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La compétence universelle à la française et son dépassement : pour une justice effective. Par Rayman Remtola, Avocat.
Parution : mardi 30 novembre 2021
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La compétence universelle à la française est extrêmement difficile à mettre en œuvre en raison des quatre conditions procédurales prévues par l’article 689-11 du Code de procédure pénale.
La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans la lignée de sa jurisprudence, se montre intransigeante dans l’interprétation des critères posés par cet article, comme le démontre sa dernière décision en la matière [1].

Il s’avère alors nécessaire d’étudier les conditions de mise en œuvre de la compétence universelle avant de se questionner sur les alternatives possibles, ou nécessaires.

L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 24 novembre 2021 illustre la tendance de la Haute juridiction concernant l’appréciation de la compétence universelle.

En l’espèce, le procureur de la République de Paris a ouvert une information contre un ressortissant syrien, des chefs d’actes de torture et de barbarie, crimes contre l’humanité, et pour complicité de ces crimes, pour des faits commis en Syrie entre mars 2011 et fin août 2013. Il a été mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et a été placé en détention provisoire.

Il a été soulevé la nullité du procès-verbal d’interpellation entrainant la nullité de sa garde à vue et des actes subséquents, notamment sa mise en examen.

La Chambre de l’instruction avait estimé que même si le crime contre l’humanité n’est pas expressément prévu par le droit syrien, ce dernier réprime le meurtre, tout comme la Constitution.

Les juges de la Cour de cassation ont affirmé que :

« Peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d’avoir commis à l’étranger le crime de génocide, prévu par le code pénal, les autres crimes contre l’humanité définis par ce code, si les faits sont punis par la législation de l’Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l’Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la Convention de Rome, portant statut de la Cour pénale internationale, outre les crimes et délits de guerre, dans les conditions prévues par le texte susvisé ».

Par ailleurs, la Haute cour a rappelé que la Syrie n’était pas partie à au Statut de Rome de 1998, la Cour Pénale Internationale ne pouvait décliner sa compétence en la matière.

Elle a également rappelé que les crimes contre l’humanité sont nécessairement commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, et que, en l’occurrence, il est nécessaire de rechercher si le droit national inclut dans sa législation d’une infraction comportant un élément constitutif relatif à une attaque lancée contre une population civile en exécution d’un plan concerté.

Dès lors, le simple meurtre prévu par le droit national d’un individu ne permet pas de le poursuivre sur le fondement du crime contre l’humanité.

Cette décision de la Haute cour s’inscrit dès lors dans sa jurisprudence, et refuse de reconnaitre le caractère universel de la compétence universelle.

Il s’avère alors nécessaire d’étudier ce qu’est réellement la compétence universelle avant d’en observer ses dépassements qui peuvent se montrer essentiel pour l’exercice de la justice.

1. La compétence universelle comme modèle révolutionnaire.

La compétence universelle permet à l’État d’approfondir sa souveraineté en matière de justice ce qui lui assure un exercice serein et pérenne.

1.1. Le regain de la souveraineté étatique en matière de justice.

1.1.1. Le caractère discrétionnaire de l’exercice des poursuites en général.

Selon la doctrine internationale majoritaire, la théorie volontariste est celle qui s’applique en matière de droit international public dans la plupart des cas [2]. Ainsi, cela a pour conséquence que le droit international est construit sur une conception absolue de la souveraineté de l’Etat [3].

Dès lors, ce sont les Etats qui, de leur propre initiative, construisent le droit international public et établissent les règles qu’ils devront respecter.

En matière de compétence universelle, la compétence d’un État comprend le pouvoir d’édicter et d’adopter des lois, de les interpréter ou de les appliquer, et de prendre des mesures pour les faire respecter [4]. Ce sont respectivement les compétences législatives, déclaratives et d’exécution. Cette dernière est généralement limitée au territoire national, mais le droit international reconnaît que, dans certaines circonstances, un État peut étendre l’application du droit national à des événements survenant en dehors de son territoire ou statuer sur ces événements [5]. Il est nécessaire de noter que c’est l’Etat qui, dans l’exercice de ses pouvoirs régaliens, décide de mettre en œuvre ou non cette compétence extraterritoriale.

En France, il est évident que lorsqu’une infraction a lieu sur le territoire national, la loi pénale française s’applique [6]. En outre, l’Etat peut exercer cette compétence extraterritoriale notamment lorsque l’auteur d’une infraction est de nationalité française [7], lorsque la victime est de nationalité française [8], sous réserve de quelques nuances [9], ou lorsqu’il s’agit d’infraction allant à l’encontre de la sécurité de l’Etat [10].

Même si la loi pénale française tendrait à s’appliquer, emportant par conséquent la compétence des juridictions répressives françaises, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une simple compétence, et non d’une obligation. En effet, en vertu de l’article 40-1 du Code de procédure pénale, le Procureur de la République bénéficie de l’opportunité des poursuites. S’il considère qu’il est nécessaire de poursuivre une personne accusée d’avoir commis un crime relevant de la juridiction française, alors il peut engager les poursuites.

Néanmoins, s’il estime qu’il n’est pas opportun d’engager des poursuites, en faisant notamment la balance entre les intérêts de la société et la nature et la gravité de l’infraction commise, il peut ne pas engager des poursuites.

Par exemple, si français commet un crime à l’encontre d’une autre personne dans un Etat étranger, cela emporte la compétence de la loi française et donc des juridictions françaises. Mais cela n’est qu’une faculté.

Néanmoins, ces principes nécessitent un lien de rattachement entre l’acte commis et l’Etat faisant valoir sa compétence. Sans ce lien de rattachement, il n’est pas possible de mettre en œuvre la compétence extraterritoriale. Cette condition dirimante pose de réels difficultés dans la mesure où les pouvoirs d’un État sont conditionnés à un lien de rattachement.

Or, ce n’est pas le cas concernant la compétence universelle, qui est une autre base sur laquelle un Etat peut fonder sa compétence extraterritoriale sans avoir besoin de réunir la condition du lien de rattachement.

1.1.2. Le caractère relativement discrétionnaire de l’utilisation de la compétence universelle.

La compétence universelle est novatrice dans la mesure où elle permet de donner compétence à une législation et à une juridiction pour connaître de crimes perpétrés par un auteur d’une nationalité différente et/ou sur un territoire différent que celui du territoire national et/ou impliquant des victimes qui ont une nationalité différente.

La compétence universelle peut s’appliquer pour des actes d’une particulière gravité ayant porté atteinte à l’ordre public international et qui nécessitent, dès lors, une répression afin que justice puisse être faite.

Néanmoins, il est essentiel d’opérer une distinction entre la compétence universelle obligatoire, lorsqu’un Etat doit poursuivre, et la compétence universelle facultative, issue le plus souvent d’un traité ou d’une norme conventionnelle [11].

Ce sont les quatre Convention de Genève de 1949 qui forment le droit conventionnel, appelé aussi le “droit de la guerre”. Ces conventions qualifient des infractions graves pour lesquelles les Etats sont tenus de rechercher les auteurs sans prendre en considération leur nationalité. Il est acquis que les Etats sont obligés de les poursuivre et de les extrader. Leur marge d’appréciation est extrêmement limitée en la matière [12]. En plus de ces conventions, d’autres traités peuvent obliger les Etats à agir contre les auteurs de crimes graves. C’est par exemple le cas du Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève de 1949 [13], mais encore la Convention contre la torture de 1984, ou la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de 2006.

Le droit international coutumier permet d’étendre la catégories d’infractions graves pour lesquelles il est possible de mettre en œuvre la compétence universelle. Cependant, le droit international coutumier n’est pas obligatoire et n’oblige pas les Etats à agir. En effet, la règle 157 de l’Étude du Comité International de la Croix Rouge sur le droit international humanitaire coutumier affirme que les Etats ont le droit de se déclarer compétents en matière de crime de guerre [14]. Dès lors, il ne s’agit que d’une capacité et non d’une obligation.

Ainsi, malgré le caractère ambivalent des règles relatives à la compétence universelle, il s’avère que les Etats ont relativement le choix, et peuvent exercer de manière souveraine la justice au nom et pour le compte de la communauté internationale.

1.2. La possible exercice sereine de la justice.

1.2.1. La portée du principe d’universalité.

L’universalité est une notion contemporaine qui a pour objectif d’effacer toutes les différences notamment liées au genre, à la nationalité, à l’appartenance à un groupe ethnique ou politique. Cette volonté d’universalisme des droits fondamentaux a notamment pris son envol au lendemain de la Seconde Guerre mondiale du fait de toutes les atrocités commises à l’encontre de personnes en fonction de leur religion [15].

C’est également ce dont il ressort de l’évolution du droit régissant les conflits armés. En effet, certains agissements ont été considérés comme étant graves pour l’ordre public international et ont ainsi été incriminés, afin d’éviter leur commission, mais aussi pour punir les auteurs qui contreviennent à ces règles.

L’idée même de la compétence universelle repose sur un dépassement du concept juridique “de frontière” né au XVIe siècle. Il s’avère que l’Etat est où résident des individus mais surtout une nation. Il y a une progression qui va des conditions de possibilité minimales d’un État vers une forme reposant sur des institutions. Il est donc nécessaire d’avoir une “volonté de vivre ensemble”, ou comme en droit des sociétés, une affectio societatis : une finalité, un idéal de vie, où sont partagées une culture et une langue commune [16].

Or, la compétence universelle peut remettre en cause cette structure étatique. Il est alors question d’abandonner ici les contraintes liées au territoire et à la nationalité pour instruire et juger au-delà. Ainsi, la compétence universelle est un des outils par lequel les États (en principe sans discrimination) agissent contre tous ceux qui dont les actes nient l’humanité de leurs victimes. En effet, les États partagent un même patrimoine commun d’humanité.

Dès lors, ils peuvent estimer être victimes indirectes des crimes commis contre l’humanité en général. C’est la raison pour laquelle ils se sentent aussi autorisés à poursuivre les crimes commis contre cette humanité partagée [17].

Dès lors, la compétence universelle repose sur une conception large de la justice impliquant davantage tous les acteurs afin de permettre une accessibilité plus certaine à celle-ci.

1.2.2. L’accessibilité de la justice.

Le sentiment d’impunité est l’un de ce que la justice essaie de diminuer, voire d’éradiquer.

C’est une des raisons d’existence même de l’idée de justice. En effet, dans une société moderne et démocratique, l’idéal de justice ne peut coexister avec la vengeance privée.

En outre, dans une société en guerre et proie à de nombreuses instabilités politiques et économiques, la paix doit nécessairement passer par la justice, sans quoi la pérennité ne pourrait avoir lieu.

La compétence universelle permet dès lors à des victimes ne pouvant engager une action en justice dans leur État notamment en raison du refus des poursuites ou d’une instabilité chronique, de pouvoir accéder à la justice et de faire valoir leur cause.

Indéniablement, la compétence universelle œuvre contre l’impunité et assure l’exercice de la justice. Cela peut également avoir pour conséquence pour les Etats qui, a priori, ne souhaitent pas exercer leur compétence judiciaire, de les obliger à poursuivre s’ils ne veulent pas que l’un de leur compétence régalienne ne leur échappe au profit d’un Etat tiers.

Récemment, l’Allemagne a donné un coup d’accélérateur à la compétence universelle faisant ainsi naître de nouveaux espoirs pour les victimes. En effet, le 24 février 2021, le Tribunal de Coblence a rendu une décision historique [18]. Pour résumer, le procès concernait deux co-accusés qui ont été reconnus dans la rue par des réfugiés syriens et arrêtés en 2019. Le premier, Al-Gharib a été poursuivi pour avoir arrêté plusieurs manifestants et les avoir conduits à la prison d’al-Katib où la torture est massivement appliquée. Il a été reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité et condamné à quatre ans et demi de prison. Le deuxième est Anwar R qui est un ancien colonel de la sûreté de l’État et qui est poursuivi pour cinquante-huit chefs de crimes contre l’humanité dans la même prison d’al-Katib [19].

En outre, la procédure utilisée par le Tribunal de Coblence est novatrice et inspirante.

En effet, les poursuites ont été basée sur un code de droit pénal international [20], le premier en la matière [21]. Le paragraphe 1er dispose : « la présente loi s’applique pour toutes les infractions [...], lorsque les faits ont été commis à l’étranger et qu’ils n’entretiennent aucune relation avec l’Allemagne ». Dès lors, la compétence universelle prônée par l’Allemagne n’est pas conditionnée à la présence voire à la résidence habituelle de l’individu sur le territoire national, comme c’est le cas en France [22].

Cette procédure est novatrice et permet de pallier aux failles de la Cour Pénale Internationale et des autres Etats qui ne voudraient pas poursuivre.

En outre, plusieurs affaires ont pu être jugées en France grâce à la compétence universelle.

C’est le cas par exemple de Wenceslas Munyeshyaka. Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris a par arrêt du 23 juin 1999, opéré un revirement de jurisprudence et a déclaré les juridictions françaises compétentes pour juger le crime de génocide et les crimes contre l’humanité, attribuant ainsi la compétence universelle au juge français pour connaître des crimes les plus graves commis pendant le génocide des Tutsis au Rwanda.

Ainsi, la lente évolution de la compétence universelle tendrait à ce qu’elle s’applique de manière certaine. Néanmoins, la question de son dépassement s’avère utile, dans la mesure où la nécessité de justice se fait grandissante.

2. Le dépassement de la compétence universelle.

La compétence est un mécanisme difficile à mettre en œuvre et peut être concurrencé par d’autres pratiques plus proches des nécessités locales et des besoins de justice.

2.1. La difficile mise en œuvre de la compétence universelle.

2.1.1. Les particularités de la compétence universelle française.

La Cour Pénale Internationale n’est compétente qu’à titre subsidiaire, ce qui donne un large pouvoir aux Etats en matière d’enquête, de poursuite, de jugement, de condamnation et de suivi des peines. Ce principe de complémentarité donne dès lors un rôle prédominant aux Etats.

Néanmoins, certaines législations sont sibyllines comme c’est le cas de celle de la France, au sein de l’article 689-11 du Code de procédure pénale qui prévoit la compétence universelle.

Il apparaît d’emblée que cet article est très confus et remet en cause les règles établies par le droit international et notamment par le Statut de Rome de 1998. En effet, cette compétence universelle à la française est ultra verrouillée en ce que le législateur a prévu quatre conditions à remplir afin que les juridictions pénales françaises soient compétentes pour juger les auteurs de crimes contre l’humanité, de génocide et de guerre relevant de la compétence de la Cour pénale internationale [23]. Ainsi, le principe de complémentarité est complètement inversé puisqu’il faut solliciter de la Cour Pénale Internationale qu’elle décline expressément sa compétence, alors qu’elle est, en théorie, et conformément aux règles internationale, compétente en ultime recours [24]. En effet, le juge de droit commun en matière de justice pénale internationale doit nécessairement être le juge national [25].

Cependant, malgré ces critères abscons et à première vu contraire au droit international, la chambre criminelle de la Cour de cassation a affirmé que l’article 689-11 du Code de procédure pénale respectait le Statut de Rome de 1998 [26].

En pratique, la mise en œuvre de la compétence universelle en France soulève de nombreuses interrogations et assure une instabilité ainsi qu’une insécurité juridique non seulement pour les victimes mais aussi pour les personnes poursuivies. Plus les critères sont nombreux et flous, et moins les chances d’assister à l’ouverture d’un procès sont minimes. A l’inverse, pour une personne accusée de tels actes, sa situation serait compliquée dans la mesure où elle ne peut savoir de manière claire et précise si les conditions sont réunies pour qu’il soit poursuivi. Cela porte donc préjudice aux deux parties.

2.1.2. Les divergences entre les législations et les interprétations étatiques.

Les États répugnent à utiliser la compétence universelle dans la mesure où il pourrait en résulter une accroissement des plaintes et d’affaires. Si la compétence universelle était absolue, il serait possible de poursuivre n’importe qui et n’importe où. Il pourrait en résulter des situations absurdes, allant ainsi à l’encontre de l’idéal de paix et de justice.

En France, la compétence universelle souffre des nombreuses conditions nécessaires à sa mise en œuvre. En effet, la compétence universelle telle que par la loi ne peut être mise en œuvre que si l’inculpé se trouve sur le territoire français et uniquement pour les crimes de torture ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de terrorisme, les infractions relatives à la protection physique des matières nucléaires, celles relatives à la sécurité de la navigation maritime et de l’aviation civile, celles relatives à la protection des intérêts financiers de l’Union européenne et à la lutte contre la corruption des fonctionnaires européens. Ces conditions sont très restrictives. L’appellation de “compétence universelle” n’est alors pas opportune.

Contrairement à la France, la loi Belge est beaucoup moins restrictive. En effet, la loi a été votée à l’unanimité en 1993 et étendue au crime de génocide en 1999. Non seulement cette loi s’applique sans considération du lieu où l’auteur présumé peut être trouvé, mais en plus le mode de plainte est la simple constitution de partie civile, mais encore l’immunité ne met pas fin aux poursuites.

Par exemple, quatre personnes accusées d’avoir participé au génocide rwandais ont ainsi été condamnées en 2001 sur cette base, tandis que d’autres plaintes affluaient, visant entre autres Augusto Pinochet, Fidel Castro, Saddam Hussein, Laurent Gbagbo, Hissène Habré ou Ariel Sharon, mais aussi le président des Etats-Unis George Bush. La Belgique subissait de nombreuses pressions diplomatiques et notamment de la part des Etats-Unis qui menaçaient de déménager le siège de l’OTAN établi à Bruxelles depuis 1967.

En outre, la Cour internationale de justice a aussi condamné l’Etat belge en 2002 pour avoir violé le droit international en poursuivant le ministre congolais Yerodia alors qu’il bénéficiait d’une immunité. C’est pour cette raison qu’en 2003, la Belgique a drastiquement réduit la portée de sa loi, en introduisant des critères de rattachement avec le pays ainsi qu’un système de filtrage de l’opportunité des
poursuites [27].

Ainsi, la compétence universelle est en théorie un mécanisme novateur et permettant d’assurer la justice, mais elle se heurte en pratique à de nombreuses contestations, notamment de la part des autres Etats qui ne voudraient pas poursuivre certaines personnes et/ou certains crimes. Il serait alors opportun d’opter pour d’autres modèles alternatifs.

2.2. Les modèles alternatifs possibles, voire nécessaires.

2.2.1. La justice traditionnelle coutumière porteuse de nouveaux espoirs pour la justice pénale internationale.

Le droit coutumier africain ante colonial contenait de nombreux mécanismes assurant d’une part, la préservation de la société par la prévention d’actes prohibés par le corps social et, d’autre part, la punition des individus contrevenant aux règles et coutumes établies par les anciens. Certains estiment que « la Cour pénale internationale à La Haye ne représente qu’une manière de juger ceux qui ont commis des atrocités pour leurs crimes. Les œufs, les brindilles et la viande crus que les Acholis du nord de l’Ouganda utilisent lors de leurs cérémonies de réconciliation traditionnelles en sont une autre » [28]. Ainsi, deux visions et deux idéaux de justice s’opposent ouvertement, non seulement quant à leur conception, mais aussi quant à leur application concrète. Là où le droit international pénal donne lieu à une joute judiciaire entre les parties au procès, la coutume africaine œuvre pour la réconciliation entre ces dernières.

En effet, les mécanismes des « mato oput », qui signifie littéralement « boire la racine amère », originaires de l’Ouganda, sont utilisés en matière d’homicides impliquant les deux camps, celui de l’auteur ainsi que celui de la victime, et ont pour but de restaurer l’harmonie sociale. Ce mécanisme fut utilisé en 2003, lorsque la Cour pénale internationale a été saisie de la situation de l’Ouganda à propos des milices de la Lord’s Resistance Army (LRA). La situation était critique puisqu’il y avait de nombreuses victimes ainsi que des populations déplacées à travers le pays. Toutefois, les relations entre la Cour pénale internationale et le gouvernement ont été confuses et incertaines. Il apparaît que la plupart des citoyens et victimes de ces exactions n’avaient pas confiance en la justice internationale, qui n’était ni universellement reconnue ni appréciée. Les Acholis, population vivant en Ouganda, voulaient favoriser la réconciliation plutôt que la punition et demandaient l’utilisation d’autres moyens.

En effet, pour eux, la réconciliation est préférable à la vengeance. De plus, l’amnistie et la vérité sont davantage acceptables que la punition des coupables, surtout s’il peut exister une réparation pour les victimes. Dès lors, selon eux, la notion de justice ne peut être établie par décret international et ne peut donc être l’apanage de « l’homme blanc » [29]. Ils considèrent alors qu’elle doit être basée localement pour avoir un sens.

Une particularité réside dans le cas de l’Ouganda, puisqu’il apparaît que les victimes ont été enclines à accueillir de nouveau ceux qui ont été avec les auteurs de crimes, car ils les considèrent comme leurs enfants. Certains pardonneraient ainsi ceux qui ont commis les actes les plus terribles. L’intervention de la Cour pénale internationale est donc perçue comme une expérience néocoloniale en ce qu’elle ignorerait les réalités et la compréhension ainsi que la compassion des victimes. A l’inverse, certains prônent l’utilisation des mesures de justice traditionnelle qui devraient être considérées comme une alternative plus appropriée et viable assurant une réconciliation sociale et contribuant à la paix. Ainsi, le criminel doit d’abord reconnaître sa responsabilité, puis se repentir, et ensuite verser une indemnité. La victime et l’auteur partagent alors la consommation d’un jus amer provenant d’une gourde. Cette pratique de la réconciliation vise alors à apaiser la situation, à guérir les terres et à rétablir les relations, bien au-delà des approches limitées des systèmes juridiques occidentaux classiques ou d’une amnistie officielle pour les infractions contre l’État. Pour tous les Acholis, toutes les personnes impliquées dans un conflit doivent passer par la réconciliation des mato oput. Dès lors, la communauté internationale se doit de fournir des moyens aux sociétés et doit aider les anciens combattants à s’y réinsérer, en évitant de différencier ceux qui ont été forcés de subir la violence. En procédant ainsi, il est prévu que les auteurs de tels crimes ne pourront plus faire l’objet de nouvelles accusations devant les tribunaux nationaux. Cela permet de tirer un trait sur le passé et donne de meilleures perspectives pour l’avenir, assurant ainsi une réconciliation optimale et durable [30].

Ce mécanisme mériterait d’être expérimenté concrètement, mais plusieurs critiques persistent. En effet, si certaines victimes sont plus enclines que d’autres à pardonner leurs bourreaux, d’autres peuvent être plus réticentes. De plus, accueillir dans la société des auteurs de crimes qui n’ont pas été jugés ni punis pourrait laisser planer un sentiment d’impunité pouvant donner lieu à des vengeances privées. Ensuite, bien que pardonner implique une force admirable, cela ne pourrait suffire à « rééduquer » des enfants soldats enrôlés depuis leur enfance et qui n’ont connu que la guerre et la violence. Ainsi, il conviendrait d’allier ces mécanismes traditionnels tournés vers le futur, en raison du fait qu’ils assurent une réconciliation sociale sans précédent, avec la justice pénale internationale qui est tournée vers le passé puisqu’elle condamne les actes perpétrés. Il serait alors plus avantageux de concilier ces deux idéaux de justice à défaut de les dissocier. Néanmoins, il convient de constater que des mécanismes de réconciliation similaires ont été utilisés en même temps que la justice pénale internationale, comme les commissions vérité et réconciliation, et que les résultats n’ont pas été ceux escomptés, rendant ainsi l’articulation difficile voire impossible entre l’idéal de justice pénale internationale et les mécanismes traditionnels de réconciliation.

2.2.2. L’articulation entre l’amnistie, les Commissions Vérité et Réconciliation et la justice pénale internationale.

Il existe plusieurs Commissions Vérité et Réconciliation. Elles sont, par exemple, issues des travaux pour la poursuite de disparitions forcées en Amérique du Sud [31]. Celles-ci sont des juridictions ou des commissions non juridiques instituées ponctuellement à la suite d’un conflit ou d’une période troublée par la commission de plusieurs faits répréhensibles moralement et légalement. En outre, elles sont destinées à réunir autour d’une même table les auteurs et les victimes en donnant de la voix à ces dernières. Ainsi, ces commissions ont un objectif spécifique, absent du droit international, le pardon.

Celui-ci s’accompagne en général de lois d’amnisties considérées comme assurant à la société de se réconcilier et de s’ouvrir vers l’avenir, puisqu’elles sont considérées comme étant les conditions nécessaires du changement politique [32]. Il est alors possible de penser que ces commissions sont a priori contraires à la justice pénale internationale qui exclut toutes les lois d’amnistie parce qu’elles entravent le travail de la Cour. En effet, la philosophie inspirant le droit international pénal est différente des Commissions Vérités et Réconciliation car elle considère que la paix ne naît qu’après l’exercice d’une justice infaillible, alors que les autres estiment qu’il ne peut exister que le pardon pour surmonter les actes passés et pouvoir se tourner vers l’avenir pour assurer une meilleure cohésion sociale. Cependant, les Commissions Vérités et Réconciliation qui ont donné naissance à de nouvelles sociétés véritablement apaisées peuvent-elles être mises en place parallèlement à la Cour pénale internationale ?

Les années 1990 ont vu aboutir en Afrique du Sud une société pacifiée au lendemain de la période d’apartheid et de la domination des européens sur les africains. Nelson Mandela, le nouveau président élu, a voulu tendre la main à ses adversaires qui furent jadis ses geôliers. Il fut instituée une Commission Vérité et Conciliation en 1995 visant à mettre en lumière les actes contraires aux droits de l’homme commis entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994. Cette commission avait pour objectif fondamental de réconcilier la nation et de parvenir à une paix sociale [33]. Ainsi, il apparaît que dans ce processus de pardon, les victimes ont une place centrale.

En effet, celles-ci sont écoutées et un rituel est imposé assurant un respect de la part des auteurs et une reconnaissance symbolique de leur statut particulier. De plus, Desmond Tutu, archevêque anglican et président de la Commission Vérité et Réconciliation, incitait les protagonistes, qu’ils soient victimes ou auteurs, à s’accepter mutuellement afin de pouvoir assurer une amnistie collective bénéfique à la paix nationale dont avait grandement besoin l’Afrique du Sud [34]. Il est alors possible de constater que, non seulement les victimes font un effort considérable en acceptant de pardonner leurs bourreaux, mais que les auteurs aussi s’engagent dans un processus de reconnaissance de leurs torts et de leurs actes qu’ils niaient auparavant afin d’éviter un jugement et une sanction. Cette commission a alors délié la parole de chacun des acteurs du conflit. Elle a alors donné lieu à une véritable renaissance de la société sud-africaine.

Cependant, toutes les Commissions Vérité et Réconciliation n’ont pas connu le même engouement et le même sort. En effet, l’accord de Lomé de 1999 prévoyait en son article 9 que les combattants jouiraient d’une amnistie. La Chambre d’appel du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone a jugé le 13 mars 2004 que l’amnistie est « contraire aux obligations contenues dans certains traités dont le but est de protéger l’humanité » [35]. La chambre s’est notamment appuyée sur le jugement Furundzija rendu par le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie [36] ainsi que sur une norme de droit international émergente selon laquelle un gouvernement ne pourrait accorder une amnistie pour des crimes de droit international [37].

L’article 6 de l’accord de Lomé prévoyait l’établissement d’une Commission Vérité et Réconciliation qui fut votée par le Parlement Sierra léonais le 22 février 2000 [38]. Celle-ci fonctionnait en même temps que le Tribunal Spécial, ce qui soulevait plusieurs questions.

En effet, la juridiction a refusé le témoignage de plusieurs individus poursuivis et détenus par elle devant la Commission en raison de la possible atteinte à la présomption d’innocence [39]. Ainsi, les Commissions Vérité et Réconciliation peuvent mettre en danger le procès pénal international en ce qu’elles pourraient bafouer ses grands principes tels que la présomption d’innocence, les droits de la défense et le droit à un procès équitable. Il résulte en effet des Commissions que les auteurs sont libérés alors qu’ils pourraient être déclarés coupables et sujets à une peine devant la Cour pénale internationale. Dès lors, il apparaît impossible en pratique d’observer l’émergence d’une telle Commission au sein de la Cour pénale internationale puisqu’elle serait néfaste pour l’impartialité des juges, le déroulement des enquêtes et pour la compréhension de la justice. En effet, si la Cour venait à condamner un auteur libéré, la justice pénale internationale serait encore plus mal perçue et subirait de nombreuses critiques. En outre, certains auteurs pourraient reconnaître leurs torts non pas de manière sincère mais seulement pour éviter une condamnation.

Cependant, dire que la justice et la paix sont antagonistes est erroné. Il est nécessaire de jouer sur le facteur temporel pour que les deux n’interviennent pas en même temps [40].

Ainsi, instituer une Commission afin de libérer la parole, d’apaiser le corps social pour ensuite permettre à la justice de condamner les auteurs d’actes prohibés, serait une perspective non négligeable dans la mesure où les victimes seraient entendues et les auteurs seraient punis.

Cette conception d’une justice pénale internationale œuvrant non seulement pour la pacification mais aussi pour l’apaisement d’une société de manière concrète permettrait ainsi de s’ouvrir aux différentes problématiques présentes sur le terrain et de comprendre les maux de chaque protagoniste. Ainsi, loin de La Haye, la justice pénale internationale pourrait tendre vers l’émergence d’une spécialisation sur tous les territoires ayant fait l’objet de commissions d’infractions pénales.

Rayman Remtola Avocat au Barreau du Val d’Oise http://rayman-avocat.fr

[1Cass. Crim. 24 novembre 2021, pourvoi n°21-81.344.

[2Patrick Daillier, Mathias Forteau, Alain Pellet, Droit international public, LGDJ, Lextenso, 8e édition, pp. 110-112.

[3Ibid, p. 111.

[4CICR, La compétence universelle en matière de crime de guerre, Services consultatifs en droit international humanitaire, mars 2014.

[5Ibid.

[6Article 113-2 du Code pénal.

[7Article 113-6 du Code pénal.

[8Article 113-7 du Code pénal.

[9Article 113-8-2 du Code pénal.

[10Article 113-10 du Code pénal.

[11CICR, La compétence universelle en matière de crime de guerre, Services consultatifs en droit international humanitaire, mars 2014.

[12Ibid.

[13Art. 85 Protocole additionnel I 1977 “Répression des Infractions au présent Protocole”.

[14Jean-Marie Henckaerts, Louise Doswald-Becks, “Droit international humanitaire coutumier”, Volume 1 : Règles, CICR, Bruylant 2006, pp. 801-806.

[15Danièle Lochak, IV. L’universalité des Droits de l’Homme : évidence ou mystification ?, Le droit et les paradoxes de l’universalité, 2010, pp. 167-203.

[16Philippe Coppens, “Du droit de punir : par humanité ?" (à propos de la compétence universelle), Revue de Droit Général, pp. 406-407.

[17Ibid.

[18Historischer Prozess un Staatsfolter in Syrien endet mit Haftstrafe, Die Süddeutschezeitung, 24 févr. 2021.

[19Kevin Mariat, Quand l’Allemagne redonne ses lettres de noblesse à la compétence universelle, Dalloz Actualité, 17 mars 2021.

[20S. Manacorda et G. Werle, L’adaptation des systèmes pénaux nationaux au Statut de Rome. Le paradigme du Völkerstrafgesetzbuch allemand, RSC 2003. 501.

[21M. Massé, Des figures asymétriques de l’internationalisation du droit pénal, RSC 2006. 755.

[22Kevin Mariat, Quand l’Allemagne redonne ses lettres de noblesse à la compétence universelle, Dalloz Actualité, 17 mars 2021.

[23Delphine Brach-Thiel, Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Compétente internationale, Dalloz, décembre 2017.

[24Ibid

[25Antonio Cassese, Mireille Delmas-Marty, Juridictions nationales et crimes internationaux, PUF, 2002.

[26Crim. 4 janv. 2011, no 10-87.760, Bull. crim. no 2.

[27RTBF, “Loi belge de compétence universelle : la Cour européenne des Droits de l’homme déboute dix jordaniens”, 16 mars 2021, disponible sur https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_loi-belge-de-competence-universelle-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-deboute-dix-jordaniens?id=10720416.

[28Marc Lacey, « Atrocity victims in Uganda choose to forgive », New York Times, 18 April 2005, In, Allen (T.), « The International Criminal Court and the invention of traditional justice in Northern Uganda », Politique africaine, vol. 107, no. 3, 2007, p. 153.

[29Tim Allen, « The International Criminal Court and the invention of traditional justice in Northern Uganda », Politique africaine, vol. 107, no. 3, 2007, p. 149.

[30Dennis Pain, The Bending of Spears, Producing Consensus for Peace and Development in Northern Uganda, International Alert and Kacoke MAdit, 1997, p. 3, In : Tim Allen, « The International Criminal Court and the invention of traditional justice in Northern Uganda », Politique africaine, vol. 107, no. 3, 2007, p. 151.

[31Fiona Schnell, « La justice pénale internationale à l’épreuve du maintien de la paix », in : Ph. Gréciano, Justice pénale internationale. Les enjeux de Nuremberg à La Haye. Mare & Martin, 2016, p.167.

[32Laetitia Bucaille, « La Commission. Vérité et Réconciliation, vers une nouvelle Afrique du Sud ? », Revue internationale et stratégique, vol. 88, no. 4, 2012, p. 91.

[33La Monde Afrique, « “2019, année de l’Afrique” pour les marchands d’armes russes », www.lemonde.fr, 24 janvier 2019, disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/24/2019-annee-de-l-afrique-pour-les-marchands-d-armes-russes_5413863_3212.html, consulté le 25 janvier 2019.

[34Francesca Maria Benvenuto, « Soupçons sur la Cour pénale internationale », Le Monde Diplomatique, avril 2016, p. 9.

[35TSSL, Affaire Morris Kallon et Brima Bazzy Kamara, affaire n° SCSL/2004-15-AR72(E), affaire n° SCSL/2004-16- AR72(E), §49 et §50.

[36Nada Youssef, « La transition démocratique et la garantie des droits fondamentaux : esquisse d’une modélisation juridique », Editions Publibook, 2011, p. 496.

[37Raphaëlle Maison, Justice pénale internationale, PUF, 1re édition, juin 2017, p. 68.

[38Ibid.

[39TSSL 28 novembre 2003, affaire Norman et TSSL 3 novembre 2003, affaire Gbao.

[40Anne-Laure Vaurs-Chaumette, « La Cour pénale internationale et le maintien de la paix », Hal, In : Julian Fernandez et Xavier Pacreau, Statut de Rome de la Cour pénale internationale : commentaire article par article, Editions Pedone, 2012, pp. 65-75.