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Handicap : Nouvelle condamnation du dispositif français dit "anti-Perruche". Par Jonathan Sellam, Directeur juridique.
Parution : vendredi 5 août 2022
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Dans sa décision du 3 février 2022 la Cour Européenne a de nouveau reconnu la responsabilité de l’Etat français dans l’absence de diagnostic d’une maladie prénatale. Il s’agit d’une nouvelle condamnation du dispositif d’indemnisation très restrictif posé par la loi du 4 mars 2002 relative au droit des patients et applicable notamment par la codification de l’article L114-5 du Code de l’action sociale et des familles.
Ce dispositif ne peut s’appliquer aux enfants nés antérieurement à la promulgation de la loi, peu importe que l’action soit intentée postérieurement à son adoption.
Cette décision s’inscrit dans un contexte plus large de remise en cause de la politique du handicap en France.

CEDH, 5ème Section, N. M. et a. c/France, n°66328/14.

La politique du handicap est l’un des enjeux centraux de l’année qui s’achève. A titre d’exemple, l’adoption du décret du 15 février 2022 [1], n’a pas réellement suscité d’intérêt alors même qu’il limite de façon indirecte l’accès des enfants porteurs d’un handicap à l’école. Citons également l’adoption de l’amendement au projet de loi pouvoir d’achat relatif à la déconjugalisation de l’Allocation Adulte Handicapé, porté par l’opposition et pour l’application duquel le gouvernement a déjà fait valoir des délais et des difficultés de mise en œuvre.
Ces quelques exemples soulignent que la question du handicap, de sa reconnaissance, jusqu’ici parents pauvres des politiques publiques, semblent aujourd’hui obtenir une certaine visibilité.

La décision de la Cour EDH du 3 février 2022 N. M c/ France prononce une nouvelle condamnation du dispositif français d’indemnisation d’un enfant atteint d’un handicap non diagnostiqué durant la grossesse. L’intérêt de cette décision réside dans l’application dans le temps du dispositif « anti-Perruche ».

I – La loi du dite anti-Perruche retour sur une réponse législative discutable.

La présente analyse nécessite un rapide retour sur les étapes qui ont conduit à cette nouvelle condamnation.
La Cour de Strasbourg est de nouveau saisie du dispositif d’indemnisation issu de l’article L114-5 du Code de l’action sociale et des familles [2].

Le dispositif en cause visant à réduire, voire empêcher, toute indemnisation d’un handicap de naissance du fait d’une pathologie non décelée au moment des examens prénataux est née d’une volonté du législateur de mettre fin à un certain activisme jurisprudentiel.
La décision de Section du Conseil d’Etat Centre régional hospitalier de Nice de 1997 [3] en est la première étape. Le Conseil d’Etat propose une solution mesurée à l’issu d’un raisonnement en deux temps. En effet, après avoir rejeté l’indemnisation personnelle de l’enfant en l’absence d’une faute de l’établissement, le Juge du Palais Royal a toutefois reconnu le préjudicie subi par les parents du fait de la pathologie non décelée ouvrant un droit à réparation « au titre du préjudice matériel, les charges particulières, notamment en matière de soins et d’éducation spécialisée, qui découleront pour M. et Mme X... de l’infirmité de leur enfant », tout au long de la vie de celui-ci.
Dans les pas du Conseil d’Etat, la Cour de cassation dans sa formation la plus solennelle élargira cette situation en reconnaissant la faculté pour l’enfant né handicapé de demander directement réparation.
Ainsi, dans son célèbre arrêt Perruche [4] la Cour souligne que :

« dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X... avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, [l’enfant] peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ».

La Cour de cassation consacre une indemnisation intégrale des parents et de l’enfant du fait d’une pathologie non décelée. Le préjudice indemnisé est à la fois matériel et moral et s’entendant des charges découlant du trouble d’existence, né du handicap, tout au long de la vie. Dans une certaine mesure le juge judiciaire devient le juge des enfants nés handicapés à la suite d’un diagnostic mal posé ou d’une pathologie non décelée.

Pour mettre fin à ce risque pour les praticiens obstétriques et les services hospitaliers, le législateur adoptera successivement les lois du 4 mars 2002 [5] et du 11 février 2005 [6].

L’article 1er de la loi de 2002 vise à empêcher toute indemnisation d’un enfant né handicapé (que ce soit du préjudice lui même, ou des charges qui en découleraient) et réduit sensiblement le recours ouvert aux parents. Cette disposition qui deviendra l’article L114-5 du Code de l’action sociale et des familles codifie a minima la jurisprudence du Conseil d’Etat Centre régional hospitalier de Nice.

Quant à elle, la loi de 2005 pose une exception au principe de l’application de la loi seulement pour l’avenir en précisant que les dispositions citées sont « applicables aux instances en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi de 2002 ».
Le caractère éminemment injuste de cette disposition qui, dans une certaine mesure, consacre la double peine des familles [7], sera critiqué tant par la Cour européenne [8], que par les juridictions françaises comme une violation des principes de la Convention européenne.

C’est finalement le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 11 juin 2010, Mme Viviane L. [9], qui se fera l’écho de ces critiques en relevant que :

« ces dispositions sont relatives au droit d’agir en Justice de l’enfant né atteint d’un handicap, aux conditions d’engagement de la responsabilité des professionnels et établissements de santé à l’égard des parents, ainsi qu’aux préjudices indemnisables lorsque cette responsabilité est engagée ; que, si les motifs d’intérêt général précités pouvaient justifier que les nouvelles règles fussent rendues applicables aux instances à venir relatives aux situations juridiques nées antérieurement, ils ne pouvaient justifier des modifications aussi importantes aux droits des personnes qui avaient, antérieurement à cette date, engagé une procédure en vue d’obtenir la réparation de leur préjudice ».

Le Juge de l’Aile Montpensier condamne la disproportion de la mesure eu égard au but poursuivi par le législateur.
Au soulagement de cette abrogation succède une réponse jurisprudentielle discordante.

Le Conseil d’Etat [10] a retenu la date d’introduction de l’instance. Il applique le régime indemnitaire à toute instance introduite à compter du 4 mars 2002, date d’entrée en vigueur de la loi. Le juge du Quai de l’Horloge [11], pour sa part, s’est livré à une lecture plus large en considérant que seule la date de naissance de l’enfant compte, peu importe la date d’introduction de l’instance.

C’est dans ce contexte jurisprudentiel divergent que la Cour de Strasbourg va être saisie.

II – Une question d’application de loi dans le temps.

Dans la présente décision les requérants se tournent vers Strasbourg et contestent la décision du Conseil d’Etat estimant « avoir été privé d’un bien », en violation de l’article 1 du Protocole additionnel n°1. D’après les requérants l’atteinte aux biens se caractérise par l’espérance légitime de voir une créance indemnisée.
En l’espèce la Cour estime que :

« les requérants disposaient d’une créance s’analysant en une « valeur patrimoniale ». Examinant ensuite la manière dont cette créance aurait été traitée en droit interne sans l’intervention de la loi litigieuse, la Cour a estimé que, compte tenu de l’arrêt Quarez et de la jurisprudence constante établie depuis par les juridictions administratives en la matière, les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice, y compris les charges particulières découlant du handicap de leur enfant tout au long de sa vie » (point 45).

Emboitant le pas au Conseil constitutionnel et à la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’Homme parachève la mise à mal d’une partie du régime restrictif d’indemnisation.
Elle relève d’abord que l’existence d’une faute n’est pas contestée. Elle s’attarde sur la question centrale : la date du fait générateur.
La Cour relève que :

« en l’espèce la faute du centre hospitalier a conduit les requérants à croire que l’enfant conçu n’était pas atteint d’anomalie et que la grossesse pouvait être normalement menée à son terme, alors que les requérants avaient clairement manifesté leur volonté d’éviter le risque d’un accident génétique. La faute ainsi commise a dissuadé la requérante de pratiquer tout examen complémentaire qu’elle aurait pu faire dans la perspective d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique » (point 48).

Par ailleurs, s’agissant de la saisine du juge les requérants relèvent que leur enfant étant né le 30 décembre 2001, il leur était, compte tenu de la situation, impossible d’introduire une instance avant le 7 mars 2002.

La Cour de Strasbourg tranche la question de la date du fait générateur en soulignant que :

« compte tenu des principes de droit commun français et de la jurisprudence constante en matière de responsabilité selon lesquels la créance en réparation prend naissance dès la survenance du dommage qui en constitue le fait générateur […], les requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge de leur enfant handicapé dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de cet enfant » (point 49).

La Cour précise également, à l’image du Conseil constitutionnel que l’atteinte rétroactive constitue bien une violation de l’article 1er du Protocole n°1 à la Convention européenne, neutralisant la jurisprudence restrictive du Conseil d’Etat, qui ne reconnaissait que le préjudice moral des parents.

III – Le besoin de repenser la politique du handicap en France.

La décision de février de la Cour de Strasbourg – certes cohérente d’un point de vue jurisprudentiel – ne symbolise toutefois pas une étape vers la remise en cause de la politique du handicap en France. Sans nier l’importance de cette nouvelle condamnation il est important de rappeler que la Cour ne s’est prononcée que sur l’application dans le temps du dispositif d’indemnisation, déjà remis en cause partiellement par le Conseil constitutionnel.
A compter de la décision présentée, l’indemnisation du fait d’une erreur de diagnostic entrainant un handicap est désormais ouverte à toutes les naissances antérieures au 5 mars 2002. Cela concerne les seuls recours qui n’auraient pas encore été initiés. Pour les autres enfants atteints d’un handicap des suites d’une faute caractérisée ou d’une erreur de diagnostic l’indemnisation est exclue. La souplesse de certaines juridictions a conduit à la reconnaissance d’un préjudice indirect au profit des proches [12] d’un enfant porteur d’un handicap. Ainsi dans plusieurs décisions les juridictions ont reconnu les préjudices professionnel et moral subis par les parents [13], à défaut, pour l’enfant, lui-même, d’être indemnisé à titre personnel.

Pour expliquer la relative mesure de l’apport de la décision rappelons que, compte tenu de l’office de la Cour, celle-ci ne peut être saisie de moyens qui n’auraient pas été invoqués de façon substantielle devant les juridictions nationales (art. 35 Convention EDH). En l’espèce les violations prétendues aux articles 6 (droit à un procès équitable) et 8 (droit au respect à la vie privée et familiale) n’ont pas été soulevées de façon suffisamment précise (points 35 à 37 de la décision). Si ces moyens avaient été suffisamment exposés, la décision aurait sans doute eu une influence plus importante sur la politique du handicap en France.

Cette décision, comme la récente inquiétude relevée par le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies [14], s’inscrivent dans une réflexion plus large à mettre en oeuvre par les pouvoirs publics sur la politique du handicap en France.
Le handicap n’est pas seulement une question de solidarité nationale. Des enjeux tels que l’inclusion et les conditions d’accès relèvent d’une refonte du projet politique, en témoigne, l’ouverture du procès en appel des militants de l’association toulousaine Handi-Social [15], pour avoir bloqué les pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac et un TGV, sur la ligne Toulouse-Paris, afin de dénoncer le manque d’accessibilité à certains services.

Jonathan Sellam, Secrétaire général et Directeur juridique de l'Observatoire des politiques du handicap. https://www.observatoirehandicapmonde.com

[1Décret n° 2022-182 du 15 février 2022 relatif aux modalités de délivrance de l’autorisation d’instruction dans la famille, pris sur le fondement de la loi dite séparatisme, LOI n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.

[2Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance.
La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer.
Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale.

[3CE, Sect. 14 février 1997, Centre régional hospitalier de Nice c/ epx. Quarez, n°133238.

[4CCass, Ass Plen, 17 novembre 2000, n°99-13.701.

[5LOI n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé art.1 : I. - Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer.
Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale.
Les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation.
II. - Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale.

[6LOI n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

[7La naissance d’un enfant en situation de handicap qui aurait pu être évitée et l’impossibilité de voir reconnaître un tel préjudice en l’absence d’une faute caractérisée.

[82 décisions de Grande chambre du 6 octobre 2005 : Maurice c./France (n°11810/03) et Draon c./France (n°1513/03).

[9Conseil Constitutionnel, 11 juin 2010, n°2020-2QPC.

[10CE Ass., 13 mai 2011, n°329290

[11CCass. 1ère civ., 8 juillet 2008, n°07-12.159.

[13CAA de Lyon, 6ème chambre, 30 novembre 2021, n°20LY00877 et CA Douai, 3 ème chambre, 21 décembre 2017, n°13/6364.

[15O. MAURIN, « Procès en appel des activistes d’Handi-Social : suites et délibéré le 27 octobre 22 », 18 juillet 2022, site de l’association Handi-Social (www.handi-social.fr).