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Récupération et retenues d’aides agricoles : quels droits et quels recours pour les agriculteurs ? Par Jean-Baptiste Chevalier, Avocat.
Parution : jeudi 30 décembre 2021
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Chaque année, des centaines d’agriculteurs constatent que des aides agricoles qui leur étaient dues et qui, parfois, leur ont déjà été versées, ont été supprimées ou réduites.
Ces retraits et réductions d’aides agricoles donnent lieu, selon les cas, à des retenues, à des récupérations directes ou à des demandes de remboursement. Face à ces décisions de l’Etat et de l’Agence de service et de paiement (ASP) ou de France Agrimer, de quels droits et de quels recours disposent les agriculteurs ?

Les aides de la politique agricole commune (PAC) versées aux agriculteurs sont parfois réduites, et dans de plus rares cas, totalement retirées. Ces décisions de retrait ou de réduction se traduisent, lorsque les aides n’ont pas été versées, par une retenue de ces aides, et lorsqu’elles ont déjà été versées, soit par une récupération directe par compensation sur d’autres aides dues, soit par une demande de remboursement donnant lieu à l’émission d’un titre exécutoire.

Les agriculteurs concernés sont souvent stupéfaits, et parfois à raison, de se voir retirer des aides sur lesquelles ils comptaient et sur la base desquelles était établi leur bilan prévisionnel. Cette stupéfaction est d’autant plus grande lorsqu’ils n’ont reçu aucune information préalable, ni de la part des services de la direction départementale des territoires (DDT), chargés de l’instruction des demandes d’aides, ni de l’Agence de services et de paiement (ASP), en charge de leur versement, ni de France Agrimer pour certaines aides spécifiques. Il arrive fréquemment qu’ils découvrent ces réductions d’aides en consultant les relevés de situation publiés aléatoirement sur leur espace Télépac, sans comprendre ni quelles aides ont été retirées, ni pour quels motifs elles l’ont été.

Dans de telles situations, parfois kafkaïennes, les agriculteurs disposent cependant de certaines garanties et de recours. Outre qu’ils peuvent toujours solliciter des éclaircissements auprès des services de leur DDT(M), ils peuvent, lorsque ces décisions de retrait ou de réduction ne leur semblent pas justifiées, se tourner vers le juge administratif.

Au cours des derniers mois, les tribunaux administratifs ont eu à plusieurs reprises l’occasion de rappeler aux services de l’Etat et de l’ASP que les retraits d’aides agricoles et leur récupération obéissaient à des règles strictes, qu’ils se devaient de respecter.

1. Dans quels délais des aides agricoles peuvent-elles être retirées, réduites et récupérées par l’administration ?

En principe, l’administration dispose d’un délai de quatre ans pour procéder à la récupération d’une aide agricole, lorsque celle-ci a été accordée et versée dans le cadre de la politique agricole commune. Il s’agit du délai de prescription de quatre ans prévu à l’article 3 du règlement (CE, Euratom) n° 2988/95 du Conseil, du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers (PIF) des Communautés européennes.

En vertu du principe de primauté du droit de l’Union européenne, c’est normalement ce délai de prescription de quatre ans qui doit prévaloir [1], et non le délai de retrait habituel de quatre mois, applicable en droit français au retrait des actes administratifs créateurs de droit [2].

Dans certains cas particuliers, ce délai peut être encore plus long. La Commission européenne dispose en effet d’un délai de 10 ans pour récupérer les aides agricoles ayant pu être versées par les Etats membres en méconnaissance du droit communautaire [3]. Si la Commission déclare illégal un régime d’aides, l’Etat est en principe tenu de récupérer les aides versées. Le délai écoulé entre la date de versement de l’aide et la date de sa récupération peut ainsi être supérieur à 10 ans. C’est ce qui est arrivé aux producteurs de fruits et légumes qui avaient bénéficié, entre 1992 et 2002, du versement des aides « plans de campagne », déclarées illégales par la Commission européenne.

En dehors de ce cas (très) particulier, les services de l’Etat et de l’ASP ne peuvent donc plus retirer, réduire et récupérer une aide agricole versée depuis plus de quatre ans.

2. Quelles procédures l’administration doit-elle respecter pour récupérer des aides agricoles déjà versées ?

Il est encore très fréquent que des aides agricoles soient récupérées par l’ASP par compensation sur les autres aides dues, sans aucune information préalable des agriculteurs. Lorsqu’ils entendent retirer et récupérer des aides agricoles déjà versées, les services des DDT(M) et de l’ASP, ou de France Agrimer, sont pourtant tenus de respecter certaines règles. Ils doivent, en particulier, adresser aux agriculteurs concernés une décision motivée et respecter une procédure contradictoire préalable.

Cette double obligation résulte des articles L121-1 et L. 211-2 du Code des relations entre le public et l’administration, qui imposent aux administrations de prendre une décision motivée et de suivre une procédure contradictoire préalable pour les décisions qui « imposent des sujétions » et qui « retirent ou abrogent une décision créatrice de droit ».

Plusieurs tribunaux administratifs ont récemment annulé des décisions de réduction et de récupération d’aides, prises en méconnaissance de ces obligations de motivation et de respect d’une procédure contradictoire préalable [4].

Concrètement, lorsqu’ils envisagent de retirer et de récupérer une aide, voire d’infliger une pénalité, les services de la DDT(M), ou de France Agrimer, doivent adresser un courrier aux agriculteurs concernés en les en informant et en leur donnant la possibilité de présenter leurs observations. Le retrait, la réduction ou la pénalité doivent ensuite donner lieu à la notification d’une décision motivée. Ce n’est qu’ensuite que l’ASP ou France Agrimer peuvent légalement procéder à la récupération ou émettre un titre exécutoire.

Les opérations de retrait, de réduction et de récupération d’aides qui ne donnent pas lieu à la notification d’une décision motivée et qui ne sont pas prises à l’issue d’une procédure contradictoire préalable sont irrégulières. Elles peuvent être contestées et annulées par le juge administratif.

3. Dans quels cas l’administration a-t-elle le droit de récupérer des aides agricoles déjà versées ?

L’administration ne peut réduire et récupérer une aide, ou infliger une pénalité financière, qu’à la condition qu’une telle décision soit légalement justifiée, ce qui suppose que les conditions pour bénéficier de l’aide agricole en cause n’étaient, en pratique, pas (ou plus) remplies.

Dans la plupart des cas, ces décisions de réduction ou de retrait d’aides sont justifiées par des « constats d’anomalies ». Cela signifie qu’à l’issue de contrôles sur pièces ou sur place, les services de la DDT(M) ou de l’ASP, ou de France Agrimer ont considéré que certains des engagements souscrits par les agriculteurs, en contrepartie du versement des aides, n’avaient pas été respectés.

En pareille hypothèse, il importe de s’assurer que l’administration n’a pas commis d’erreurs en caractérisant ces anomalies (ce qui peut arriver…). Les anomalies relevées doivent être clairement identifiées et matériellement établies. À défaut, la réduction d’aide peut encourir l’annulation.

De façon plus contestable, ces décisions de réduction ou de retrait d’aides sont parfois justifiées par des erreurs faites lors des déclarations PAC annuelles. Il peut s’agir d’erreurs dans la déclaration des « codes culture » ou dans la déclaration des parcelles. En l’état actuel du droit, l’administration refuse généralement de permettre aux agriculteurs de rectifier a posteriori leurs déclarations. Si parfois certains agents y consentent, à titre exceptionnel, c’est au prix de contorsions administratives et de réductions d’aides pour déclaration tardives. Si le Ministre de l’Agriculture a promis de reconnaître un droit à l’erreur aux agriculteurs, celui-ci se fait encore attendre !

Ces décisions de récupération d’aides agricoles peuvent aussi être dues, dans certains cas, à des changements de réglementation. Nul n’a jamais de droit au maintien d’une règlementation. Ces évolutions réglementaires sont donc légalement possibles. Cependant, il faut savoir que ces changements ne doivent pas, en principe, avoir de caractère rétroactif. Outre que cette rétroactivité serait contraire au principe de non-rétroactivité des actes administratifs [5], le principe de confiance légitime s’oppose à ce que l’administration supprime ou modifie un régime d’aide pour les campagnes écoulées ou en cours [6].

Il importe de préciser que le décret n°2020-633 du 26 mai 2020 a modifié, et assoupli, le régime de sanction applicable, en cas d’anomalies, aux agriculteurs bénéficiaires d’aides agroenvironnementales et climatiques (MAEC), d’aides à l’agriculture biologique (CAB et MAB), et de paiements au titre de Natura 2000 et de la directrice-cadre sur l’eau (DCE) [7].

4. Quels sont les recours dont disposent les agriculteurs ?

Les agriculteurs ne sont pas sans recours. Les décisions de retrait, de réduction, de pénalité ou de récupération des aides, de même que les titres exécutoires imposant des remboursements d’aides, sont des décisions administratives pouvant être contestées devant le juge administratif.

Plusieurs solutions contentieuses peuvent être envisagées.

a. Le recours gracieux.

Dans la plupart des situations, sauf en cas de blocage administratif, il est pertinent d’engager une négociation avec les services de la DDT(M), ou de France Agrimer pour tenter d’obtenir des explications, et le cas échéant, une régularisation amiable.

Depuis l’entrée en vigueur du décret du 26 mai 2020 précité, les DDT(M) peuvent, sous certaines conditions, supprimer des pénalités et rétablir partiellement certaines aides. Des négociations bien menées peuvent parfois aboutir à des régularisations significatives.

Le recours gracieux (adressé à la DDT et à l’ASP), qui est toujours possible, a pour effet d’interrompre le délai de recours de deux mois. Ce délai recommencera à courir à compter de l’intervention de la décision prise sur ce recours gracieux.

En cas d’échec de cette tentative de résolution amiable du litige, des suites contentieuses peuvent être envisagées.

b. Le recours pour excès de pouvoir.

D’une manière générale, ces décisions pourront faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif. Dans le cadre de ce recours, il est possible de demander au juge d’annuler les décisions litigieuses et d’enjoindre à l’administration de réexaminer les demandes d’aides.

Il n’est pas toujours évident de savoir quelle décision attaquer, notamment lorsque la récupération des aides n’a donné lieu à aucune décision motivée. Dans ce cas, il sera possible d’attaquer les décisions tacites révélées par ces opérations de récupération des aides.

Une attention particulière doit être portée au respect des délais de recours. Lorsqu’une décision motivée ou un titre exécutoire est notifié à l’agriculteur, celui-ci dispose d’un délai de deux mois, à compter de cette notification, pour saisir le tribunal administratif [8]. Passé ce délai, la décision devient définitive et ne peut plus être contestée.

Lorsqu’aucune décision n’a été formellement prise et notifiée (ce qui est encore fréquent), l’agriculteur dispose en principe d’un « délai raisonnable », qui est en principe d’un an, à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de cette décision tacite de retrait d’aide [9].

c. Le référé-suspension.

Dans certains cas, il peut être nécessaire de déposer, en parallèle du recours pour excès de pouvoir, un référé-suspension [10].

C’est notamment le cas lorsque l’administration a informé l’agriculteur de sa décision de retirer ou de réduire une aide, voire de lui infliger une pénalité, et de son intention de procéder à la récupération des sommes dues sur les autres aides devant être ultérieurement versées. Dans cette situation, l’agriculteur peut se trouver pendant plusieurs mois, voire pendant plusieurs années, privé du versement des aides qui lui sont dues.

Si un titre exécutoire a été émis par l’ASP, ou par France Agrimer, le recours contre ce titre exécutoire a un effet suspensif et empêche l’administration de procéder au recouvrement forcé des sommes en jeu. Mais en raison d’une bizarrerie jurisprudentielle, ce recours ne l’empêche pas de récupérer ces sommes par compensation [11]. La seule solution pour empêcher l’ASP de récupérer les aides en litige est alors de saisir le juge des référés du tribunal administratif d’une référé-suspension.

Il en est de même lorsque l’ASP procède à la récupération d’aides sans avoir préalablement émis de titre exécutoire. Dans ce cas, le recours pour excès de pouvoir contre les décisions de retrait et de récupération n’a pas d’effet suspensif. La saisine du juge administratif n’empêche donc pas l’ASP de continuer de récupérer les aides litigieuses. Pour interrompre ces prélèvements, la seule solution est donc, également, le faire un référé-suspension.

En cas de succès de ce référé-suspension, l’administration devra reprendre le versement des aides dues à l’agriculteur.

La stratégie contentieuse à adopter dépend néanmoins de la situation de chaque agriculteur et de la nature des décisions prises par les DDT(M) et l’ASP ou France Agrimer. Il conviendra, dans chaque cas, de procéder à une analyse approfondie de la situation pour déterminer les recours pouvant être envisagés et pour en apprécier les chances réelles de succès.

Jean-Baptiste Chevalier Avocat au barreau de Rennes www.jbcavocat.fr

[1CE, 13 mars 2015, Ti-Fonds, n° 364612

[2Prévu à l’article L242-1 du Code des relations entre le public et l’administration

[3En application de l’article 17 du règlement n°2015/1589 du 13 juillet 2015

[4TA Lyon, 25 mai 2021, n°19017889 ; TA Poitiers, 3 juin 2021, n°1902952 ; TA Caen, 17 décembre 2021, n°2000873 ; CE, Sect. 13 mars 2015, Odéadom, n°363612, publié au recueil Lebon.

[5CE, Ass. 25 juin 1948, Société du journal L’Aurore, n°94511

[6TA Dijon, 17 octobre 2018, n°1803252

[8Article R. 421-1 du code de justice administrative.

[9CE, Ass. 13 juillet 2016, Czabaj, n°387763

[10Article L521-1 du Code de justice administrative

[11CE, 11 avril 2019, Mme Delorme, n°418039.

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