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Blanchiment, fraude fiscale, corruption : vers une norme pénale unique ? Par Sévag Torossian, Avocat.
Parution : mardi 30 novembre 2021
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L’effervescence que connaît la lutte contre le blanchiment, la fraude fiscale et la corruption n’est pas le fait du législateur français. Ni même de l’Union européenne. Une lecture chronologique des conventions internationales de ces trente dernières années permet de dater assez précisément le tournant majeur qu’a pris la coopération mondiale pour ce triptyque singulier de la lutte contre la délinquance financière internationale.

On pourrait le dater à 1989 avec la signature de la convention de Vienne ou 1990 avec la naissance du GAFI. L’important est que cette impulsion, provoquée par les Etats-Unis, a en réalité accompagné la sortie du monde bipolaire, et avec l’argument sous-jacent de la lutte contre le terrorisme, en a fait un enjeu civilisationnel.

L’évolution de ce triptyque "BFC" (blanchiment, fraude fiscale, corruption), obnubilé par la transparence, pourrait bien annoncer l’émergence d’une norme pénale unique à l’échelle mondiale.

Le lien entre les théories de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations » et la lutte contre la délinquance financière internationale n’est pas évident à établir. Trente années de recul nous autorisent aujourd’hui une lecture sur les liens à peine voilés entre l’objectif affiché de transparence et celui distillé d’hégémonie culturelle. La civilisation occidentale, qui avait à son apogée dominé jusqu’aux trois-quarts des territoires de la planète lors des trois siècles précédents, est devenue aujourd’hui une civilisation parmi d’autres. Le démantèlement de l’Union soviétique, l’incroyable essor économique de l’Asie et le renouveau d’une conscience mondiale de l’islam ont, ensemble, annoncé la fin d’un règne.

Le projet occidental du monde libre de l’après-deuxième guerre mondiale, sacralisé par la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, a subi une irréversible mutation. Le monde libre est passé d’une hégémonie par le droit humain à une domination par le droit pénal.

Il a pour cela braqué les projecteurs sur les trois vices universels du monde de l’Argent : le blanchiment, la fraude fiscale et la corruption. Officiellement, les trois domaines sont distincts. Les périodes, organismes en charge et conventions adoptées semblent si différents que leur élaboration et leur étude se déroulent toujours en trois chapitres distincts. Mais une vue d’ensemble permet aujourd’hui d’identifier clairement une chronologie en entonnoir. De 1988 à nos jours, l’arsenal déployé, tous textes confondus, a été sans précédent : quatre conventions mondiales signées à Vienne (1988), New-York (1999), Palerme (2000) et Merida (2003) ; six directives antiblanchiment au sein de l’Union européenne (de 1991 à aujourd’hui) ; une convention de l’OCDE (1997) et deux autres du Conseil de l’Europe (1999) consacrées à la corruption ; encore deux conventions du Conseil de l’Europe dédiées aux saisie et confiscation (1990 et 2005) ; trois institutions créées (le GAFI en 1989, le GRECO en 1995, le Forum mondial sur la transparence fiscale, restructuré en 2009)… Ce n’est pas tout. Parallèlement - il faudra le garder à l’esprit -, c’est dans cette même période que les technologies modernes de communication et d’information ont permis d’équiper chaque foyer et chaque être humain d’une mémoire accessible : l’ordinateur et le téléphone portable. Arsenal juridique, outils technologiques. Objectif et moyens. La domination par le droit pénal sous-tend un objectif que les technologies modernes sont capables de réaliser : la transparence. Au bout du tunnel, une norme pénale unique, mondiale, totale, pourrait bien voir le jour. Mais dans quel but ?

Etape 1 - La chaîne du blanchiment.

Des cartels colombiens à l’Etat islamique, du trafic de stupéfiants au financement du terrorisme, la lutte contre le blanchiment est devenue le fer de lance d’une vision pour les cinquante années à venir. L’infraction de blanchiment fut adoptée sur le continent américain trente ans avant le reste du monde. Fondamentalement lié à la bancarisation des sociétés - l’explosion du nombre de banques et la généralisation du recours aux comptes bancaires, le blanchiment a été progressivement défini comme le processus de dissimulation de l’origine criminelle de fonds tendant à leur conférer une source apparemment licite. D’abord impulsée aux Etats-Unis, première juridiction inquiétée par les vastes opérations de blanchiment des cartels, le blanchiment n’a fait l’objet d’une première recommandation du Conseil de l’Europe que le 27 juin 1980.

La France ne créerait, quant à elle, l’incrimination spéciale de blanchiment qu’avec l’adoption de la loi du 31 décembre 1987. La Convention de Vienne de 1988 sur le trafic de stupéfiants constituerait le tournant majeur de cette mondialisation de la lutte naissante contre la délinquance financière.

Un an plus tard, en 1989, la coopération internationale aboutirait à la création d’une institution sans précédent, le Groupe d’action financière (GAFI) sous l’impulsion du G7 (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Etats-Unis, Canada, Japon) réuni à Paris afin d’élaborer des mesures modernes de lutte contre le blanchiment de capitaux. Les « quarante recommandations » du GAFI constitueraient désormais la principale matrice de lecture du monde moderne. L’objectif est alors de soumettre l’univers de l’Argent à un principe unique : la transparence. Au départ, les règles coulent de source. Les Etats doivent tous incriminer le blanchiment de capitaux, y compris les pays les plus récalcitrants. L’institution bancaire, placée au cœur du système des échanges, doit connaître l’identité de son client (« Know your client ») ; il est soumis à une obligation de vigilance sur chaque opération, doit en conserver les traces et les archiver, doit identifier les transactions suspectes et les signaler aux autorités. L’exigence de transparence suppose que les personnes morales ne peuvent servir à dissimuler des opérations illicites. L’identité du bénéficiaire effectif doit être exigée et l’information doit être accessible, non seulement pour les personnes morales de droit commun mais également pour les « constructions juridiques » les plus exotiques.

Bref, les sociétés-écrans doivent disparaître. Chaque pays doit avoir une Cellule de Renseignements Financiers (CRF) traitant l’analyse des déclarations de soupçon et les informations relatives au blanchiment, à l’instar de Tracfin créée en France dès 1990, ainsi qu’une autorité de poursuites pénales qui puisse travailler sans être brimée. Chaque pays doit participer à l’effort d’entraide judiciaire, y compris en s’abstenant d’assortir les demandes reçues à des conditions trop restrictives, de les refuser au motif qu’une enquête fiscale est également en cours, au nom du secret bancaire ou tout autre motif discrétionnaire. Les mesures d’entraide judiciaires visées concernent non seulement l’extradition, mais également - fait nouveau pour beaucoup de pays - les demandes relatives aux gel, saisie et confiscation pour lesquels chaque Etat est tenu de mettre en place des mécanismes efficaces.

Mais il n’y a pas que les banques. Le GAFI, et conséquemment les directives européennes, ont étendu les obligations de vigilance à tous les acteurs potentiels de la chaîne de blanchiment, quitte à les stigmatiser : avocats, notaires, comptables, promoteurs immobiliers, négociants, jusqu’aux casinos. Des mesures supplémentaires ont été imaginées pour des acteurs et activités spécifiques - personnes politiquement exposées, services de transfert de fonds, nouvelles technologies, virement électroniques… Sans compter les mesures coercitives à l’égard des pays non-coopératifs.

En 2002, les deux institutions financières internationales (IFI), le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, reconnaîtraient la suprématie des quarante recommandations du GAFI dans la lutte antiblanchiment. Jusque-là méfiantes à l’égard de l’interventionnisme du groupe d’action issu du G7, les IFI disposaient néanmoins d’observateurs dans les réunions plénières du GAFI. Le FMI intégrerait les recommandations dans ses programmes d’évaluation du secteur financier et dans ses rapports sur le respect des standards et des codes. L’implication du FMI et de la Banque mondiale modifierait définitivement le paysage mondial de la lutte engagée en consacrant la place incontournable du GAFI. De son côté, l’Union européenne s’appliquerait à mettre en place des directives, instruments particuliers fixant des objectifs tout en laissant aux Etats le choix des moyens d’aller tous dans le même sens.

Etape 2 - La corruption transnationale.

A la même époque, la coopération internationale s’attelait aussi à la lutte contre la corruption. Dès 1999, après l’adoption de deux conventions internationales dans le cadre de l’OCDE et du Conseil de l’Europe, le GRECO (Groupe d’Etats contre la Corruption) était mis en place par ce même Conseil de l’Europe afin d’identifier les lacunes dans les politiques nationales et inciter les Etats-membres à procéder aux réformes législatives nécessaires.

Aux Etats-membres du Conseil de l’Europe se joignaient, évidemment, les Etats-Unis (et récemment le Kazakhstan). La corruption était désormais traitée comme un thème de délinquance transnationale, avec une incrimination spécifique s’agissant des agents publics étrangers. Fait historique, la Convention de Palerme de 2000, premier instrument de droit pénal consacré à la criminalité transnationale organisée, fut signée en Sicile en hommage au juge antimafia Giovanni Falcone, abattu sur ordre de Toto Rina, chef du clan Corleone.

La Convention de Palerme avait vocation à aborder toute la panoplie des thèmes de la coopération en matière pénale, processuelle et substantielle, et réserverait ainsi des dispositions consacrées à la corruption. Mais ce fut la Convention de Merida du 31 octobre 2003 qui constituerait le premier instrument mondial de lutte contre la corruption, première convention multilatérale qui poserait également le principe de la restitution des biens mal acquis.

Dix ans plus tard, l’OCDE publierait le premier rapport sur la corruption transnationale justifiant du travail accompli : 427 affaires recensées dans les 41 pays signataires de la Convention OCDE, 80 peines de prison ferme prononcées, 261 amendes infligées aux individus et entreprises, dont la plus importante s’élevant à 1,8 milliards de dollars, 80% des pots-de-vin octroyés, promis ou sollicités concernant des salariés d’entreprises publiques.

L’entreprise est au centre de la réflexion, si bien qu’elle devient un laboratoire de « Soft Law » en matière de corruption : parallèlement aux mécanismes répressifs traditionnels des Etats (« Hard Law »), une série de règles prudentielles voit le jour afin de mettre l’entreprise à contribution dans la détection de la corruption en son sein et encourager… l’autodélation.

Des agences nationales anticorruption voient le jour pour assurer le suivi des règles prudentielles imposées aux entreprises ; des mesures alternatives aux poursuites inédites sont inventées, des deals de justice à l’instar de la CJIP (convention judiciaire d’intérêt public) en France, évitant des procès longs et couteux. L’américanisation du droit pénal européen était lancée, le déclin du procès pénal, du débat contradictoire, de la charge de la preuve incombant à l’accusation, annoncés.

Etape 3 - L’argument du terrorisme.

Le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme sont des infractions distinctes dont le mariage est récent et ne relevait a priori pas de l’évidence. Le GAFI, qui avait révisé sa norme en 1996, y était encore réticent. Deux ans avant les attentats du 11 septembre 2001, l’ONU adoptait la Convention de New-York sur la répression du financement du terrorisme. Mais c’est bien à partir du 11 septembre 2001 que l’Occident tout entier accepta l’idée d’un traitement couplé de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme - alors qu’aucune convention internationale ne donnait de définition du terrorisme. Ni hier ni aujourd’hui. Et pour cause. Entre résistance à l’oppression et terrorisme, d’un pays à l’autre, le sujet devient très vite politique. Aucun consensus ne peut être trouvé sur une définition universelle du terrorisme.

En octobre 2001, juste après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, le GAFI acceptait finalement le principe d’une extension de son mandat au financement du terrorisme. Au sein de l’Union européenne, la « guerre contre le terrorisme » fut abordée avec l’adoption de la troisième directive du 26 octobre 2005. Le GAFI venait également, en 2003, d’intégrer neuf recommandations spécifiques en application de sa nouvelle mission complémentaire. Partout dans les institutions étatiques et internationales, les banques et cabinets d’avocats, on parlerait désormais de « risque BC/FT » (Blanchiment de capitaux/Financement du terrorisme) comme témoins du mariage consacré. Puis pendant presque dix ans, la lutte contre le blanchiment sortirait des priorités de l’Union européenne.

En 2015, après l’émergence de l’organisation terroriste « Etat Islamique », la vague d’attentats en Europe, la prise de conscience de l’utilisation de circuits de financement performants et rapides du terrorisme, l’identification de méthodes de blanchiment de plus en plus sophistiquées, ainsi que de typologies, amenèrent l’Union européenne à adopter trois nouvelles directives en peu de temps. La cinquième directive de 2015 était particulièrement marquée par le problème du financement du terrorisme. Le traumatisme était tel que l’Union européenne avait, fait inédit, commencé à rédiger la cinquième directive sans attendre la transposition de la précédente. Il s’agissait de réduire les solutions de financement utilisées par les terroristes. L’un des points marquants avait ainsi concerné la réduction des plafonds des cartes prépayées - un produit qui avait joué un rôle déterminant dans la préparation de l’attentat du Bataclan en 2015 à Paris. La cinquième directive élargissait également la liste des acteurs soumis à l’obligation de vigilance, notamment les plateformes d’échange de cryptomonnaie.

Etape 4 - La fin du secret bancaire.

La maîtrise de la chaîne de blanchiment, d’un bout à l’autre, laissait encore perdurer un problème de taille : le secret bancaire. Il ne s’agissait plus seulement d’imposer des obligations aux acteurs économiques mais de s’attaquer à un principe cardinal qui avait fait la fortune de bon nombre de pays. Désigné comme l’obligation pour une banque de ne transmettre à un tiers aucune information relative à ses clients, le secret bancaire relevait des législations nationales. Sa violation constitue généralement un délit passible d’emprisonnement mais il n’est pas opposable à certaines administrations - notamment l’administration fiscale - ni au magistrat ou enquêteur agissant dans le cadre d’une enquête ou information judiciaire par voie de réquisition adressée à la banque. Le problème se posait avec ceux qu’on appelait encore les « paradis fiscaux », ceux qui garantissaient à la fois un secret bancaire fort, un taux d’imposition attractif ou nul et une absence d’incrimination ou de poursuites des infractions dérangeantes. Il fallait convaincre, sinon menacer. Certes, le secret bancaire fut remis en cause une première fois dès la création du GAFI en 1989, la généralisation des CRF et les déclarations de soupçon imposées aux banques, sans en informer le client concerné. Au sein de l’Union, l’identification des transactions suspectes et l’obligation de signalement aux autorités étaient également imposées par la première directive antiblanchiment du 10 juin 1991. Mais cela n’était pas suffisant. Il fallait une crise assez grave pour obtenir l’adhésion de tous les pays à cette révolution qui ne disait pas son nom. Le principe du secret bancaire fut remis en cause une seconde fois lors de la réunion du G20 de 2009 qui proclamait, cette fois-ci, la « fin du secret bancaire ». Elle faisait suite à la crise financière de 2008 et à l’affaire retentissante de la banque UBS, alors mise en cause pour blanchiment de fraude fiscale évaluée à dix milliards d’euros. Des sanctions étaient mises en place à l’égard des Etats refusant de coopérer. L’effort était poursuivi pendant toute la décennie qui s’en suivit, jusqu’à contraindre la grande majorité des Etats récalcitrants à signer l’accord multilatéral d’échange automatique de renseignements (EAR) avant 2018. L’OCDE était à l’œuvre. Le Forum mondial sur la transparence fiscale que l’organisation avait fondée en 2000 connut une restructuration en 2009, après la crise financière et l’annonce de la fin du secret bancaire.

Avec l’EAR, un ensemble prédéfini d’informations relatives aux comptes détenus par des non-résidents serait automatiquement échangé chaque année entre administrations fiscales.

Développée en 2014, l’EAR devrait être mise en œuvre avant 2018 par une centaine de juridictions.

Etape 5 - L’évasion fiscale.

Chaîne de blanchiment, corruption transnationale, secret bancaire et échange automatique de renseignements voyaient émerger un cinquième chantier : les BEPS.

La Convention multilatérale du 24 novembre 2016 relative à l’évasion fiscale, plus savamment appelée « érosion de la base fiscale et transfert des bénéfices » ou BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) avait dans le viseur les quelques 1650 conventions bilatérales existantes en matière fiscale. De tous les chantiers, il était peut-être le plus sensible puisqu’il s’attaquait indirectement à la souveraineté des Etats et à leurs sources d’enrichissement. Il était évidemment hors de question qu’une organisation, aussi puissante soit-elle, vienne dicter les taux d’imposition que les Etats devraient pratiquer, ou plaider pour une forme d’harmonisation des impôts au niveau mondial, au nom de la lutte contre l’évasion fiscale. Mais les juridictions à fiscalité avantageuse devaient comprendre qu’une époque était révolue. Si les taux d’imposition relevaient de la liberté fiscale et de la souveraineté des Etats, les juridictions attractives ne pourraient plus se réfugier derrière leur passivité coupable : l’interdépendance du nouveau monde le leur interdisait. Par ailleurs, au sein des groupes internationaux de sociétés, le transfert artificiel de bénéfices sur des filiales établies dans des pays à fiscalité avantageuse était évalué de cent à deux-cent quarante milliards de dollars, soit 4 à 10% des recettes fiscales mondiales. Ces stratégies d’évasion, érosion de la base fiscale et transfert de bénéfices, avaient été mises de côté, sinon négligées jusqu’en 2015. La mise en place du projet BEPS nécessiterait un partenariat spécifique entre l’OCDE et le G20. Il en était ressorti un plan en quinze actions de lutte contre l’évasion fiscale. L’instrument contenait notamment des mesures contre les « dispositifs hybrides », l’utilisation abusive des conventions fiscales, une révision de la définition d’établissement stable et des mesures destinées à améliorer les procédures amiables incluant des dispositions sur l’arbitrage. Ainsi, la ribambelle des « listes noires » des paradis fiscaux, différentes selon les organisations internationales et les Etats, venait progressivement se réduire à la fin des années 2020, signe d’un succès apparent de la lutte engagée. Si bien que le Comité des affaires fiscales de l’OCDE se félicite aujourd’hui de la disparition des juridictions non-coopératives de la planète.

Etape 6 - Vers la norme unique BFC ?

On le voit, ces trente dernières années, la coopération internationale s’est donnée les moyens juridiques, techniques, technologiques et financiers de lutter efficacement contre les dangers du nouveau monde de l’interdépendance, l’interconnexion et la rapidité sans précédent des échanges. Des quarante recommandations du GAFI aux six directives antiblanchiment de l’Union européenne, de la Convention de Palerme au Forum mondial sur la transparence fiscale, on parvient, en plissant les yeux, à identifier une image unique : l’homme nu. La technologie moderne a permis, volontairement ou non, d’avoir accès au quotidien d’une grande partie de l’humanité.

Le téléphone portable de chacun, allumé en permanence, permet une géolocalisation en temps réel, tout comme le GPS des véhicules les plus récents afin de localiser nos déplacements. L’ordinateur, doté d’une adresse IP, permet d’identifier non seulement les recherches effectuées sur internet, mais aussi le contenu de l’ordinateur - en somme, les centres d’intérêts personnels ou professionnels, licites ou illicites, de chacun.

L’encouragement à régler ses dépenses par virement, prélèvement ou carte bancaire permet, à la simple lecture d’un relevé de compte, de connaître intimement les habitudes, le quotidien, la vie privée, les intentions et les centres d’intérêts d’une personne physique ou morale. Si bien que l’impensable interdiction du paiement en espèces se pose aujourd’hui très sérieusement.

La mondialisation de la lutte contre la délinquance d’affaires internationales, respectueuse des libertés fondamentales, constitue désormais un exercice d’équilibriste. Va-t-on évoluer vers une norme unique BFC (Blanchiment Fraude Corruption) ? Car elles ont toutes le même mot à la bouche : transparence.

Aujourd’hui, le droit pénal va là où il n’est jamais allé. Le modèle fait l’objet d’un consensus au nom d’intérêts supérieurs, comme la guerre contre le terrorisme qui met en danger la civilisation occidentale. La transparence nous dit qu’elle doit s’imposer pour nous protéger : c’est pour nous une question de vie ou de mort. Mais l’argument du financement de terrorisme ne tiendra pas plusieurs décennies. La norme BFC, si elle émerge, devra s’appuyer sur autre chose. Lorsqu’un danger disparaît, c’est qu’un danger encore plus grand doit apparaître. La naissance de la norme BFC sera peut-être liée au deuxième danger civilisationnel de l’Occident : l’essor économique de l’Asie - sous couvert d’un argument assez puissant qu’il reste à imaginer.

En érigeant la transparence comme objectif mondial de lutte contre la délinquance et la criminalité, le risque est de réduire petit à petit l’espace des libertés publiques durement acquis depuis le XVIIIème siècle en Occident et plus récemment, le monde de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Cette lutte engagée semble bien constituer un enjeu majeur pour la civilisation occidentale. L’utilisation des mécanismes internationaux de lutte contre la délinquance et la criminalité par le droit peut aussi dissimuler un objectif de contrôle des six ou sept autres civilisations apparues depuis la fin du monde bipolaire en 1991. Evidemment, il existe des garde-fous interdisant les intrusions illégales dans la vie privée. Mais le système existe désormais, tout comme les risques d’intrusions à l’initiative de hackers privés ou d’institutions étatiques malveillantes. En outre, le risque est encore ailleurs. Au nom de la lutte contre la délinquance financière internationale, les alliances interétatiques peuvent être tentées de maximaliser le recours aux outils qu’offre la technologie, passer de la prévention à l’hyperprévention, et pourquoi pas, à l’instar de certaines fictions américaines, la généralisation de la détection d’une infraction avant qu’elle ne soit commise. L’infraction d’association de malfaiteurs a déjà cet objet. Le passage du renseignement à la judiciarisation va se développer de manière exponentielle avec la généralisation du recours à cette formule magique qu’est l’association de malfaiteurs.

Minority report, ou l’art d’arrêter un criminel avant la commission du crime, a déjà sa place dans le code pénal. La question est celle du curseur. En matière de trafic de stupéfiants ou d’attentats, neutraliser l’entente pour la préparation du crime avait quelque chose d’évident.

En matière de maniement de fonds, il n’y a plus aucune évidence. Tout cela présage le développement de ce que les Etats-Unis ont appelé le « Darkweb », échappant à tout contrôle, toute identification. Plateforme de commerce illicite pour les uns, nouveau monde libre pour les autres, notamment pour les journalistes et opposants politiques des régimes totalitaires, le web libre attirera bientôt des foules occidentales simplement éprises de liberté. Au demeurant, GAFI, GRECO et Forum mondial sur la transparence ne sont peut-être que des sociétés-écrans dissimulant des bénéficiaires effectifs qui nous sont encore inconnus.

Sévag Torossian Avocat au Barreau de Paris Avocat près la Cour Pénale Internationale Membre du Comité scientifique de l'Institut de droit Pénal du Barreau de Paris