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Forfait jours : nullité en cas de carence des modalités de suivi de la charge de travail. Par Frédéric Chhum, Avocat et Martha Verner, Doctorante.
Parution : jeudi 11 novembre 2021
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Par un arrêt du 13 octobre 2021 (Cass. soc., 13 oct. 2021, n° 19-20.561, la chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé les exigences auxquelles la rédaction de la convention collective d’entreprise est soumise.

En cas de précisions insuffisantes, la convention de forfait jours est nulle.
Le salarié peut obtenir le paiement de ses heures supplémentaires s’il peut les prouver.
(Cf "Salariés, cadres : comment payer et vous faire payer vos heures supplémentaires aux prud’hommes ?")

1) Faits et procédure.

Un salarié travaille en qualité de directeur d’agence auprès de la caisse régionale de Crédit Agricole de la Touraine et du Poitou.
Il a, en cette qualité, conclu une convention de forfait jours.

Parallèlement à cette convention conclue par les parties au contrat de travail, l’entreprise est soumise à une convention collective qui prévoit :
- un nombre de jours travaillés dans l’année (au plus 205 jours) ;
- un contrôle des jours travaillés et des jours de repos doit être réalisé par le biais d’un bilan annuel ;
- un suivi hebdomadaire du temps de travail du salarié afin de s’assurer du « respect des règles légales et conventionnelles en matière de temps de travail ».

Dans les faits, le salarié reproche à son employeur de ne pas avoir organisé d’entretien annuel ni respecté son droit au repos.

À la suite de sa démission, le salarié a saisi la juridiction prud’homale de plusieurs demandes, dont celle de la nullité de sa convention de forfait jours.

Aux termes d’un arrêt du 5 juin 2019, la Cour d’appel de Poitiers a débouté le salarié de cette demande en considérant que la convention signée lui permettait bien de lui garantir l’application d’une durée du travail raisonnable, de repos journalier et hebdomadaire.

2) Solution.

La chambre sociale de la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel de Poitiers.

Elle considère que la convention collective du Crédit Agricole ne répond pas aux exigences posées notamment par le préambule de la Constitution (alinéa 11) et le droit de l’Union européenne.

Au visa de l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, de l’article L212-15-3 ancien du code du travail, dans sa rédaction applicable, interprété à la lumière des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Cour de cassation affirme que « Le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles.

Il résulte des articles susvisés de la directive de l’Union européenne que les États membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur.

Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ».

La Cour de cassation se fonde notamment sur l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui impose le respect du droit du travailleur de bénéficier :
- de conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité ;
- d’une limitation de sa durée maximale du travail ;
- de périodes de repos journalier et hebdomadaire ;
- d’une période annuelle de congés payés.

La Cour de cassation juge insuffisantes les dispositions prévues par la Convention collective du Crédit Agricole.

La Cour de cassation considère en effet qu’elles ne prévoient pas des mécanismes permettant à l’employeur de contrôler l’amplitude et la charge de travail du salarié de façon à ce qu’elle soit raisonnable.

Par conséquent, la Cour de cassation juge que la convention de forfait jours conclue est nulle :
« En statuant ainsi, alors que les dispositions de l’annexe 2 -durée et organisation du temps de travail- à la convention collective nationale du Crédit Agricole du 4 novembre 1987, issue de l’accord sur le temps de travail au Crédit Agricole du 13 janvier 2000, qui se bornent à prévoir que le nombre de jours travaillés dans l’année est au plus de 205 jours, compte tenu d’un droit à congé payé complet, que le contrôle des jours travaillés et des jours de repos est effectué dans le cadre d’un bilan annuel, défini dans le présent accord et qu’un suivi hebdomadaire vérifie le respect des règles légales et conventionnelles les concernant en matière de temps de travail, notamment les onze heures de repos quotidien, sans instituer de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, ce dont il se déduisait que la convention de forfait en jours était nulle, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

L’arrêt du 13 octobre 2021 s’inscrit dans le prolongement de ceux rendus en 2011 (Cass. soc., 29 juin 2011, n°09-71.107) [1], 2012 (Cass. soc., 26 sept. 2012, n° 11-14.540) ou encore en 2013 (Cass. soc., 9 octobre 2013, n° 12-17. 555, Inédit. [2]

3) Conséquences.

Les faits étaient antérieurs à la loi de 2016 qui a introduit l’article L. 3121-65 du Code du travail.

Désormais, l’article L. 3121-65 du Code du travail (Modifié par Ordonnance n°2017-1718 du 20 décembre 2017 -) dispose qu’une convention individuelle de forfait en jours peut être valablement conclue sous réserve du respect des dispositions suivantes :
« 1° l’employeur établit un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées. Sous la responsabilité de l’employeur, ce document peut être renseigné par le salarié ;
2° l’employeur s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
3° l’employeur organise une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération. »

Le juge français, en tant que juge européen de droit commun, demeure souverain pour apprécier :
- la conformité de cette disposition aux normes constitutionnelles, européennes et internationales ;
- si les mesures mises en place par l’employeur permettent effectivement de contrôler la durée du travail du salarié et le respect de son droit au repos.

Rappelons à cet égard que la Cour de justice a précisé dans un arrêt du 14 mai 2019 les exigences européennes au sujet de l’application de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (CJUE, 14 mai 2019, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) c/ Deutsche Bank SAE, aff. C-55/18).

Source :
C. cass. 13 oct. 2021, n° 19-20.561 Décision - Pourvoi n°19-20.561

Frédéric Chhum avocat et ancien membre du Conseil de l\'ordre des avocats de Paris (mandat 2019 -2021) CHHUM AVOCATS (Paris, Nantes, Lille) [->chhum@chhum-avocats.com] www.chhum-avocats.fr http://twitter.com/#!/fchhum