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Avocats et victimes d’erreur médicale face au dossier médical incomplet. Par Dimitri Philopoulos, Avocat.
Parution : mercredi 9 février 2022
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Les victimes d’erreur médicale prendront note d’un arrêt du Conseil d’Etat rendu le 1e février 2022 car il concerne la question délicate de l’absence des pièces du dossier médical.

Les victimes d’erreur médicale et leurs avocats en droit de la santé peuvent être confrontés à la situation délicate du dossier médical incomplet.

Par exemple, il peut s’agir d’une partie manquante de l’enregistrement du rythme cardiaque fœtal, d’une perte de la fiche d’anesthésie, d’une absence du compte rendu opératoire ou d’un examen d’imagerie médicale égaré.

Dans ces cas, la victime d’une faute médicale se pose souvent la question de savoir si la pièce qui manque traduit une volonté de soustraire des éléments de preuve à la Justice.

De son côté, l’avocat en droit médical est préoccupé par le traitement juridique du dossier médical incomplet.

Or, un arrêt du Conseil d’Etat rendu le 1e février 2022 revient sur cette difficulté [1].

Dans un premier temps, il est utile d’examiner la solution de son homologue judiciaire.

I. Jurisprudence du juge judiciaire.

La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur des pourvois relatifs au dossier médical incomplet.

Dans un arrêt de 2012 publié au Bulletin, la Cour de cassation a statué sur le pourvoi des parents de leur enfant mineure atteinte d’une infirmité motrice d’origine cérébrale (IMOC), appelée aussi paralysie cérébrale ( PC ) [2].

Les parents de la victime ont formé un pourvoi en cassation à l’encontre d’un arrêt d’une cour d’appel qui a rejeté leurs demandes tendant à engager la responsabilité d’un centre hospitalier privé ( venant aux droits d’une clinique ) en vue de l’indemnisation des graves séquelles de leur fille née par césarienne dans un état d’hypoxie avancée.

Dans une telle affaire, le tracé du rythme cardiaque fœtal permet aux experts et aux juges de se prononcer sur les manquements de la sage-femme et/ou du gynécologue obstétricien ainsi que sur le lien de causalité entre ces manquements et l’encéphalopathie anoxo-ischémique de l’enfant [3].

Selon l’arrêt de la cour d’appel, l’absence de tracé du rythme cardiaque fœtal ne permettait pas de connaître l’état fœtal au début du tracé. En outre, les enregistrements ultérieurs révélaient des ralentissements du rythme cardiaque fœtal avant l’apparition d’une bradycardie et d’une perte des oscillations. Le gynécologue obstétricien avait alors été appelé par la sage-femme et l’enfant est née par une césarienne.

Au visa notamment de l’article 1315 devenu l’article 1353 du Code civil, la Haute juridiction judiciaire casse cet arrêt et décide :

« Qu’en statuant ainsi, alors que, faute d’enregistrement du rythme fœtal pendant plusieurs minutes, il incombait à la clinique d’apporter la preuve qu’au cours de cette période, n’était survenu aucun événement nécessitant l’intervention du médecin obstétricien, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en violation des textes susvisés ; »

Les deux alinéas de l’article 1315 du Code civil (en vigueur à l’époque de la décision ) disposent que celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver (1e alinéa). Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation (2e alinéa).

Normalement, selon le premier alinéa de ce texte, la victime d’une erreur médicale qui réclame l’indemnisation du préjudice subi doit prouver la responsabilité de l’intervenant.

Par cet arrêt, la Cour de cassation a décidé qu’en l’absence de tracé du rythme cardiaque fœtal, c’est à la clinique de prouver l’absence d’événement qui nécessite l’intervention du gynécologue obstétricien.

Ce faisant, en cas d’absence de monitorage du rythme cardiaque fœtal pendant un accident d’accouchement, la Cour de cassation nous amène discrètement sur le terrain du deuxième alinéa du texte puisqu’elle énonce que la charge de la preuve pèse sur la clinique qui se prétend libérée de son obligation.

Deux ans plus tard, la Cour de cassation a examiné le cas d’une faute commise dans le cadre d’une naissance par forceps de Tarnier d’un enfant qui a conservé de graves séquelles psychomotrices en raison d’une hémorragie méningée avec céphalhématome [4].

La difficulté dans cette affaire était de déterminer si l’hémorragie était imputable au forceps pratiqué pour hâter la naissance de l’enfant.

La cour d’appel a rejeté la demande de dommages et intérêts des parents de cette victime atteinte d’une infirmité motrice cérébrale ( paralysie cérébrale ) malgré des omissions du dossier médical comme l’absence d’une radiographie du crâne.

Au visa de l’article 1315 devenu l’article 1353 du Code civil, la Haute juridiction judiciaire a décidé :

« Qu’en statuant ainsi, alors qu’en l’absence dans le dossier, par la faute du Docteur X..., d’éléments relatifs à l’état de santé et à la prise en charge du Docteur X... entre le moment sa naissance, où une hémorragie avait été constatée, et celui de son hospitalisation, il appartenait au médecin d’apporter la preuve des circonstances en vertu desquelles cette hospitalisation n’avait pas été plus précoce, un retard injustifié étant de nature à engager sa responsabilité, la cour d’appel a inversé la charge de la preuve
en violation des textes susvisés »
.

Par cet arrêt, la Cour de cassation a appliqué au gynécologue obstétricien la solution de son arrêt de 2012 relatif à un établissement privé de santé. Cependant, elle y ajoute une condition à savoir celle de la faute du médecin à l’origine de cette absence d’éléments du dossier médical.

Quatre ans plus tard, dans un arrêt publié au Bulletin, la Cour de cassation a examiné le pourvoi de la clinique et son assureur dans une affaire relative à un accouchement pratiqué par un gynécologue obstétricien y exerçant à titre libéral. Pour extraire l’enfant qui présentait des troubles du rythme cardiaque fœtal, le gynécologue obstétricien a utilisé de spatules de Thierry pour éviter une anoxie de l’enfant à naître ce qui a engendré un préjudice corporel de la mère [5].

La victime avait saisi la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux ( CCI ) qui avait rendu un avis positif selon lequel la clinique devait lui présenter une offre d’indemnisation. Cependant, après le refus de proposer une offre, L’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ( ONIAM ) s’est substitué à l’assureur défaillant d’où son recours subrogatoire objet dans cette affaire.

Dans son arrêt instructif, la Cour de cassation énonce :

« Mais attendu, d’abord, que les professionnels de santé et les établissements de santé engagent leur responsabilité en cas de faute, sur le fondement de l’article L. 1142-1, I, alinéa 1er, du code de la santé publique ; que, lorsqu’ils exercent leur activité à titre libéral, les premiers répondent personnellement des fautes qu’ils ont commises ; que les seconds engagent leur responsabilité en cas de perte d’un dossier médical dont la conservation leur incombe ; qu’une telle perte, qui caractérise un défaut d’organisation et de fonctionnement, place le patient ou ses ayants droit dans l’impossibilité d’accéder aux informations de santé concernant celui-ci et, le cas échéant, d’établir l’existence d’une faute dans sa prise en charge ; que, dès lors, elle conduit à inverser la charge de la preuve et à imposer à l’établissement de santé de démontrer que les soins prodigués ont été appropriés ;
Attendu, ensuite, que, lorsque l’établissement de santé n’a pas rapporté une telle preuve et que se trouve en cause un acte accompli par un praticien exerçant à titre libéral, la faute imputable à cet établissement fait perdre au patient la chance de prouver que la faute du praticien est à l’origine de l’entier dommage corporel subi ; que cette perte de chance est souverainement évaluée par les juges du fond ; »

La Haute juridiction décide ainsi que le praticien libéral répond de ses propres fautes mais qu’en cas de perte du dossier médical, l’établissement privé de santé engage sa responsabilité au titre d’un défaut d’organisation et de fonctionnement dans la conservation de celui-ci.

Comme la cour régulatrice l’énonce, la perte du dossier empêche le patient de prouver la faute et que dès lors elle conduit à inverser la charge de la preuve et à imposer à l’établissement de santé de démontrer que les soins prodigués ont été appropriés.

Lorsque l’établissement de santé ne rapporte pas une telle preuve et que se trouve en cause un acte accompli par un praticien exerçant à titre libéral, la faute dans la conservation du dossier médical s’analyse en une perte de chance dont l’importance est souverainement appréciée par les juges du fond.

II. Arrêt du Conseil d’Etat du 1e février 2022.

Dans l’affaire rapportée, lors les suites d’une colectomie, la victime a subi une péritonite généralisée consécutive à une rétractation de la colostomie ( confectionnée lors de cette intervention chirurgicale ) lui laissant des séquelles importantes [6].

Soit dit en passant que pour le Conseil d’Etat la péritonite généralisée de la victime était bel et bien une infection nosocomiale du seul fait que cette infection est survenue lors de la prise en charge de la victime au sein de l’établissement hospitalier car elle n’était ni présente ni en incubation au début de celle-ci et elle n’avait pas d’autre origine que cette prise en charge [7].

Quant au dossier médical incomplet, la Haute juridiction administrative a décidé :

« En jugeant, ainsi qu’il résulte des termes de l’arrêt attaqué, que l’incapacité de l’hôpital public à communiquer aux experts judiciaires l’intégralité du dossier médical de Monsieur B... n’était pas, en tant que telle, de nature à établir l’existence de manquements fautifs de l’établissement de santé dans la prise en charge du patient, la cour, à laquelle il appartenait en revanche, ainsi qu’elle y a procédé, de tenir compte de ce que le dossier médical était incomplet dans l’appréciation portée sur les éléments qui lui étaient soumis pour apprécier l’existence des fautes reprochées à l’établissement dans la prise en charge du patient, n’a pas commis d’erreur de droit. »

Bien que le dossier médical incomplet ne permette pas de présumer une faute de l’hôpital, le Conseil d’Etat précise que le juge du fond doit en tenir compte pour apprécier l’existence d’une faute.

En l’espèce, le second juge avait procédé à cette prise en compte dans l’appréciation de l’existence d’une faute médicale.

La solution pourrait paraître moins favorable que celle du juge judiciaire d’un renversement de la charge de la preuve.

En revanche, la solution du juge administratif présente l’avantage d’écarter les questions relatives à la charge de la preuve et de permettre au juge du fond de tenir compte directement du dossier médical incomplet afin de statuer avec souplesse sur la responsabilité de l’hôpital public.

Encore faut-il noter qu’une cour administrative d’appel a indemnisé la victime du préjudice moral subi en raison de la perte du dossier médical [8]

En tout état de cause, le plus souvent, les solutions des deux ordres de juridictions devraient conduire au même résultat relatif à l’indemnisation du préjudice subi par la victime d’un accident médical fautif.

Suivant l’arrêt rapporté du Conseil d’Etat, il est inutile de soustraire des éléments de preuve du dossier médical.

Le dossier médical incomplet peut même créer un risque pour l’établissement de santé (public ou privé) car dans une affaire autrement aléatoire il peut faire basculer le résultat juridique en faveur de la victime.

Ainsi, en vertu du droit positif devant les deux ordres de juridiction, les victimes d’erreur médicale et leurs avocats en droit de la santé ne devraient pas craindre le dossier médical incomplet.

Dimitri PHILOPOULOS Avocat à la Cour de Paris Docteur en médecine https://dimitriphilopoulos.com

[1CE, 5-6 CR, 01 février 2022, n° 440852.

[2Civ. 1e, 13 décembre 2012, pourvoi n° 11-27347.

[3Les victimes et leurs avocats en droit de la santé peuvent obtenir plus d’informations sur l’encéphalopathie hypoxo-ischémique, l’infirmité motrice cérébrale et les erreurs médicales pendant l’accouchement et la naissance à https://dimitriphilopoulos.com/

[4Civ. 1e, 9 avril 2014, pourvoi n° 13-14964.

[5Civ. 1e, 26 septembre 2018, pourvoi n° 17-20143.

[6CE, 5-6 CR, 01 février 2022, n° 440852.

[8CAA Lyon, 6e ch. 23 mars 2010, n° 07LY01554.