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Commercialisation de la fleur de CBD : la réglementation soumise au Conseil Constitutionnel. Par Aude Vidal et Julie Vasseur, Avocates.
Parution : lundi 25 octobre 2021
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Dans sa décision du 8 octobre 2021, le Conseil d’État accède à la demande de l’Association française des producteurs de cannabinoïdes (AFPC) de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité de la réglementation des stupéfiants relative au cannabis [1] aux droits et libertés garantis par la Constitution. Une première en la matière.

Si le Cannabidiol (« CBD ») connait un essor florissant depuis plus d’un an, par la grande variété de produits à base de CBD mis sur le marché, la question de la commercialisation de la tige et de la fleur de chanvre, « fleur de CBD » ou « cannabis sativa », fait encore l’objet d’un important débat juridique et politique en France.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait pourtant donné le ton avec son arrêt « Kanavape » du 19 novembre 2021. Les juges de Luxembourg avaient en effet remis en cause la légalité de la réglementation française estimant que cette dernière constituait une mesure d’effet équivalent contraire au principe de libre circulation des marchandises. Elle n’était en effet justifiée d’aucun motif de protection de la santé publique pouvant interdire l’utilisation de la fleur de chanvre dans les procédés de fabrication des produits à base de CBD. Les juges européens affirmaient en conséquence la légalité de la commercialisation du CBD légalement produit dans un autre Etat membre lorsqu’il est extrait de la plante de cannabis dans son ensemble.

Prenant acte des critères ainsi dégagés par la CJUE, la chambre criminelle de la Cour de cassation en avait fait application cet été dans deux décisions rendues le 15 juin 2021 [2] et le 23 juin 2021 [3], estimant :
- pour la première, que l’interdiction, même provisoire, de la commercialisation de produits contenant du CBD ne pouvait être ordonnée en l’absence de preuve que les produits en cause entraient dans la catégorie des produits stupéfiants. Elle met en exergue, d’une part, la complexité de la réglementation des substances vénéneuses et stupéfiantes et d’autre part, la multitude de régimes applicables selon la variété de plantes ou partie de plantes concernées ;
- pour la seconde, que la commercialisation du CBD ne peut être interdite per se dans un État membre de l’UE s’il est produit légalement dans un autre État membre. C’est le principe même du droit à la libre circulation des marchandises.

C’est cette fois-ci l’AFPC qui, contestant la légalité de la réglementation française des substances vénéneuses et stupéfiantes, a saisi le Conseil d’État d’une demande d’annulation de la décision par laquelle les ministres concernés ont implicitement rejeté, le 24 septembre 2020, sa demande tendant à l’annulation de l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R5132-86 du Code de la santé publique en tant qu’il interdit la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale du CBD obtenu à partir de la fleur de chanvre entière.

Le cadre légal de la commercialisation du CBD en pratique.

Parfait exemple de la complexité de la réglementation des substances vénéneuses et stupéfiantes, le cannabis est en effet soumis au régime juridique particulier des articles L5132-1, L5132-7 et L5132-8 du Code de la santé publique (CSP).

Plus précisément et en pratique, le classement d’une substance comme stupéfiant ou psychotrope, ainsi que son inscription sur les listes I et II des substances vénéneuses relève d’une décision du directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Ce classement d’une substance sur les listes des substances vénéneuses soumet son utilisation (production, fabrication, transport), sa détention et sa commercialisation à des conditions définies par décrets, lesquels peuvent prohiber toute opération relative à ses substances.

Telle est la situation du CBD.

En ce sens, l’article R5132-86 du CSP pose le principe d’une prohibition de toute utilisation ou commercialisation du cannabis, de sa plante et de sa résine, des produits qui en contiennent ou de ceux obtenus à partir du cannabis, de sa plante et de sa résine.

A tout principe, ses exceptions : ces mêmes dispositions prévoient également des dérogations, elles aussi fixées par arrêté des ministres compétents, sur proposition du Directeur général de l’ANSM. A savoir en l’espèce, l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R5132-86 du CSP pour le cannabis, qui dispose :

« Au sens de l’article R5181 du code susvisé, sont autorisées la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale (fibres et graines) des variétés de Cannabis sativa L. répondant aux critères suivants la teneur en delta-9 tétrahydrocannabinol (THC) de ces variétés n’est pas supérieure à 0,20% la détermination de la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol et la prise d’échantillons en vue de cette détermination sont effectuées selon la méthode communautaire ».

Il en résulte que :
- seule une utilisation « industrielle et commerciale » des fibres et des graines (à l’exclusion des fleurs et feuilles) de chanvre, dont la teneur en THC est inférieure ou égale à 0,2% est autorisée,
- tout produit issu de la fleur, de la feuille de chanvre ou de la tige (même à 0% de THC), mais également de tout produit transformé (graine, huile, crème, poudre) dont l’analyse démontrerait d’un taux de THC supérieur à 0,2% est prohibée.

Il s’agit précisément des dispositions que conteste l’AFPC devant le Conseil d’État en demandant l’annulation de cet arrêté du 22 août 1990 mais également une analyse de la conformité de la réglementation des substances vénéneuses aux droits et libertés garantis par la Constitution.

Un renvoi au conseil constitutionnel de la constitutionnalité de la règlementation des substances vénéneuses et de cette police sanitaire spéciale.

Le Conseil d’Etat dans sa décision du 8 octobre 2021 [4] se livre ici à une analyse très intéressante des fondements mêmes de la réglementation des substances vénéneuses et de la légalité de l’intervention du pouvoir réglementaire consistant à classer ces substances mais aussi à en prohiber ou restreindre leur utilisation ou commercialisation.

Il accède ainsi à la demande des requérants, estimant que la question qui soulevait une atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présentait un caractère sérieux, pour être transmise au Conseil constitutionnel.

Est-il en effet constitutionnel que le pouvoir réglementaire (l’ANSM ou le Ministre de la santé) décide seul, dans un cadre législatif peu encadré, de ce qui peut ou non être cultivé, importé, exporté ou commercialisé ? Pour le Conseil d’État, en octroyant au pouvoir réglementaire la compétence de définir le champ d’application de la police spéciale des substances vénéneuses qui lui confère par ailleurs des pouvoirs étendus, le législateur a méconnu l’étendue de sa propre compétence dans des conditions affectant par elles-mêmes la liberté d’entreprendre.

Pourtant habitué aux recours en annulation contre les arrêtés de classements et/ou d’exonération des substances vénéneuses, notamment sur les listes I et II, notamment dans les affaires de la mélatonine [5], ou encore l’affaire dite des poppers [6], où il a été amené à statuer sur la légalité de l’exercice de ce pouvoir de police sanitaire et de protection de la santé publique, le Conseil d’Etat considère cette fois-ci et pour la première fois, le caractère sérieux de l’atteinte de cette réglementation à la liberté d’entreprendre au regard de l’étendue et de l’absence d’encadrement de ce pouvoir réglementaire.

Aude Vidal Avocat Associée, ELSI Avocats [->aude.vidal@elsi.legal] Julie Vasseur Avocat Associée, ELSI Avocats [->julie.vasseur@elsi.legal] www.elsi.legal

[1L5132-1, L5132-7 et L5132-8 du Code de la santé publique.

[2Cass. Crim., 15 juin 2021 n°18-86.932.

[3Cass. Crim., 23 juin 2021, n°20-84.212.

[4CE, 8 octobre 2021 n°455024.

[5CE, 2 mars 2011, n° 332376, CE, 26 février 2014, n°358005, CE, 31 mars 2017, n°397644.

[6CE, 15 mai 2009, n° 312449, CE, 3 juin 2013, n°352484.