Village de la Justice www.village-justice.com

Le manquement d’un architecte à son devoir de conseil. Par Christophe Sanson, Avocat.
Parution : mercredi 1er décembre 2021
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/manquement-architecte-son-devoir-conseil,40919.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Nuisances sonores : manque à son devoir de conseil, l’architecte n’ayant pas signalé à sa cliente le risque de trouble anormal découlant d’un changement de revêtement de sol.

Jugement du Tribunal judiciaire de Nanterre du 18 octobre 2021 (8ème ch. n°18/00237).

Dans quelle mesure, et sur quel fondement juridique, est-il possible d’obtenir la cessation de nuisances sonores liées au changement d’un revêtement de sol, par le voisin du dessus, ainsi que la réparation des préjudices en découlant ?

Dans un jugement du 17 mai 2021 le Tribunal judiciaire de Nanterre a admis qu’une propriétaire engageait sa responsabilité sur le fondement des troubles anormaux de voisinage dès lors que le changement de revêtement de sol réalisé dans son appartement, entraînait des nuisances sonores pour ses voisins du dessous.

Les juges ont également fait droit à l’appel en garantie déposé par la responsable des nuisances sonores, à l’encontre de son architecte d’intérieur ayant organisé les travaux, sur le fondement d’un manquement à son devoir de conseil.

Présentation de l’affaire.

1°. Faits

Les époux C. étaient propriétaires et occupants d’un appartement situé au 6ème étage d’un immeuble d’habitation.

Leur voisine du dessus, Madame P., avait entrepris, avec l’assistance d’une architecte d’intérieur Madame D., des travaux de rénovation dans son appartement incluant une modification du revêtement des sols (remplacement de la moquette par du parquet).

Les époux C. se plaignaient de nuisances sonores émanant de l’appartement du dessus, suite aux travaux effectués par Madame P.

2°. Procédure

Dès le commencement des travaux, les époux C. avaient informé Madame P., de l’existence de nuisances sonores, et lui rappelaient que ce type de travaux de rénovation ne pouvait pas être réalisé sans l’autorisation préalable du syndicat des copropriétaires, qui n’avait pas été consulté en l’espèce.

En l’absence de réponse, les époux C. s’étaient rapprochés du syndic de copropriété, pour savoir si un accord préalable avait été donné quant aux travaux envisagés par Madame P., et solliciter une vérification de la conformité des nouveaux revêtements de sol avec les exigences de la copropriété en matière d’isolation acoustique.

Les époux C. avaient ensuite sollicité leur protection juridique afin qu’une expertise acoustique amiable soit diligentée, mais s’étaient heurtés au refus de Madame P.

Les époux avaient alors saisi le juge d’une demande de référé expertise, et avaient obtenu la nomination d’un expert judiciaire.

Le rapport d’expertise mettait en évidence « une nette différence de niveau sonore [traduisant] une nette dégradation de l’isolement aux bruits d’impact depuis l’installation du parquet chez Madame P. Ainsi, la gêne ressentie [était] notable d’un point de vue objectif [selon l’expert] puisque les bruits d’impact normalement produits [étaient] augmentés de 15 dB en moyenne par rapport à ce qu’ils étaient auparavant, leur émergence devenant très importante sur le bruit ambiant résiduel (bruit de fond) surtout en période calme (soirée et nuit) ».

Ces conclusions d’expertise s’appuyaient notamment sur des valeurs de référence du niveau sonore de l’immeuble, mesurées en 2001 par un rapport établi par un bureau d’étude technique (BET).

Sur le fondement de ce rapport d’expertise, les époux C. avaient alors assigné Madame P. devant le Tribunal judiciaire de Nanterre et sollicité sa condamnation à :
- exécuter les travaux nécessaires pour se mettre en conformité avec la règlementation en vigueur, et notamment les conclusions du BET et le règlement de copropriété, et ce, sous astreinte de 200 euros par jour de retard ;
- leur verser la somme de 74 304 euros titre de leur préjudice de jouissance pour la période d’août 2010 à mars 2021 ;
- leur payer la somme de 580,50 euros par mois jusqu’à la fin des travaux, au titre de leur préjudice de jouissance complémentaire ;
- leur payer la somme de 10 000 euros au titre de leur préjudice moral ;
- leur payer la somme de 10 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
- payer les entiers dépens.

Madame P. avait alors assigné son architecte d’intérieur, Madame D, en intervention forcée, et sollicitait du Tribunal, à titre principal, qu’il :
- prononce l’absence de trouble anormal de voisinage ;
- prononce l’inopposabilité du livret d’accueil de l’immeuble et du rapport du BET ;
- déboute les époux C. de l’ensemble de leurs prétentions ;
- condamne les époux C. et Madame D. à verser la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

Madame P. avait également demandé au Tribunal, à titre subsidiaire et dans l’éventualité où il serait fait droit aux demandes des époux C qu’il :
- reconnaisse la faute commise par Madame D. ;
- condamne Madame D. à la garantir de l’intégralité des condamnations prononcées à son encontre au profit des époux C.

Madame D. avait quant à elle sollicité du Tribunal qu’il :
- déboute les époux C. de l’ensemble de leurs demandes ;
- subsidiairement, limite les travaux de modification des revêtements de sol aux pièces principales de l’appartement, à l’exclusion des pièces humides ;
- dans l’hypothèse où il entrerait en voie de condamnation à l’encontre de Madame P., la déboute de sa demande de garantie ainsi que de l’ensemble de ses prétentions ;
- condamne les époux C. et Madame P. à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

3°. Décision du juge.

Le Tribunal Judiciaire de Nanterre a fait droit aux demandes des époux C. et a :
- retenu la responsabilité de Madame P. dans les nuisances sonores subies par les époux C. ;
- condamné Madame P. à exécuter les travaux d’amélioration de l’isolation acoustique conformément aux préconisations du rapport du BET dans un délai de six mois à compter de la signification du jugement, puis sous astreinte de 200 € par jour de retard ;
- condamné Madame P. à verser aux époux C. la somme de 33 540 euros en réparation de leur préjudice de jouissance ;
- condamné Madame P. à verser 2 000 euros à chaque époux en réparation de leur préjudice moral ;
- condamné Madame D. à garantir Madame P. à hauteur de 50 % des sommes auxquelles elle était condamnée ;
- condamné Madame P. à verser aux époux P. la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
- condamné Madame P. et Madame D. aux entiers dépens.

I. Observations.

A. La reconnaissance d’un trouble anormal de voisinage lié à un changement de revêtement de sol et le rappel des règles encadrant la responsabilité du maître d’ouvrage des travaux.

Dans ce jugement, il a été admis que le remplacement de la moquette par du parquet avait occasionné un trouble pour les époux C., excédant les inconvénients normaux du voisinage, et permettant d’engager la responsabilité de Madame P., à a fois propriétaire de l’appartement et maître d’ouvrage des travaux à l’origine du trouble anormal.

Les juges ont ensuite rappelé que la responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage était une responsabilité objective, et qu’il n’était donc pas utile ni nécessaire, pour les époux C., de démontrer l’existence d’une faute de Madame P., laquelle faute aurait en l’espèce était caractérisée par l’absence de demande d’autorisation préalable du syndicat de copropriétaires, pour la réalisation des travaux.

Les juges ont également affirmé que Madame P. ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité sur ce fondement, au motif qu’elle n’occupait plus l’appartement, qu’elle avait mis en location.

En effet, ils ont à juste titre souligné que les nuisances sonores subies par les époux C., liées au changement de revêtement de sol réalisé par Madame P., propriétaire du bien, n’étaient pas imputables aux locataires.

En tirant toutes les conséquences de l’engagement de la responsabilité de Madame P., les juges ont condamné cette dernière à réaliser les travaux de mise en conformité préconisés, et l’ont condamné à verser aux voisins la somme de de 33 540 euros en réparation du préjudice de jouissance, la somme de 4 000 euros au titre de leur préjudice moral, et la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

Le calcul de l’indemnisation du trouble de jouissance a été réalisé sur la base d’une valeur locative de 24 euros par m² et par mois, soit 24 euros x 107,5 m² x 65 mois.

Cette formule était toutefois contestée par Madame P. qui soutenait que la surface de l’appartement des époux C. à prendre en compte pour le calcul, ne pouvait pas excéder la surface de son propre appartement sur laquelle les travaux avaient été effectués, soit 50 m².

Les juges ont cependant pris une décision favorable aux époux C. en considérant que les nuisances sonores n’étaient pas limitées à l’espace situé exactement en dessous de l’appartement de Madame P., ni des pièces rénovées, et que des nuisances pouvaient être ressenties dans différentes pièces de l’appartement des époux C.

B. L’admission de l’appel en garantie par le voisin responsable de nuisances à l’encontre de son architecte d’intérieur.

Dans ses dernières conclusions, Madame P., cherchant à éviter de supporter seule la charge financière que représenterait une éventuelle condamnation, avait assigné Madame D. et formé un appel en garantie à son encontre.
Elle soutenait que Madame D., en sa qualité d’architecte d’intérieur, avait manqué à son obligation de conseil, quant au changement de revêtement de sol réalisé.
Madame P. produisait à l’appui de ses prétentions un document établi par Madame D. sous le titre « descriptif des travaux », mentionnant expressément la dépose de la moquette, ainsi qu’un document « propositions d’honoraires », prévoyant une prestation de rénovation de l’appartement, incluant la création d’un parquet, ainsi que l’organisation et le suivi du chantier.
Madame D., quant à elle, s’en défendait en faisant valoir qu’elle était intervenue en qualité de décoratrice, et non d’architecte d’intérieur, qu’aucun contrat n’avait été conclu entre elle et Madame P., et que les deux documents précités n’avaient pas été signés par les parties alors qu’ils auraient normalement dus l’être.
Les juges ont cependant fait droit à l’appel en garantie formé par Madame P., sur le fondement du manquement de Madame D. à son devoir de conseil quant au risque de dégradation de l’isolation phonique lié au changement de la moquette par un parquet.
Pour parvenir à cette solution, le Tribunal a fait une appréciation in concreto de la mission confiée à Madame D.
Les juges sont ainsi passés outre la circonstance qu’aucun contrat écrit n’avait été conclu, que les documents écrits n’aient pas été signés, et que Madame D. ne se soit jamais présentée, dans ces documents, comme une architecte d’intérieur, pour rechercher le rôle réel de cette dernière dans la réalisation des travaux.
Cette prise en compte de la réalité d’une situation, et non de son strict cadre juridique, s’est révélée particulièrement favorable aux époux C.
En effet, en admettant l’appel en cause formé par Madame P., le Tribunal a garanti aux époux C. l’effectivité de l’indemnisation de leurs préjudices, même en cas de défaut de paiement de Madame P.

II. Conclusion.

La 8ème chambre du Tribunal judiciaire de Nanterre, dans son jugement du 18 octobre 2021, a appliqué la théorie jurisprudentielle des troubles anormaux de voisinage, pour condamner un voisin ayant procédé à un changement de revêtement de sol ne respectant pas la règlementation acoustique en vigueur.

Les juges, soutenant les demandes de réparation formées par les victimes de nuisances sonores, ont également rappelé que la responsabilité fondée sur les troubles anormaux de voisinage était objective (en ce qu’elle n’impliquait aucune faute du voisin à l’initiative des travaux de rénovation), et liée au désordre acoustique immobilier généré plutôt qu’au comportement a priori normal des locataires.

Enfin, le Tribunal a admis que l’architecte d’intérieur ayant participé à la conception des travaux, devait être appelé en garantie par le propriétaire, alors même qu’il ne se serait présenté que comme décorateur, et qu’aucun document écrit ou signé n’avait été conclu.

Christophe Sanson, Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine