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[Tribune] Vers un essor du recours aux enquêteurs privés ?
Parution : mercredi 29 décembre 2021
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L’agent de recherche privé est membre de la famille des professions judiciaires en ce qu’il permet souvent le dénouement de litiges devant les juridictions. Pourtant, cette profession est absente des débats des États généraux de la Justice. Deux anciens élèves du diplôme universitaire d’enquêteur privé Raphaël Corizzi et Samir Lassoued plaident pour une évolution de la profession.

Divorce pour faute, garde d’enfant, vol en entreprise, solvabilité d’une société ou encore révision d’une pension alimentaire, les domaines d’intervention d’un enquêteur de droit privé - ou d’un agent de recherche privé - sont parfois peu connus et fantasmés par le grand public.

En effet, l’enquêteur de droit privé n’intervient que dans le cadre d’un intérêt légitime et avec des méthodes strictement encadrées. Aux yeux d’un juge, le rapport de l’enquêteur a la force probante d’un témoignage [1] . La qualité de professionnel de la preuve renforce le caractère probant des pièces versées.

La dernière grande réforme de cette profession prend sa source dans la loi du 18 mars 2003, modifiant rigoureusement l’accès à la profession. La récente loi du 25 mai 2021 dite « sécurité globale » est venue toucher de façon générale le régime de l’ensemble des professions de la sécurité privée, sans pour autant aborder une réforme de la profession d’enquêteur privé [2] . Plusieurs raisons pourraient conduire les pouvoirs publics à envisager une profonde réforme alors que sont ouverts les États généraux de la Justice.

Le progrès technique milite dans le sens d’une réforme du statut et des missions de l’enquêteur privé. Le vol et l’abus de confiance en entreprise sont de plus en plus souvent dématérialisés [3] , la mise en circulation de contrefaçon peut être détectée rapidement et les cyberattaques sont de plus en plus fréquentes [4] . Finalement, tout un pan du domaine pénal pourrait être confié à des agents privés, dès lors qu’un haut niveau de technicité est justifié (I). Ce partage de compétence dans les enquêtes pose la question de son financement, permettant ainsi une démocratisation du recours à l’office de l’enquêteur privé (II).

I. L’ouverture de certaines activités pénales à l’office de l’enquêteur privé

L’enquêteur privé n’a pas comme première vocation d’intervenir dans le cadre d’une affaire relevant d’une juridiction pénale. La raison principale réside dans l’idée qu’aucun obstacle même minime, ne peut entraver les opérations de police en cours.

Cela étant justement rappelé, l’enquêteur privé demeure un témoin essentiel dans l’information de la justice civile grâce à la non-révélation de son identité permise par l’article 621-1 du code de sécurité intérieur. Une escroquerie à l’assurance est traitée certes en matière civile par l’enquêteur, mais son travail pourrait tout aussi bien être exploité en cas de poursuites pénales.

Les ruses autorisées à l’enquêteur privé sont interdites aux juges d’instructions et strictement encadrées par la jurisprudence pour les officiers de police judicaire. L’enquêteur privé peut théoriquement recourir à la ruse pour faire administrer une preuve qu’un fonctionnaire n’aurait pas le droit d’obtenir [5] .

L’illustration la plus évidente du maintien de ces garanties serait l’exclusion de la dissimulation de l’identité ou de la mission dans le cas où l’enquête porterait exclusivement sur une infraction [6] .

Le mouvement de déjudiciarisation en matière civile est parallèle un mouvement de contraventionnalisation de certains délits et le projet de loi responsabilité pénale et sécurité intérieure confirme cette dynamique. L’article 15 de ce texte, voté dès la première lecture dans les deux chambres, envisage le vol simple comme pouvant faire l’objet d’une contravention par les services de police [7].

Ainsi, le législateur continue de remettre en question le degré de gravité de certaines infractions et cherche à réduire le délai de la réponse pénale. Aussi est-il légitime de s’interroger sur une complémentarité avec les compétences de l’enquêteur privé pour satisfaire ce dernier objectif d’efficacité pour les infractions les moins graves.

L’enquête sur des délits mineurs d’atteinte aux biens pourraient alors être envisagés comme une compétence partagée entre les enquêteurs du privé et du public, avec pour corolaire un maintien des garanties procédurales que doivent respecter les agents et officiers de police judiciaire.

Légitime est la critique du partage de compétence entre le secteur public et le secteur privé. En pratique, pour éviter une administration de la preuve à deux vitesses, des pistes de réflexion peuvent être dessinées pour corriger les effets indésirables d’une telle réforme.

II. Une gestion des coûts de l’enquête fondée sur le modèle de l’aide juridictionnelle

La loi de finance pour 2017 a introduit « les aviseurs fiscaux », permettant à l’administration fiscale de rétribuer les informations afin de lutter contre la fraude fiscale. Un récent rapport d’information conduit par la députée Christine Pires Beaune établit un manque d’efficacité de ces délations de source privée [8]. Ce mouvement d’externalisation peut s’appuyer les compétences de l’enquêteur privé.

En matière de fraude fiscale comme de fraude aux prestations sociales, l’enquêteur peut être d’un grand secours à l’État et aux collectivités territoriales, au premier rang desquelles les conseils départementaux gestionnaires de l’action sociale. Une mise en concurrence lors d’appels d’offre permettrait à des agences de recherche privée de proposer une offre adaptée comme c’est déjà le cas pour les cabinets d’avocats.

Le partage de compétences de la puissance publique avec le secteur privé doit être accompagné de solides garanties pour que soit préservé l’intérêt général. La condition d’égalité des armes doit ici prévaloir.

La prise en charge du coût d’un enquêteur privé peut être un frein à son recours. Le système d’aide juridictionnelle permet de rendre effectif le droit à un procès équitable par la présence parfois gratuite d’un avocat. Certaines personnes physiques ou morales disposent de solides ressources financières et ont déjà recours à des enquêteurs privés. La question de l’égalité des armes devant la preuve a pris une place importante, à telle enseigne que la Cour Européenne des Droits de l’Homme rapproche le droit de la preuve du droit à un procès équitable [9] .

Toujours par analogie, le professionnel de l’enquête privé pourrait être rémunérer par une clause dans les contrats d’assurances ou par l’effet indirect d’une clause présente dans les conventions d’arbitrages. A l’heure d’une croissance du droit collaboratif et des modes alternatifs de règlement des conflits, la place de la preuve pourrait bien devenir incontournable dans la résolution des litiges.

Samir Lassoued Avocat au Barreau du Val d’Oise 1er secrétaire de la Conférence

[1Cass. 2e civ., 7 nov. 1962

[2Loi n°2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés - voir notamment section 5

[3Cass. Crim, 22 mars 2017, 15-85.9293

[4Rapport d’activité 2019-2020 du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale

[5Cass. Crim. 6 avril 1993, 93-80.184

[6Cass. Crim. 27 février 1996, 95-81.366

[7Projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure n°4596 – voir également le compte rendu intégral des débats de la séance du 19 octobre 2021

[8Rapport d’information n°4489 - sur la mise en œuvre des conclusions de la mission d’information relative aux aviseurs fiscaux - Assemblée nationale 22 septembre 2021

[9Cour. EDH – Strasbourg – 17 octobre 2019 - Arrêt Grande Chambre - Affaire LÓPEZ RIBALDA ET AUTRES c. Espagne - Requêtes n° 1874/13 et 8567/13