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Télétravailleurs en Espagne : quelles obligations pour les employeurs français ? Par Christopher Jacquet-Cortès, Avocat.
Parution : samedi 16 octobre 2021
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Alors que les télétravailleurs affluent massivement en Espagne, leurs employeurs français doivent faire face à de nouvelles obligations envers l’administration espagnole dont il n’est pas toujours simple d’appréhender la portée.

Cet article entend modestement apporter quelques éclaircissements sur ces obligations.

La crise sanitaire a donné un coup d’accélérateur à la flexibilisation du travail entrainant ainsi, pour le meilleur et pour le pire, un exode important de télétravailleurs des grandes villes vers les campagnes mais également vers l’Etranger.

L’Espagne n’y fait pas exception et, à titre d’exemple, le nombre de français à Barcelone depuis l’été 2021 a tout simplement décuplé. Les estimations ne pointent vers ni plus ni moins qu’une augmentation de 50% de la population française dans la capitale catalane entre 2017 et fin 2021.

Si ce départ outre-Pyrénées fait l’objet, la plupart du temps, du consentement de l’employeur, ce dernier comme les salariés ne sont pas toujours au fait des obligations nouvelles que génère cette situation.

Outre la problématique de la loi applicable (I), disposer d’un salarié en télétravail en Espagne entraine des conséquences sur le plan fiscal (II) et au regard de la sécurité sociale (III).

Les observations développées ci-dessous sont donc applicables à la situation du télétravailleur installé en Espagne et employé par une société française sans établissement stable en Espagne.

I. La loi applicable au contrat de travail.

Quelle est la loi applicable ?

La première difficulté qui se pose dans le cas présenté est celle de la loi applicable au contrat de travail.

Par défaut, et en l’absence de choix dans le contrat, le Règlement européen dit Rome I prévoit l’application de « la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail » [1].

Dans notre cas d’étude, c’est donc bien la loi espagnole qui a vocation à s’appliquer par défaut dès lors que le télétravailleur réside et travaille habituellement en Espagne.

Peut-on tout de même choisir la loi applicable ?

Les parties pourraient donc avoir intérêt à intégrer dans leur contrat de travail une clause de choix de loi en faveur du droit français comme le permet de le Règlement
 [2].

Le choix de la loi française comporte un avantage majeur pour l’employeur : celui de ne pas composer avec plusieurs droits dans la gestion de ses ressources humaines.

Cette solution de confort n’est toutefois pas exempte de défauts.

En effet, il faut, d’abord, être parfaitement au fait des garde-fous posés par le règlement Rome I.

Si les parties peuvent choisir d’appliquer la loi française, cette dernière laissera place à la loi espagnole dès lors que ses dispositions sont plus protectrices du travailleur.

A l’heure où ces lignes sont rédigées, nous n’avons pas connaissance d’une jurisprudence qui identifierait une disposition de droit espagnol comme plus protectrices que le droit français.

L’on pourra cependant trouver une maigre consolation dans le fait que le droit français est identifié comme l’un des plus protecteurs en la matière. Mais cette notoriété ne suffira malheureusement pas à assurer une prévisibilité juridique à toute épreuve.

Ensuite, en cas de litige, si c’est le juge espagnol qui est saisi, comme le permet le règlement Bruxelles I bis [3], il faudra composer avec la possibilité pour ce dernier d’appliquer des dispositions de l’ordre public international espagnol voire des lois de police, sans compter l’inconfort naturel pour ce juge d’avoir à appliquer une loi qui n’est pas la sienne.

Conséquences pratiques.

En définitive, la rédaction d’une clause de choix de loi en faveur du droit français va dépendre de chaque situation et de la manière dont l’employeur entend gérer ses ressources humaines.

En présence d’un cas isolé de télétravailleur en Espagne, le choix de la loi française pourra certainement rassurer l’employeur et faciliter sa gestion RH (application des mêmes règles que pour ses salariés en France). Mais il faudra garder en tête les insécurités décrites ci-dessus.

A l’inverse, si l’employeur doit gérer plusieurs télétravailleurs en Espagne ou si le salarié en télétravail est un « cadre d’importance », il pourrait avoir intérêt à s’interroger sur l’installation d’un établissement stable en Espagne (filiale, succursale ou simplement un bureau de représentation).

Cette solution lui permettra de se défaire d’une insécurité juridique inhérente à ce type de situations internationales et de « normaliser » la relation de travail en la plaçant dans un contexte mieux appréhendé par le droit espagnol.

Dans tous les cas, le contrat de travail devra être rédigée en considération des spécificités de cette situation internationale.

II. Quelle fiscalité ?

Où les salaires sont-ils imposés ?

Le changement de pays de résidence du télétravail ouvre inévitablement la question de la fiscalité applicable dont les règles de mise en œuvre ne sont pas toujours très intuitives.

Il sera tout de même possible de compter sur le secours de la Convention fiscale entre la France et l’Espagne [4].

Celle-ci répartit les compétences de chaque pays selon les situations pour l’imposition des divers types de revenus.

Dans le cas de notre télétravailleur, il faudra se reporter à l’article 15 de cette Convention :

« les salaires, traitements et autres rémunérations similaires qu’un résident d’un État contractant reçoit au titre d’un emploi salarié ne sont imposables que dans cet État, à moins que l’emploi ne soit exercé dans l’autre État contractant. Si l’emploi y est exercé, les rémunérations reçues à ce titre sont imposables dans cet autre État ».

Ainsi, dès lors que l’emploi est exercé en Espagne, les salaires versés au télétravailleur sont imposables en Espagne.

Quel impôt est applicable et qu’advient-il de la résidence fiscale du télétravailleur ?

S’ouvre ensuite la question de l’impôt auquel seront soumis les salaires versés (impôt des non-résidents ou impôt sur le revenu dit « IRPF »).

La solution se trouve alors dans la détermination de la résidence fiscale.

Pour faire simple, un ressortissant français sera considéré comme résident fiscal espagnol dès lors qu’il aura résidé de manière continue en Espagne pendant plus de 183 jours [5]. Toutefois, l’Espagne ne permet pas de fragmenter l’année fiscale si bien que la détermination de la résidence vaudra pour toute l’année concernée.

En pratique donc, dès lors que le télétravailleur s’installera sur le territoire espagnol après le 2 juillet de l’année N, il conservera sa résidence fiscale française jusqu’au 1er janvier de l’année N+1.

Pendant la période où la résidence fiscale reste française, l’impôt applicable sera l’Impôt sur le Revenu des Non-Résidents (IRNR) et l’employeur sera tenu de retenir 19% [6] de chaque salaire à pour les verser comme acomptes à l’administration fiscale espagnole.

Lorsque la résidence fiscale devient espagnole, l’employeur reste obligé de déclarer et de procéder à des retenues mais cette fois au titre de l’Impôt sur les Revenus des Personnes Physiques (IRPF). Le taux de rétention devra alors être calculé au regard du barème fiscal en vigueur et de l’estimation des salaires qui seront versés au cours de l’année.

Conséquences pratiques.

L’employeur sera contraint de demander un Numéro d’Identification Fiscal (NIF) auprès du Consulat le plus proche de son siège social. Si cette formalité peut paraître simple de prime abord, il ne faut pas négliger le délai d’obtention du rendez-vous et de traitement du dossier ni la préparation de la demande qui peut s’avérer lourde (notamment au vu des documents dont certains doivent être préalablement apostillés).

Une fois le NIF obtenu, l’employeur sera donc tenu de déclarer et procéder à des rétentions sur chaque salaire, selon l’impôt applicable, et qui seront reversées à l’administration fiscale espagnole.

La détermination du taux applicable, les déclarations et les versements correspondants doivent inévitablement être opérées avec le concours d’un professionnel (en principe un cabinet de « Graduados Sociales »).

III. Et la Sécurité Sociale ?

Ici, le cas du télétravailleur diffère de celui du salarié détaché ou expatrié ; ce dernier étant « rattaché » à une société locale, le simple contrat international échappe donc aux règles spécifiques en la matière.

De base, l’exercice d’un emploi en Espagne, pour une durée indéfinie, fera donc naître une obligation de cotisation à la sécurité sociale espagnole [7] pour laquelle il faudra solliciter l’obtention d’un « code compte de cotisation ».

Il faudra toutefois rapidement présenter une demande d’instruction à l’URSSAF qui se mettra en contact avec les organismes espagnols de sécurité sociale pour déterminer entre eux et sur la base des règles européennes applicables quel système prévaudra (en principe le système espagnol).

Un formulaire A1 sera ensuite émis pour attester du système compétent afin d’éviter que les cotisations ne soient versées dans les deux pays.

Ici encore, le recours à un professionnel apparaît indispensable.

IV. Conclusions.

Le télétravail d’un salarié en Espagne pour un employeur français peut donc avoir des conséquences non négligeables en termes de loi applicable, de fiscalité et de sécurité sociale.

En tout état de cause, elle génère des obligations nouvelles pour l’employeur qu’il lui faut pouvoir anticiper et assumer, ainsi que la nécessité pour ce dernier de recourir à des professionnels sur place pour satisfaire ses obligations fiscales et sociales.

Dans certains cas, les parties auront meilleur compte de se tourner vers une solution de portage salariale ou, lorsque la situation le permet, vers un système de contrat de prestation commerciale (qui ne peut toutefois en aucun cas se substituer à un contrat de travail).

Si le télétravail a vocation à s’appliquer à plusieurs salariés ou s’inscrire dans la durée, l’employeur pourra s’interroger sur l’ouverture d’une forme d’établissement stable et pourquoi pas saisir cette opportunité pour développer son activité en Espagne.

Peu important la situation, il est important d’anticiper ces conséquences avant la mise en place du télétravail à l’étranger avec le concours un professionnel du droit qui pourra également assister l’employeur dans la rédaction du contrat de travail.

Christopher Jacquet-Cortès Avocat à la Cour Inscrit aux Barreaux de Paris et Barcelone Brugueras, Alcántara & García-Bragado [->cjacquet@brugueras.com]

[1Article 8.2 du Règlement (CE) Nº 593/2008 du 17 juin 2008 (dit « Rome I »).

[2Article 8.1 du Règlement (CE) Nº 593/2008 du 17 juin 2008 (dit « Rome I »).

[3Article 20 du règlement (UE) Nº 1215/2012 du 12 décembre 2012 (dit « Bruxelles I bis »).

[4Convention entre la République Française et le Royaume d’Espagne en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion et la fraude fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (signée à Madrid le 10 octobre 1995).

[5Article 4 de la Convention fiscale de 1995 et article 9 de la loi sur les Revenus des Personnes Physiques (IRPF).

[6Taux applicable au moment de rédiger ces lignes.

[7Article 13 du Règlement (CE) no 883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et article 7.1 de la Ley general de Seguridad Social.

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