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Salariés, comment prendre acte de la rupture de votre contrat de travail en 2022. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : vendredi 28 janvier 2022
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La prise d’acte est un ultime moyen pour le salarié de fuir une situation anxiogène, inacceptable financièrement, professionnellement.
Une grande prudence s’impose dans cette décision lourde de conséquences (une rupture immédiate du contrat de travail sans garantie de percevoir la moindre indemnité), qui ne saurait être mise à exécution qu’avec les conseils avisés d’un avocat.

Cet article actualise les 3 précédentes revues de jurisprudence de 2016, 2018 et 2019 :
- La prise d’acte du salarié en 2019 ;
- Salariés, sachez prendre acte de la rupture de votre contrat de travail ;
- La prise d’acte du salarié en 2016.

Voici les motifs les plus récents retenus par les Juges en 2022 comme manquements graves validant la prise d’acte du salarié, produisant les effets d’un licenciement nul ou sans cause réelle ni sérieuse.

1. Les objectifs irréalisables pendant plusieurs années [1].

Un Responsable régional des Ventes dont la rémunération comprenait un salaire fixe brut et une prime variable saisit le Conseil de Prud’hommes d’une prise d’acte de la rupture de son contrat de travail aux motifs que seuls les objectifs à atteindre pour l’année 2013 lui avait été précisés par l’employeur sans fixation d’objectifs pour les 3 années suivantes avant sa prise d’acte.

L’employeur prétendait à la fois que les mêmes objectifs fixés en 2013 avaient été reconduits tacitement les années suivantes et l’absence de réclamation du salarié de sa rémunération variable jusqu’à sa prise d’acte alors même qu’il était parti pour rejoindre une société concurrente.

Peine perdue, la Cour de Cassation rejette le recours de l’employeur en jugeant que la preuve de la fixation des objectifs est à la charge de l’employeur.

Or la cour suprême constate que celui-ci non seulement n’a pas fixé les objectifs les années suivantes mais également qu’il ne justifie pas qu’ils étaient réalisables. L’employeur est condamné au paiement de la rémunération variable et la rupture du contrat de travail prononcée au tort de l’employeur.

2. L’effet irréversible de la prise d’acte [2].

Une grande attention sera portée ici tant par l’employeur que par le salarié sur l’effet irréversible de la prise d’acte de la rupture du contrat de travail.

Dans cet arrêt, un salarié a d’abord pris acte de la rupture de son contrat de travail le 12 janvier 2017 puis quelques jours après le 30 janvier 2017 a signé une rupture conventionnelle avec son employeur. En appel, le salarié conteste la rupture conventionnelle.

Sa demande est rejetée par le Conseil de Prud’hommes qui considère que « le salarié et la société ont mutuellement renoncé à la prise d’acte de la rupture du 10 janvier 2017 que cette rupture conventionnelle est valable et le salarié irrecevable à la contester ».

Saisie de l’appel interjeté par le salarié, la Cour d’Appel réforme le jugement prud’homal compte tenu du caractère irréversible de la prise d’acte, qui, quand elle est manifestée par le salarié, met fin immédiatement au contrat de travail sans rétractation possible même d’un comme accord entre le salarié et l’employeur.

3. Les dépassements de la durée maximum du travail, le non paiement des heures supplémentaires sont des graves manquements justifiant la prise d’acte du salarié et portant atteinte à la santé et à la sécurité du salarié (3 arrêts).

-1er arrêt [3] :

Le salarié Réceptionniste d’un hôtel prend acte de la rupture de son contrat de travail en invoquant des heures de travail complémentaires et supplémentaires, une requalification de son contrat de travail à temps partiel de son contrat de travail à temps plein, l’absence de jour de congé et le non-respect des durées maximales de travail.

La Cour abonde en son sens et retient la conséquence ultime : le non-paiement de son salaire intégral, manquement grave justifiant que sa prise d’acte produise les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse.

- 2ème arrêt [4] :

Un Vendeur conteste le dépassement de la durée légale du travail sans règlement de l’intégralité de ses salaires dont les majorations de ses heures supplémentaires.

Pour la Cour, ces manquements sont donc non seulement établis mais également continus puisqu’ils ont perduré jusqu’à la prise d’acte par le salarié de son contrat de travail sans respect de la législation sur le temps de travail et le paiement du salaire, « soit les obligations essentielles pesant sur l’employeur. Ces manquements présentant un caractère de gravité certain, la prise d’acte de la rupture du contrat de travail doit produire les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse ».

- 3ème arrêt [5] :

L’employeur d’un Chauffeur ambulancier est condamné pour non-paiement des heures supplémentaires, dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire et du repos hebdomadaire « qui portent atteinte nécessairement à la santé et à la sécurité du salarié et qui constituent un manquement d’une gravité qu’ils empêchent la poursuite du contrat de travail ». La prise d’acte produit les effets d’un licenciement sans cause réelle ni sérieuse.

4. Le changement du contrat de travail ou des conditions de travail du salarié protégé est un grave manquement justifiant sa prise d’acte (2 arrêts).

Le salarié titulaire de mandats représentatifs des salariés (membre du CSE, Conseiller prud’homal, Conseiller du salarié, etc.) bénéficie de longue date d’une législation particulièrement protectrice (en savoir plus : Salariés protégés, connaissez vos droits en 2020.)

Les Juges sont particulièrement attentifs à veiller à l’application de la loi assurant une protection renforcée de cette catégorie de salariés particulièrement exposés par leurs mandats.

Ces salariés protégés ne doivent subir, sans leur accord exprès aucun changement de leur situation professionnelle. Il s’agit bien entendu de veiller à ce qu’aucune décision de l’employeur ne vienne, même de manière détournée, sanctionner ces salariés de manière prohibée.

Les juges analysent donc de manière pragmatique la situation réelle des salariés afin de déceler tous changements de leur situation professionnelle :

-1er arrêt [6] :

Une salariée Ingénieur commercial et qui s’est portée candidate aux élections des représentants du personnel à l’ancien CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) aujourd’hui CSE (Comité social et économique) conteste la modification de son contrat de travail à savoir la perte de ses comptes médias parmi lesquels 5 clients principaux.

La Cour d’Appel requalifie la prise d’acte en démission en considérant que dans le contrat de travail de la salariée la liste des fonctions n’était pas limitative et « que la modification de son portefeuille clients qui ne rêvait aucun caractère contractuel relève du pouvoir de direction de l’employeur ».

La Cour casse l’arrêt d’appel en constatant « qu’à l’occasion de la réorganisation de l’entreprise (…) l’employeur avait affecté la salariée, malgré son refus, dans un autre service en lui confiant des tâches différentes ».

Ainsi, peu importe l’absence de changement de la rémunération, qualification, coefficient etc, dès lors que des tâches du salarié sont modifiées sans son accord.

-2ème arrêt [7] :

L’arrêt d’appel validait la prise d’acte d’un Conseiller privé membre du Comité d’entreprise aux motifs « qu’il avait dû accomplir des tâches de gestion quotidiennes auprès de ses clients inférieures à sa qualification ».

L’employeur demandeur au pourvoi indiquait avoir confié au salarié une « mission de conseil patrimonial juridique et fiscal auprès des clients les plus fortunés de la banque (pour) s’occuper de l’intégralité des besoins de ses clients… sans modification de sa rémunération, de son poste et de sa classification », l’ensemble ne caractérisant selon lui ni les modifications du contrat ni un changement des conditions de travail.

L’arrêt d’appel est confirmé, la cour observant que « sans son accord (le salarié) a été contraint d’accomplir les tâches de gestion quotidiennes d’un niveau inférieur à sa qualification de sorte que ses responsabilités avaient été réduites… ».

Les juges se sont attachées à analyser les responsabilités du salarié au-delà du maintien de sa rémunération et qualification.

5. La sanction des pratiques frauduleuses de l’employeur [8].

Une Délégué Pharmaceutique commercialisant les produits pharmaceutiques pour différents laboratoires auprès des pharmacies prend acte de la rupture de son contrat de travail entre autres pour dissimulation d’emploi salarié, une partie de son salaire lui ayant été versée sous forme de chèques cadeaux et cadeaux non déclarés par son employeur.

Sans surprise, la Cour condamne l’employeur considérant « que la pratique de l’employeur apparait illicite et frauduleuse et (que) ce comportement fait participer la salariée à un système de dissimulation qui constitue un manquement suffisamment grave pour empêcher la poursuite du contrat de travail et justifié la prise d’acte de la salariée ».

L’employeur excipait que la salariée n’avait pas dénoncé ce procédé avant sa prise d’acte.

Peu importe pour la Cour d’Appel, qui constate que lorsque la salariée était embauchée

« elle ignorait qu’une part importante de sa rémunération serait versée sous cette forme car ce n’était pas mentionné au contrat. Le fait qu’elle n’ait pas dénoncé ce procédé plus tôt n’est pas de nature à retirer au fait le caractère de grande gravité. La salariée pouvait à juste titre invoquer un manque à gagner, ces chèques cadeaux permettant à la société de se soustraire à ses obligations sociales sur la rémunération versée à la salariée, dès lors que cette carence engendrait une diminution des cotisations de retraite et de chômage et, … un préjudice appréciable pour elle par la diminution de ses points de retraite et de ses éventuelles allocations de chômage ultérieures ».

6. La déloyauté de l’employeur qui met à l’écart son salarié empêche la poursuite du contrat de travail [9].

Voici enfin l’arrêt rendu par la Cour d’Appel de Versailles concernant un salarié Business Development Manager qui est mis à l’écart avant sa prise d’acte par l’employeur qui informe les collègues salariés et les clients du départ du salarié de l’entreprise et sollicite le transfert de ses dossiers en cours aux collègues.

La Cour juge que l’employeur a vidé de sa substance les fonctions du salarié et « a manqué gravement à ses obligations contractuelles et à ses obligations de loyauté et de bonne foi ».

En savoir plus sur la bonne foi contractuelle en droit du travail : La bonne foi en droit du travail : exécution et rupture du contrat de travail (II).

En 2022, les Juges restent donc tout autant vigilants mais également exigeants pour caractériser des manquements graves justifiant la prise d’acte du salarié : la prise d’acte est un outil juridique à manier avec moult précautions et la consultation préalable d’un Avocat spécialiste en droit du travail est fortement conseillée avant toute rupture de votre contrat de travail.

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com

[1Cass. Soc. 15 décembre 2021 n°19-20978.

[2CA Poitier 16 décembre 2021 RG n°19/03875.

[3CA de Paris Pôle 6 - Chambre 6, 12 janv. 2022 RG n°18/03369.

[4CA d’Aix en Provence 7 janvier 2022 RG n°18/05971.

[5CA de Renne 8ème chambre 7 janvier 2022 RG n°18/00113.

[6Cass. Soc. 15 décembre 2021 RG n°19-24122.

[7Cass. Soc. 5 janvier 2022 n°20-14934.

[8CA d’Orléans 16 décembre 2021 RG n°19/01696.

[9Cour d’Appel de Versailles 17ème chambre 5 décembre 2021 RG n°19/01691.