces biens, sur autorisation du juge d’instruction (cf. article 706-146 du Code de procédure pénale) [22].

Concernant l’insaisissabilité, elle « s’entend d’un bien qui, pour diverses raisons, est soustrait aux poursuites par la loi, mais qui demeure aliénable par son propriétaire. Le bien est mis hors d’atteinte des créanciers sans perdre pour autant son utilité pour le propriétaire » [23].

L’article L112-2 du Code des procédures civiles d’exécution (ci-après, « CPCE ») énonce une liste restrictive des biens qui ne peuvent être saisis. Leur insaisissabilité doit être expressément prévue par la loi.

Or, l’Assemblée plénière n’avait pas manqué de constater que les règlements ici examinés « ne comportent aucune disposition interdisant expressément à un créancier de diligenter une mesure conservatoire ou d’exécution forcée sur les biens gelés de son débiteur » [24]. Par analogie, les articles L562-1 à L562-15 du Code monétaire et financier instaurent un régime national de gel des avoirs et le terme « insaisissabilité » n’y est pas non plus employé. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque le gel des avoirs les rend indisponibles mais non pas insaisissables.

Si l’Union européenne avait entendu prescrire l’insaisissabilité des fonds, celle-ci serait expressément prévue par les textes, comme il en est par exemple du règlement sur l’Irak [25] qui comporte une lex specialis consacrant l’insaisissabilité des fonds gelés en son article 10, en vigueur jusqu’au 30 juin 2011.

Dès lors, des auteurs et la jurisprudence récente [26] concluent que cette date correspond à la fin de l’immunité des fonds qui redeviennent donc saisissables.

En effet, un règlement doit s’interpréter au regard du contexte, des objectifs poursuivis et de de sa genèse, de manière à préserver son effet utile. Or, si l’objet des règlements susvisés est identique - geler des avoirs - les objectifs poursuivis par chacun sont très différents.

Ainsi, dans le règlement concernant l’Irak, une insaisissabilité était prévue car les biens appartenaient à cet Etat dont ils avaient été détournés et auquel ils devaient revenir. Dans le cas du règlement iranien, les fonds appartiennent à des personnes ou entités comme la banque Sepah pour lesquelles il n’est pas question d’immunité d’Etat. C’est pourquoi seule l’indisponibilité est prévue, ayant pour but de limiter le droit de disposer des avoirs susceptibles de financer des programmes nucléaires.

Il est désormais indispensable que la Cour de Luxembourg se prononce de manière à préserver les droits des créanciers des entités et personnes visées par les sanctions.

II. L’impérieuse nécessité de préserver les rôles respectifs du juge et du Trésor, dans l’intérêt des créanciers.

En définitive, la question préjudicielle bien qu’elle ait été mal posée, n’aura d’intérêt que si elle permet à la CJUE de clarifier les rôles respectifs affectés à l’autorité judiciaire (pour la France, le juge de l’exécution) et à l’autorité nationale compétente au sens du Règlement précité - en France, la direction générale du Trésor du ministère de l’Economie et des Finances, relevant du pouvoir exécutif. Or, cette dernière n’a pas vocation à intervenir en amont des saisies (1) mais uniquement afin de lever l’indisponibilité des avoirs iraniens gelés, après s’être assuré qu’ils ne sont pas destinés à une utilisation contraire aux objectifs des sanctions (2).

1. La procédure de dégel ne doit pas faire obstacle à la préservation des droits des créanciers conformément au CPCE.

L’indisponibilité qu’emporte le gel des avoirs révèle toute l’essence du pouvoir de l’administration sur l’autorisation d’utilisation des fonds gelés, à l’exclusion toutefois de la question de leur saisissabilité. En juger autrement nuirait à tout principe de séparation des pouvoirs et reviendrait à créer une nouvelle condition de la saisie ne figurant pas dans le CPCE.

Cela introduirait en effet une sorte de « droit de véto » du Trésor, qui ne devrait justifier d’un refus d’autoriser le déblocage des fonds que devant le tribunal administratif. Inversement, l’autorisation de dégel constituerait une forme de préjugement susceptible de gravement nuire aux créanciers en rendant la voie judiciaire inopérante. En effet, les décisions administratives rendues sont publiques contrairement aux décisions judiciaires obtenues en pratique à l’issue d’une procédure non contradictoire. S’il était requis de demander préalablement une autorisation de dégel, la partie dont on entend demander la saisie des biens serait mise au fait de la décision d’autorisation de dégel avant toute procédure judiciaire d’exécution. En l’absence de tout effet de surprise, elle pourrait essayer de soustraire les fonds concernés de son patrimoine, devenant de facto insaisissables. Ce risque est d’autant plus vrai que le temps de la décision administrative peut être long en cas d’éventuel recours administratif. En pratique, cette situation deviendrait, pour le moins kafkaïenne : l’autorisation de la mesure de saisie pourrait prendre plusieurs années avant même la mise en œuvre la procédure civile d’exécution et entraînerait dans son sillage un risque de dissipation des fonds, rendant alors extrêmement difficile toute voie d’exécution sur ces biens.

Par ailleurs, se poserait également la question de l’embouteillage des entités administratives et judiciaires. Actuellement, la voie judiciaire réalise déjà un premier tri. En effet, si la décision judiciaire est négative, les parties n’ont pas besoin de demander une autorisation de dégel au Trésor et n’encombrent donc pas les autorités administratives.

Enfin, cela entraînerait une confusion des pouvoirs exécutif et judiciaire. En effet, si l’autorisation de dégel devait être préalable à toute décision judiciaire, cela reviendrait à imposer une condition d’ordre administratif avant toute procédure judiciaire sur le fond et donc le pouvoir exécutif aurait préséance sur le pouvoir judiciaire. Cela ajouterait une condition à la validité d’une saisie non prévue par les textes et soumise à une décision de l’exécutif. Une telle interprétation, qui serait tout à fait contraire au CPCE, nécessiterait des modifications législatives, lesquelles risqueraient très certainement d’être invalidées par le Conseil constitutionnel.

2. Le rôle de contrôle de la destination des fonds par l’autorité nationale compétente.

Le gel des avoirs ne doit pas faire obstacle aux droits des créanciers mais uniquement à des utilisations des fonds contraires aux motifs pour lesquels ils ont été gelés.

Ce pourquoi le rôle de l’ANC n’est pas d’autoriser préalablement la saisie mais de contrôler la destination des fonds en empêchant qu‘ils soient utilisés dans le cadre de l’un des objectifs combattus par les sanctions. Or, un tel contrôle s’opèrera utilement en aval de la décision du juge de l’exécution ayant autorisé les mesures d’exécution.

La Commission européenne va dans ce sens quand elle estime qu’une autorisation préalable de l’autorité compétente n’est pas requise pour pouvoir diligenter sur des fonds gelés des mesures conservatoires telles que celles visées en l’espèce [27].

En définitive, l’interprétation proposée des règlements relatifs aux avoirs iraniens ferait le jeu des débiteurs. En outre, une position selon laquelle une saisie conservatoire ne serait pas possible sans l’autorisation préalable de l’ANC irait à l’encontre de l’article 40 du règlement (UE) n°1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, aux termes duquel « Une décision exécutoire emporte de plein droit l’autorisation de procéder aux mesures conservatoires prévues par la loi de l’État membre requis ».

A ce propos, la Cour de cassation avait elle-même souligné qu’au cas présent d’une créance étrangère au programme nucléaire, il n’existait aucun risque de détournement des textes. D’où la seconde question préjudicielle posée à la CJUE de savoir si les spécificités de l’espèce devraient être prises en compte. Dès lors, on ne comprend pas plus que l’avocat général estime que

« la circonstance que la cause de la créance à recouvrer sur la personne ou l’entité dont les avoirs sont gelés soit étrangère au programme nucléaire et balistique iranien et antérieure à la résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006 du Conseil de sécurité des Nations unies n’est pas pertinente aux fins de répondre à la première question ».

De fait, si les fonds sont utilisés pour recouvrer des créances fondées sur une cause tout à fait étrangère au programme nucléaire iranien comme il en est ici de celles des sociétés Overseas et Oaktree, leur dégel ne contrevient pas aux objectifs des sanctions. C’est d’ailleurs cette circonstance que l’autorité compétente prendra en compte pour autoriser le dégel des fonds.

En conclusion, une juste interprétation des règlements relatifs aux sanctions iraniennes doit conduire la CJCE à considérer qu’ils ne s’opposent nullement à ce que des mesures de saisie soient pratiquées sur des avoirs gelés sans l’autorisation préalable de l’autorité nationale compétente. Une réponse différente de la CJUE nuirait considérablement aux objectifs énoncés par les règlements relatifs aux sanctions iraniennes et surtout au droit à l’exécution des décisions de justice des créanciers des entités et personnes visées par les sanctions, droit protégé et garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Stéphane Bonifassi, Pauline Hoerner, Marie Poirot, Avocats au barreau de Paris. Claire Lauras, Juriste.

[2Résolution N° 1737 (2006) du 23 décembre 2006 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

[3Règlement (CE) N° 423/2007 du Conseil du 19 avril 2007 (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32007R0423&from=FR), abrogé par le règlement (UE) N° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010 (https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2010:281:0001:0077:FR:PDF), lui-même abrogé par le règlement (UE) N° 267/2012 du Conseil du 23 mars 2012 (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32012R0267&from=FR)

[4Le gel des fonds est défini à l’article 1er du règlement (UE) N° 267/2012 comme « toute action visant à empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation ou manipulation de fonds, ou accès à ceux-ci, qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l’utilisation, notamment la gestion de portefeuilles ».

[5La Banque Sepah est identifiée par le Conseil de sécurité des Nations Unies comme étant l’une des « entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques » dans sa résolution N° 1747 (2007), Annexe I, Partie A, paragraphe 8. La liste des entités soumises au gel est intégralement reprise dans le règlement (UE) N° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010, tous les avoirs détenus par la banque Sepah sur le territoire de l’Union européenne ont été gelés.

[6CA Paris, arrêt du 26 avril 2007, devenu irrévocable, ayant condamné la banque Sepah, ainsi que diverses personnes physiques, à payer à la société Overseas la contrevaleur en euros de la somme de 2 500 000 USD, et à la société Oaktree, la contrevaleur en euros de la somme de 1 500 000 USD, le tout avec intérêts au taux légal à compter de cet arrêt.

[7CA Paris, arrêt du 8 mars 2018.

[8C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814.

[9Points 22 et 23 de l’arrêt C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814.

[10C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814 et point 76 1) des conclusions de l’avocat général.

[11C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814 et point 76 2) des conclusions de l’avocat général.

[12C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814 (Point 22).

[13CA Paris, arrêt du 8 mars 2018 précité.

[14Article 1er du règlement (UE) N° 267/2012 précité.

[15Ainsi, le rapporteur de l’arrêt de l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, Philippe Mollard, avait souligné que « de façon générale, les juridictions de l’Union (…) ont donc eu peu l’occasion de se pencher sur la portée des mesures instaurées par les règlements mettant en place des régimes de gel des avoirs. Au surplus, les seuls arrêts l’ayant fait ont trait soit à la mise à disposition de fonds et de ressources économiques aux personnes et entités visées - et non au gel des fonds et ressources économiques déjà détenus par ces personnes et entités (…) soit aux dérogations à ces régimes » Rapport N° B1818542 - G1821814 de Philippe Mollard.

[16Rapport N° B1818542 - G1821814 de Philippe Mollard.

[17CPCE, art. L. 211-1 s.

[18C. Cass. 2e civ., 14 oct. 1999, n° 97-19.502 et n° 97-20.001 ; C. Cass. 2e civ., 20 nov. 2003, n° 01-16.852 ; C. Cass. 2e civ., 28 févr. 2006, n° 04-16.396.

[19C. Cass. com., 11 juin 2014, n° 13-13.643, Bull. civ. IV, nº 106.

[20J.-D. Pellier, Le gel des avoirs bancaires ne constitue pas un cas de force majeure, Dalloz actualité, 20 juillet 2020.

[21Une saisie conservatoire ou une sûreté judiciaire conformément à l’article L511-1, al. 2 CPCP.

[22Article 706-145 du Code de procédure pénale : « à compter de la date à laquelle elle devient opposable et jusqu’à sa mainlevée ou la confiscation du bien saisi, la saisie pénale suspend ou interdit toute procédure civile d’exécution sur le bien objet de la saisie pénale ». Article 706-146 du Code de procédure pénale : « Si le maintien de la saisie du bien en la forme n’est pas nécessaire, un créancier muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut être autorisé, dans les conditions prévues à l’article 706-144, à engager ou reprendre une procédure civile d’exécution sur le bien, conformément aux règles applicables à ces procédures (…) ».

[23R. Perrot et Ph. Théry, Procédures civiles d’exécution : Dalloz 2013, 3e éd., n° 216, p. 217.

[24Point 18 de l’arrêt C. Cass. Ass. Plén., 10 juillet 2020, 18-18.542 ; 18-21.814.

[26CA Versailles, 25 mars 2021, n° 20/01076.

[27Citée dans l’analyse juridique de l’avocat général, conclusions présentées le 17 juin 2021, C 340/20.